Trump, l’affaire Epstein et l’Antichrist
Historien, Joël Schnapp a publié Chroniques de l'Antichrist : Crises et apocalypses au XXIe siècle (Piranha éditions) et Prophéties de fin du monde et peur des Turcs au XVe siècle : Ottomans, Antichrist, Apocalypse (éd. Classiques Garnier).
Lors de sa campagne électorale victorieuse et au cours des premiers mois de son second mandat de président, Donald Trump a fait un usage massif de la rhétorique eschatologique, c'est-à-dire centrée sur des croyances relatives à la Fin des temps, pour mieux mobiliser les chrétiens évangéliques qui forment une partie importante de sa base sociale. Cette arme religieuse, cependant, est peut-être à double tranchant. Alors qu'il rencontre de plus en plus de difficultés de tous ordres, celui qui a promis l'avènement d'un nouvel Âge d'or pourrait bien voir l'idéologie millénariste de l'extrême-droite chrétienne et complotiste se retourner contre lui. Les ambiguïtés de Trump dans l'affaire Epstein favorisent ce qui apparaît comme le début d'un retournement. Analyse, pour Le Média, par l'historien Joël Schnapp, spécialiste du millénarisme chrétien.
Dans un article au vitriol intitulé « En cent jours, Trump a détruit le trumpisme », paru dans The Guardian le 30 avril 2025, le journaliste Sidney Blumenthal menait déjà la charge contre Donald Trump. Chercher à « régler des problèmes qui n’existent pas en usant de politiques qui ne fonctionnent pas », c’était courir à l’échec, assénait-il. Rappelant par le menu les échecs du premier mandat et ceux déjà avérés du mandat en cours, sur les plans tant économique et financier que migratoire, Blumenthal présentait le président Trump, avec un brio non dénué de virulence, comme un incompétent récidiviste. On pouvait alors se dire qu’il exagérait quelque peu. Quelques mois plus tard, il est tentant de revenir sur cette première impression.
Les difficultés s’accroissent constamment pour Trump, à tel point qu’on peut se demander s’il sera en mesure de terminer son mandat normalement. La question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’il a beaucoup usé tout au long de sa campagne, puis dans les mois qui ont suivi son élection, d’une rhétorique eschatologique qui menace désormais de se retourner contre lui.
Trump en grandes difficultés
Depuis l’été dernier, les critiques n’ont cessé de se multiplier et ont même gagné les médias mainstream. En juillet, Newsweek avançait qu’après six mois, on ne pouvait déjà plus faire le compte des échecs de Trump. En août, le think tank Lowy Institute tentait de rassurer les Américains et titrait : « Non, la méthode de Trump n’est pas folle ». En septembre, CNN évoquait l’échec embarrassant du président en Ukraine. En novembre, dans une interview à Politico, l’économiste Mariana Mazuccato critiquait vertement la politique économique de la nouvelle administration. Les mesures décidées par le gouvernement manqueraient de cohérence et ne permettraient pas de mettre en place « une véritable politique industrielle » ; le capitalisme favorisé par Trump ne serait qu’un capitalisme de connivence. À son tour, le Washington Monthly titrait peu après que « Les échecs politiques de Trump sont encore pires que ce qu’on imagine ». L’auteur de l’article pointait du doigt non seulement le fiasco de la lutte contre la drogue en Amérique Latine, mais aussi le manque de moyens en matière de sécurité nationale : de trop nombreux agents de la sécurité intérieure se sont vu assigner des tâches de répression de l’immigration, ce qui mettrait le pays en péril. N’en jetez plus ! Les critiques sont si nombreuses qu’il est impossible d’en faire un relevé exhaustif. À ce stade, rien ne semble venir les tempérer.
