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On sort les dossiers

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Chaque semaine, Fabrice alias le Stagirite porte un regard décalé sur l'actualité et les stratégies de communication des puissants. L'ironie n'empêchant pas l'analyse rigoureuse.

Gardez votre charité et vos médailles, rendez l'ISF

Les dernières semaines furent riches en propositions pour sortir de la crise sanitaire, affronter la crise économique et récompenser les soignants. Dirigeants et dominants auraient-ils pris conscience qu'il fallait rompre avec les politiques de régression sociale menées depuis des décennies ? Voici certaines de ces idées.

Soucieuse du sort des plus démunis, la députée LREM Christine Hennion propose d’assouplir la règle des 100km pour les propriétaires de résidences secondaires. Les 90% de français qui n’en ont pas se diront sans doute qu’il s’agirait d’un passe-droit - incapables d’entendre les angoisses des propriétaires empêchés d’aller tondre leur pelouse.

Pour récompenser symboliquement les personnels en première ligne pendant la vague épidémique, le gouvernement promet généreusement médailles et invitation à participer au défilé du 14 Juillet, suscitant la réaction cinglante du collectif Inter-Urgences “Une médaille, un défilé, une tape dans le dos… Un susucre pour les plus dociles…” et laissant la profession déconcertée. À quoi Macron a pu répondre : “[la médaille de l’engagement] si vous ne la voulez pas, ne la prenez pas !”.

Plus concrètement, une prime sera versée à tous les personnels en première ligne (soignants, personnels d'EHPAD, militaires), enfin presque. Il est permis de se demander si cela compensera toutes leurs heures supplémentaires non payées et autres congés non pris, ainsi que l’écart entre le niveau des salaires des soignants français et celui de la moyenne de l’OCDE. On pourra aussi noter l’ironie qu’il y a à saluer le travail des soignants en leur versant une prime exonérée de cotisations sociales, quand ces dernières sont le fondement même du financement de notre système de santé par la socialisation des salaires.

S’ajoutent à ces récompenses une multitude de contributions pour soutenir les soignants : bons d’essence distribués par Total, vacances offertes ou dons de jours de congés.

Certes, primes et cadeaux sont toujours bons à prendre, mais il ne faudrait pas non plus réduire les soignants à de simples agents économiques uniquement préoccupés par la rétribution de leur travail individuel. Ce serait nier qu'ils revendiquent aussi de pouvoir faire du bon travail dans de bonnes conditions. Bref, ils ne se battent pas seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour le bon fonctionnement de l'hôpital. Hôpital où tout doit être repensé : budget, organisation, salaires, relations avec le secteur privé et la médecine libérale...

C’est justement dans cette perspective que le gouvernement a lancé une grande concertation : le Ségur de la santé. Mais choisir Nicole Notat pour le coordonner envoie un bien mauvais signal (elle avait par exemple soutenu le plan Juppé de 1995 - plan mettant en place un certain nombre d’éléments dont l’hôpital souffre aujourd’hui).

De même, nommer (lui attribuer une nouvelle mission, en fait) Laurent Pietraszewski au poste de secrétaire d'Etat à la protection de la santé des salariés contre l'épidémie est de mauvais augure (c’est lui qui avait remplacé Jean-Paul Delevoye pour piloter la réforme des retraites).

Aux annonces des pouvoirs publics et aux initiatives d’acteurs privés s’ajoutent enfin les concerts de charité et autres appels en chanson de vedettes du showbiz pour collecter des dons afin de soutenir l’hôpital ou les soignants : “Et demain ?”, “Les gens du secours”, etc. On pourrait ironiser sur l’hypocrisie de ces initiatives caritatives. On se souvient par exemple de Florent Pagny expliquant fièrement ses plans d’exil fiscal, et affichant sa condescendance pour les Gilets Jaunes, ou encore d’Alain Souchon se répandant sur le talent de d’Emmanuel Macron. Certaines de ces vedettes ont donc beau jeu de nous demander de donner de l’argent pour sauver l’hôpital quand le reste du temps ils soutiennent ceux qui le dépouillent.