On peut se demander si le retournement de l’opinion chrétienne n’est pas en cours
Conséquence naturelle et attendue de ces échecs en série, les élections partielles qui se sont succédées ont révélé un recul massif des Républicains et du mouvement MAGA (Make America Great Again, « Rendons à l’Amérique sa grandeur »). Après une longue campagne de calomnies pour diaboliser le candidat socialiste Zohran Mamdani à New York, les supporters de Trump ont tenté de minimiser sa victoire : après tout, New York n’est-elle pas démocrate depuis toujours ? Il ne s’agirait donc pas vraiment d’une défaite. Si un raisonnement plus ou moins identique a pu être tenu pour la ville de Seattle, où le maire démocrate a été battu par une candidate socialiste, Katie Wilson, il est difficile de masquer l’ampleur des autres défaites, sur des postes de gouverneurs notamment, avec l’élection de la démocrate Mikie Sherill dans le New Jersey ou celle d’Abigail Spanberger en Virginie, elle aussi démocrate mais surtout la première femme à exercer cette fonction. Et c’est certainement le dernier échec en date qui doit donner le plus de sueurs froides aux Républicains : après vingt-huit ans, la ville de Miami est repassée aux mains des démocrates avec l’élection d’Eileen Higgins.
Certes, il ne s’agit ici que d’élections partielles et le taux de participation y est généralement plus bas que lors des élections nationales (à Miami, seuls 20% des électeurs se sont déplacés). Mais ces résultats ne présagent rien de bon pour le président et ses supporters.
L’usage massif de l’eschatologie : une stratégie risquée
Depuis le début de son deuxième mandat, la stratégie de rechristianisation du président est évidente, en conformité avec les attentes des leaders de la droite chrétienne depuis les années 1980. S’il est vrai qu’à chaque difficulté, Trump convoque immédiatement le thème de la grandeur inhérent au programme MAGA (suscitant au passage d’hilarants pastiches, comme ceux du fameux Trump Translator de l’humoriste Matt King ), il recourt également de manière systématique au registre de l’eschatologie, c’est-à-dire l’idéologie religieuse centrée sur l’approche de la Fin des temps. Depuis sa prise de fonction, il ne se passe guère un jour sans que le président mentionne le retour aux États-Unis du Golden Age, le mythique « Âge d’or ». En novembre 2025, il répétait encore lors d’un rassemblement de franchisés MacDonald que l’Amérique vivrait actuellement un âge d’or, puisque « nous faisons mieux que nous n’avons jamais fait en tant que pays ». La référence implicite au millénium (c’est-à-dire à l’ouverture d’une période de mille ans de bonheur préalable à l’Apocalypse) cher à certains chrétiens évangéliques, surtout pentecôtistes et charismatiques, ne fait guère de doute. En dépit de ses résultats au mieux médiocres, les partisans du président se sont toujours démenés pour le faire apparaître comme un Sauveur ultime de la Fin des temps. Selon le pasteur texan John Hagee, qui avait bruyamment manifesté son soutien à Trump au cours du premier mandat, le milliardaire serait l’ultime rempart contre la venue d’un Antichrist en provenance de l’Ouest. Depuis le début du deuxième mandat, la situation est plus ou moins inchangée aux yeux des évangéliques qui ont toujours voulu voir en lui un nouveau Cyrus ou un nouveau David – à ceci près que certains le comparent désormais à Jéhu, le roi biblique qui a restauré le royaume d’Israël.
Comme je le soulignais il y a quelques mois dans Le Monde des Religions, un risque inhérent à la rhétorique eschatologique réside dans la possibilité de son retournement. Dans le contexte de bouillonnement religieux aux États-Unis, vouloir incarner le Sauveur de l’humanité est un pari dangereux. Si les résultats ne viennent pas confirmer les attentes, le Sauveur peut passer finalement pour un faux-prophète, un antichrist, voire l’Antichrist final. De nombreux présidents ont été la cible de ce genre d’accusations durant leurs mandats, en particulier les démocrates Franklin D. Roosevelt (président de 1932 à 1944) et Barak Obama (2008-2016)1.