Bien sûr, il ne s’agit pas de critiquer les simples citoyens qui ont bien compris l'urgence de la crise et se sont d’ailleurs souvent mobilisés spontanément (dons, entraide, bénévolat, confection de masques, etc.). Mais il faut prendre garde à ce que l'élan de solidarité ne soit pas utilisé comme cache-misère des carences de l'Etat. En effet, quand l’Etat privilégie les intérêts des plus riches, se privant des moyens d'assurer ses missions de services publics, est-il juste de demander aux citoyens d’assurer ces fonctions à sa place ?

Ce n’est pas un hasard si le débat sur le retour de l’ISF s’est ravivé à l’occasion de cette crise, comme l’illustrent les déclarations par médias interposés de Bruno Lemaire (“pure démagogie !”) et d’Esther Duflo, Prix de la Banque de Suède en sciences économiques (cet impôt “n’aurait jamais dû être aboli”).

Ce qu'on ne prend plus par l'impôt, et ce que qu'on n'exige plus par la loi, on en est réduit le demander poliment aux plus riches ou aux grandes entreprises… et à attendre patiemment leur réponse. Voir la séquence lunaire entre le commissaire européen Thierry Breton adressant ses injonctions au patron de Facebook Mark Zuckerberg.

C’est bien l’élément commun qui se dégage de tous ces faits : le passage de la logique de l’impôt, de la loi, et de la solidarité entre les travailleurs par les cotisations sociales, à la logique de la philanthropie des fondations et des grandes entreprises, de la générosité individuelle des petits donateurs, et des primes sans cotisation sociale.

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On pourrait rétorquer que ce n’est pas un problème, dès lors que les fonctions sociales restent assurées. Et pourtant il est bien différent de s'en remettre au bon vouloir des puissants au lieu d'organiser la répartition des richesses par la loi. C'est une question de pouvoir et de démocratie. Le modèle philanthropique prive les citoyens d’un traitement politique des maux sociaux, c’est-à-dire la mise en commun des ressources, et un débat public sur leur allocation. L’économiste Julia Cagé le note :

ils [les plus fortunés] commencent par échapper à l’impôt commun, puis quand ils décident seuls de la meilleure façon d’allouer leurs millions, l’État subventionne leurs préférences – le plus souvent politiques –, prenant à sa charge jusqu’au deux tiers de leurs dépenses. N’est-il pas temps d’ouvrir les yeux ?

Logique d’autant plus pernicieuse que l’on sait que, souvent, ces grandes fortunes philanthropes ne font que chercher à réduire les maux provoqués par des politiques et des systèmes qu’elles ont elles-mêmes activement soutenus.

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On peut se demander si la crise que nous traversons ne risque pas de servir d'occasion et de prétexte à accélérer le programme de substitution d'une logique de solidarité politique et sociale par une logique de charité et de philanthropie. Et, comme le rappelle le juriste Alain Supiot,

À la différence de la charité (ou de son avatar contemporain, le care), la solidarité ne divise donc pas le monde entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent : tous doivent contribuer au régime selon leurs capacités, et tous ont le droit d’en bénéficier selon leurs besoins. Expression de l’égale dignité des êtres humains, l’organisation de la solidarité est un frein à l’extension de la logique marchande à toutes les activités humaines. C’est pourquoi elle est depuis trente ans la cible privilégiée des politiques néolibérales.

Parce qu'ici on ne reproche pas seulement aux riches d'être cupides ou pingres mais surtout de refuser de subordonner leur générosité à une quelconque volonté collective. Or en République, nul ne peut s'affranchir de la règle commune. Et si, comme le constate - dépité - Gabriel Attal, les milliardaires ne donnent pas assez, alors il faudra leur prendre.

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