Dans le cas de Trump, on peut justement se demander si le retournement de l’opinion chrétienne n’est pas en cours. Que les non-initiés n’y voient rien, c’est une évidence. Mais pour de nombreux évangéliques, certains mots, certaines images servent de dog whistle, de langage codé qui renvoie à des références bibliques spécifiques .
Certains propos de Marjorie Taylor Greene, élue de l’État de Géorgie à la Chambre des représentants, charrient par exemple des allusions eschatologiques difficilement contestables. Après des mois de tension, la rupture de cette personnalité de l’extrême-droite chrétienne avec Trump a été complète. Ce dernier n’a pas hésité à traiter son ancienne supporter de cinglée (« wacky Marjorie ») puis à la présenter en traître avec un jeu sur son nom, changé en « Marjorie Traitor Greene ». L’intéressée a répliqué de manière assez surprenante en annonçant sa démission pour le début janvier 2026. Surtout, elle a affirmé qu’elle ne vénérait ni ne servait Trump. Au-delà de l’expression d’indépendance, le verbe « worship » qu’elle a ainsi utilisé doit résonner étrangement aux oreilles des évangéliques : n’est-il pas généralement réservé au culte, à la vénération rendue à Dieu ? N’est-ce pas, d’ailleurs, le terme utilisé au chapitre 13,8 de l’Apocalypse de Jean, le livre qui clotûre l’Ancien Testament en décrivant la Fin des temps, lorsqu’il est question du règne de la Bête (« tous les habitants de la terre vénéreront la Bête »), – sachant que les Bêtes de l’Apocalypse sont habituellement invoquées pour désigner l’Antichrist ? Si ce dernier mot n’a pas été prononcé par Marjorie Taylor Green, cette dernière n’en a pas moins joué, de toute évidence, avec la référence biblique.
Autre défection majeure, celle de Tucker Carlson. L’ancien commentateur de Fox News a toujours eu une relation difficile avec Donald Trump. L’un et l’autres s’étaient cependant réconciliés tant bien que mal à Mar-a-Lago, la demeure de Trump en Floride, au cours de l’été 2024. Mais après la victoire à l’élection présidentielle de novembre suivant, leur relation a recommencé à se fissurer. En juin 2025, Tucker Carlson a reproché au président de ne pas avoir laissé de côté les affaires du Proche-Orient pour se concentrer sur l’Amérique comme il l’avait pourtant annoncé. En désaccord sur la question iranienne, Carlson a également accusé Trump de prendre part à des actes de guerre en Israël, sortie qui lui a valu une bordée d’insultes de la part du président. Mais c’est surtout en octobre dernier que la querelle a changé de nature, puisque Carlson s’est lancé dans une polémique à caractère religieux.
Lors d’une émission où il recevait le nationaliste antisémite Nick Fuentes, Tucker Carlson a déclaré que « le sionisme chrétien est une hérésie ».
Lors d’une émission où il recevait le nationaliste antisémite Nick Fuentes, Carlson a en effet affirmé que « le sionisme chrétien est une hérésie ». La thèse est osée, quand on sait que le gros de l’électorat de Trump est évangélique et que le sionisme chrétien fait partie des fondamentaux de ce mouvement chrétien depuis les années 18802 ! En outre, le terme d’hérésie ne peut que choquer : l’hérétique, étymologiquement, c’est celui qui choisit une autre doctrine que la doctrine vraie ; c’est par conséquent celui qui ment, ou qui nie la divinité du Père et du Fils. Quiconque un peu versé dans les Écritures peut voir dans la déclaration de Carlson une référence à ce passage de la Première Lettre de Jean : « Qui est menteur, sinon celui qui nie que Jésus est le Christ ? Celui-là est l'antichrist, qui nie le Père et le Fils. Quiconque nie le Fils n'a pas non plus le Père; quiconque confesse le Fils a aussi le Père » (1 Jean 2, 22-23).
En usant du terme « hérésie », dans l’atmosphère d’ébullition apocalyptique actuelle, Tucker Carlson semble donc assimiler Trump à l’Antichrist ou du moins à ses précurseurs.
Affaire Epstein, complotisme et eschatologie
Or, une autre menace pèse lourdement sur Trump à l’heure actuelle. Il s’agit des développements de l’affaire Epstein.
Cette sordide affaire, qui mêle abus sexuels sur mineurs, viols et esclavage, a fait un bruit considérable ces dernières années. QAnon (mouvance conspirationniste) et d’autres réseaux de la droite extrême s’en sont emparés et de multiples théories du complot ont fleuri sur les réseaux, avec pour carburant la mort suspecte de Jeffrey Epstein en prison (août 2019). Nombreux ont été ceux qui ont refusé de croire au suicide. On a pu entendre ou lire un peu partout sur internet des discours enflammés sur la corruption des élites.
Pendant un moment, l’affaire a servi les intérêts de Trump. Selon ses partisans, tous ses opposants, démocrates, journalistes, chanteurs, cinéastes d’Hollywood, etc., étaient supposément impliqués dans le vaste complot pédo-criminel orchestré par Epstein. Seul le milliardaire devenu président, affirmaient les partisans de la mouvance MAGA, était susceptible de restaurer les vraies valeurs morales aux États-Unis. Tout cela ne faisait que conforter la thèse de l’écrivain italien Umberto Eco selon laquelle l’obsession du complot est un élément essentiel de l’« Ur-fascisme » (c’est-à-dire « le fascisme primitif et éternel »)3, mais ni Trump ni ses partisans, évidemment, ne se sont inquiétés de cet aspect.
Une fois l’élection présidentielle gagnée, cependant, la volte-face a été impressionnante. Trump s’est en effet montré réticent à l’idée de rendre publique l’intégralité des documents de l’affaire comme il l’avait pourtant promis. La polémique a gonflé et de nombreux analystes en sont arrivés à mettre en doute la supposée rupture des relations entre le président et le prédateur sexuel. Ce n’est que tout récemment que Trump a cédé sous la pression. La justice a finalement ordonné, il y a quelques jours, la déclassification et la publication des archives Epstein.
À première vue, la menace semble d’une nature très différente de celle liée au retournement du discours eschatologique. Quel lien entre des théories complotistes autour d’un grand scandale sexuel et l’attente de la Fin des temps ? À y regarder de plus près, cependant, les deux menaces apparaissent de nature similaire. Complotisme et eschatologie présentent de nombreux points communs.
Si l’on se réfère à la tradition de l’Antichrist, celle qui remonte aux écrits d’un moine du Moyen Âge dénommé Adson de Montier-en-Der, on peut être tenté d’y voir une mythologie proche de la théorie du complot. L’Ennemi ultime, fruit de l’union d’une prostituée et du Diable, est censé naître à Babylone, une cité imaginaire qui symbolise la corruption. Puis il doit être élevé par des mages et des enchanteurs dans les villes maudites de Bethsaïde et Corozaïm. Par la suite, quand il arrivera à Jérusalem, il se fera passer pour le Christ et les Juifs l’accueilleront comme le Messie. Puis il accomplira de faux-miracles et des prodiges mensongers. Il persécutera les justes, notamment les « deux témoins » qui prêcheront contre lui, et il corrompra les autres. C’est finalement Jésus (ou l’archange Michel) qui mettra fin à son règne4. Ce mythe de l’Antichrist repose sur le mystère, les tromperies, le mensonge et l’imposture – qui sont les ressorts habituels des théories du complot. De fait, on pourrait voir dans une telle légende celle d’un complot contre Dieu5.
Quand on s’intéresse plus précisément à l’affaire Epstein, on est immédiatement frappé par l’évidence : complotisme et théologie vont de pair ! Le scénario, en effet, apparaît identique. Pour résumer à grands traits : Trump a toujours voulu apparaître comme un sauveur, mais, ce faisant, il a pris le risque de passer, en cas d’échec, pour l’Antichrist, cet être impie qui doit régner sur le monde pendant un temps avant d’être abattu par le Christ. De la même façon, Trump a fait campagne en se présentant comme le fléau des élites corrompues et pédophiles compromises avec un terrible prédateur sexuel… et si son nom venait à apparaître dans le dossier Epstein, il pourrait être lui-même assimilé à ces élites honnies.
On peut aller plus loin encore, car les défections qui ont eu lieu ces derniers temps dans le camp républicain ont mélangé joyeusement religion et complotisme. Au plus fort de sa querelle avec Trump, en juin 2025, Elon Musk a opté pour l’attaque frontale. Si le mot d’« abomination » employé par Musk pour désigner la One Big Beautiful Bill (loi de réconciliation budgétaire adoptée par Trump) sonne un peu suspect, puisqu’il peut renvoyer au livre biblique de Daniel, il n’implique pas nécessairement un sous-texte eschatologique. Il en va autrement de la référence à l’affaire Epstein faite par le même Musk. Si les dossiers n’étaient pas publiés, disait-il en substance, c’était parce que leur contenu compromettait Trump lui-même. L’accusation a fait long feu, puisque le tweet qui la lançait a été retiré par son auteur le lendemain. Il n’empêche, le mal était fait, et l’affaire Epstein a manifestement contribué à la défection d’un des plus éminents soutiens du président.
Marjorie Taylor Greene, la représentante de l’État de Géorgie, n’a pas été en reste. Comme on l’a vu, elle a semblé d’abord insinuer un lien entre Trump et l’Antichrist. Mais son grand cheval de bataille est devenu l’affaire Epstein. En novembre 2025, elle a expliqué que sa brouille avec le président trouvait son origine dans cette affaire. Pendant des mois, elle a contribué à la campagne pour obtenir la publication du dossier et critiqué les atermoiements de la présidence. Ces derniers jours, alors que même que la rupture avec le président est actée, elle est encore intervenue pour dire qu’elle ne croirait à la publication des dossiers que losqu’elle les verrait – manière de mettre à nouveau la pression sur l’administration républicaine . Indéniablement, Marjorie Taylor Greene joue sur le double registre de l’eschatologie et du complotisme. De son côté le milliardaire libertarien Peter Thiel – qui a consacré quatre conférences à l’Antichrist biblique – semble plutôt persuadé, dans une perspective complotiste, que l’Antichrist sera un « luddite qui veut mettre fin à toute science » (les luddites étaient des ouvriers anglais opposés à l’usage des machines dans le secteur textile au début du XIXe siècle). Mais il n'écarte pas pour autant une autre hypothèse, puisqu’il n’hésite pas à affirmer ceci : « Si vous êtes prêt, de manière sincère, rationnelle et raisonnée, à affirmer que Trump est l’Antichrist, je vous écouterai ».
Ce mélange constant de théorie du complot et d’eschatologie n’est pas vraiment surprenant au vu de l’histoire récente des États-Unis. Le pays a été, ces dernières années, une sorte de laboratoire politico-religieux. De nombreuses théories, souvent issues de milieux pentecôtistes, y ont ainsi vu le jour.
Le « mandat des Sept Montagnes », par exemple, est est mot d’ordre apparu dans les années 2000 sous l’impulsion de Lance Wallnau et s’est largement diffusé dans le pays. Il s’agit d’influencer « les sphères de la religion, de l’éducation, de l’économie, de la politique, des arts et spectacles, des médias et de la famille »6. De la même façon, le dominionisme (doctrine qui prône la prise de contrôle du gouvernement par les croyants) et le nationalisme chrétien ont considérablement progressé dans l’opinion7. De nombreux analystes, en outre, considèrent depuis longtemps que la mouvance Qanon, avec son mélange détonnant de complotisme et de théologie, peut être vue comme une nouvelle religion8. Quoi qu’il en soit, la propagation massive de théories du complot imprégnées de tradition eschatologique prend désormais des proportions très inquiétantes et le risque de voir l’opinion se retourner contre un président qui en a fait un usage intensif s’accroît de jour en jour.
Un cas particulièrement marquant : la défection de Bryce Mitchell
On arguera peut-être qu’une telle analyse repose un peu trop sur des allusions, sur de l’implicite, sur l’identification de tropes. Qu’à cela ne tienne ! Une vidéo récente vient illustrer à merveille l’idée d’une convergence, voire d’une fusion, de l’eschatologie et du complotisme. Il s’agit d’un post Instagram daté de la fin du mois d’octobre dernier. L’auteur, Bryce Mitchell, n’est pas vraiment un inconnu. Ce trentenaire dispose d’une certaine surface médiatique, puisqu’à côté de son métier d’éleveur de bœufs en Arkansas, c’est un professionnel de MMA, un sport de combat ultra-violent qui combine les divers arts martiaux. Mitchell a plusieurs fois défrayé la chronique auparavant, en affirmant notamment qu’Hitler était un brave type avant de se rétracter assez piteusement.
Dans cette vidéo destinée à ses fans, le combattant commence avec virulence : « Je ne soutiens plus Donald Trump, je ne l’aime pas, je pense qu’il est un leader corrompu ». La première raison de ce désamour, affirme-t-il, c’est précisément qu’il n’a pas publié le dossier Epstein. Se référant à la politique internationale, Mitchell stigmatise aussi les interventions diplomatiques et militaires en Israël et en Ukraine en accusant Trump de « mettre l’Amérique en dernier » (« put America last », par opposition, bien entendu, avec le slogan de campagne « America first », « L’Amérique d’abord »). Il se raidit encore à propos de la politique agricole et du prix du bœuf (lui-même, on l’a dit, étant éleveur).
Puis le ton change. Mitchell en vient à déclarer qu’il a été idiot, que Trump l’a trompé. Il s’agite, s’avance vers la caméra, fait grogner son chien. Pour mieux faire comprendre la gravité de la situation, il demande alors à ses spectateurs de se reporter au chapitre 13, 3 de l’Apocalypse (« Et je vis l'une de ses têtes comme blessée à mort ; mais sa blessure mortelle fut guérie. Et toute la terre était dans l'admiration derrière la bête »). Trump se trouve ouvertement désigné comme l’Antichrist avec une allusion à la tête de la Bête qui a été miraculeusement guérie. Référence transparente : il s’agit de la tentative d’assassinat à Butler, en Pennsylvanie, pendant la campagne présidentielle, où Trump avait été touché à la tête. Pour finir, Mitchell annonce qu’on est entré dans la Grande Tribulation et que le signe de la Bête sera présent dans quarante-deux mois. Et de conclure : « Trump c’est fini, il est parti, il est compromis, il est là-bas dehors avec le reste des pédophiles ». La vidéo s’achève néanmoins sur une note de nostalgie : « c’est un bon acteur, dit Mitchell, et il m’a trompé pendant très longtemps ».
On retrouve dans les quelques minutes de cette vidéo tous les éléments mis au jour plus haut : le complotisme, avec l’affaire Epstein, l’eschatologie, avec une référence originale à l’Apocalypse. Surtout, on voit parfaitement s’effectuer un double retournement. Alors que Trump s’est servi de l’affaire Epstein, il est désormais du côté des pédophiles ; alors que l’on a cru en lui, il s’est révélé être l’Antichrist. Dans les deux cas, tromperie et dissimulation ont été à l’œuvre. Sur Instagram, cette capsule a été vue près de soixante-dix mille fois, et partagée près de deux mille six cents fois. Ce n’est pas énorme, mais c’est déjà beaucoup – d’autant plus que de nombreux médias nationaux, comme Yahoo, Fox News et MSN, ont diffusé et commenté et cette publication. Mitchell a ainsi bénéficié de facto d’une immense publicité, laquelle a sans doute écorné le prestige du président auprès de la fraction la plus religieuse de son électorat.
Même si la prise de position de Mitchell est unique en son genre pour le moment, elle est symptomatique du risque accru de retournement de l’opinion. Pour Trump, le danger s’est dédoublé – voire pire. La publication des dossiers Epstein constitue d’autant plus une épée de Damoclès que pour de nombreux évangéliques, l’affaire a pris un tour eschatologique. On pourrait s’en réjouir, peut-être même s’en amuser. Si la crise s’accentuait, si d’autres voix venaient se mêler à celle de Mitchell, Trump pourrait être contraint à la démission.
Rien n’est moins sûr, cependant, et l’envie de rire pourrait passer rapidement : une crise de ce type pourrait en effet bénéficier à la frange la plus radicale de la mouvance MAGA, celle de Nick Fuentes et d’America First. On pourrait alors être confronté à une véritable dérive nazie, sur le modèle du célèbre roman d’anticipation de Philip K. Dick, Le Maître du Haut-Château. C’est d’ailleurs là où va la préférence de Bryce Mitchell. Quand un des supporters lui demande, dans le fil de discussion sous sa vidéo, s’il soutient Nick Fuentes, la réponse fuse : « C'est mon frère ». ●●
1. Pour Roosevelt et l’Antichrist, voir Matthew Avery Sutton, Was FDR the Antichrist ? The Birth of Fundamentalist Antiliberalism in a Global Age’, The Journal of American History, 98/4, 2012, p.1052-1074. Pour Barak Obama, voir Amarnath Amarasingam, ‘Baracknophobia and the Paranoid Style : Visions of Obama as the Antichrist on the World Wide Web, dans Network Apocalypse. Visions of the End in an Age of Internet Media, éd. Robert Glenn Howard, Sheffield Phoenix Press, 2011, p. 96-118.
2. Sur les débuts du sionisme chrétien, voir Mathew Avery Sutton, American Apocalypse. A History of Modern Evangelicalism, Harvard University Press, 2014, p. 19. Voir aussi Ilan Pappé, Le lobby sioniste des deux côtés de l’Atlantique, Ethos, 2025, p. 179.
3. Umberto Eco, Reconnaître le fascisme, Paris, Grasser (Les Cahiers Rouges), 2024 (2013), p. 50 : « C’est pourquoi à la racine de la psychologie Ur-fasciste on trouve l’obsession du complot, si possible international ».
4. Philip C. Almond, The Antichrist, A New Biography, Cambridge University Press, 2020, p. 11-14.
5. Jacob Rogozinski n’est pas loin d’affirmer la même chose : « Chez les complotistes les plus radicaux, il ne s’agit plus d’une méfiance portant sur des énoncés particuliers, mais d’une défiance généralisée, hyperbolique, où le monde entier apparaît comme truqué, défiguré par une sorte de Malin Génie ». Voir Jacob Rogozinski, « Croire au grand Complot », Lignes, 69/3, 2022, p. 7-20.
6. André Gagné, Ces évangéliques derrière Trump : Hégémonie, démonologie et fin du monde, Labor & Fides, 2020, p. 40.
7. Philippe Gonzalez, « Dénoncer le 'nationalisme chrétien' », Multitudes, 95/2, p. 79-85.
8. Sur QAnon, voir Wu Ming 1, Q comme Qomplot, comment les fantasmes de complot défendent les système, Montréal, Lux, 2022. Voir également M. Barkun, « QAnon, Conspiracies, and Religion », Oxford Research Encyclopedia of Religion (11 décembre 2024).