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Économie, international, technologies… Cette émission prend le risque du “pédagogisme” pour mieux aller au fond de sujets qui se caractérisent par leur complexité apparente mais qui constituent des enjeux prégnants de notre époque.

[DATA] Face au coronavirus, le pari mortel de l'immunité collective

Face à la crise du coronavirus, le gouvernement va-t-il se résoudre à sacrifier des dizaines, voire des centaines de milliers de Français ? L’hypothèse n’est pas aussi insensée que l’on pourrait le croire. En effet, les mesures de confinement annoncées lundi 16 mars par Emmanuel Macron posent question, tant elles semblent modérées.

Certains anticipaient des mesures drastiques de confinement total comparables à celles mises en place autour de la ville de Wuhan en Chine, Pourtant, en France, les transports publics fonctionnent, et chacun pourra se rendre normalement sur son lieu de travail s’il n’est pas en mesure de travailler de chez lui. Ces mesures timides suggèrent que le gouvernement pourrait faire, sans le dire, le choix de la stratégie dite de l’”immunité de groupe”.

Le tabou effrayant de l’immunité de groupe

L’immunité de groupe, c’est quoi ? Le principe est simple : si une fraction suffisante de la population est atteinte par le virus et devient immunisée, on empêcherait la propagation d’une nouvelle épidémie dans le futur. Mais laisser le virus contaminer une grande partie de la population dans un premier temps, plutôt que de l’endiguer, provoquera inéluctablement un grand nombre de décès. On peut même craindre plusieurs dizaines de milliers de morts, rien qu’en France.

Afin de mieux comprendre cette stratégie de “l’immunité de groupe” - ou “immunité collective” - et la gravité potentielle de ses implications dans le contexte français, il nous faut comprendre la dynamique d’une épidémie. Nous avons donc mis au point une simulation, proche du modèle "SIR", et inspirée d'une modélisation réalisée par le Washington Post (Harry Stevens).

Dans cette simulation, les individus sont répartis en trois groupes : en vert, les personnes saines et susceptibles d’être contaminées; en rouge, les personnes infectées par le virus ; en jaune, les personnes décédées ou “guéries” - on suppose que ces dernières sont immunisées et ne sont plus susceptibles de contracter et de propager à nouveau la maladie.

Les interactions entre les personnes sont simulées par des chocs entre des billes. En cas de contact entre une personne saine (en vert) et une personne infectée (en rouge), la maladie est transmise. Au bout d’un certain temps, les personnes infectées “guérissent” et ne sont plus contaminantes. Elles ne peuvent plus non plus être contaminées : elles sont immunisées.

Observons ce qu’il se passe si l’on introduit un nouveau virus parmi une population saine et non immunisée : c’est ce qu’il s’est produit avec l’introduction du SARS-CoV-2 :

Décompte

  • Contaminé :
  • Sain :
  • Immunisé :

Évolution au fil du temps

Au fur et à mesure des contacts successifs, la maladie se propage de manière exponentielle. C’est une véritable réaction en chaîne : plus il y a de personnes infectées, plus il y a de contaminations et plus le processus est rapide.

Mais au bout d’un certain temps, la population immunisée a tellement augmenté que la plupart des porteurs du virus rencontrent des personnes déjà immunisées et l’épidémie ralentit. Après avoir atteint un pic, la proportion de malades diminue.

Des réactions en chaîne

Pour bloquer la propagation du virus, il peut être tentant de mettre en place des mesures de quarantaine autour d’une zone bien délimitée. C’est ce qu’a fait la Chine autour de la ville de Wuhan et de la région d’Hubei. On peut simuler cette situation en divisant nos billes dans deux compartiments séparés par une paroi. On injecte une personne infectée dans le compartiment de gauche. Pour tenir compte du fait qu’il est difficile de réaliser une quarantaine parfaitement étanche, on laisse un trou dans la paroi. Observons la dynamique :

Décompte

  • Contaminé :
  • Sain :
  • Immunisé :

Évolution au fil du temps

L’infection progresse de manière exponentielle dans le compartiment sous quarantaine. Mais dans la plupart des cas, au bout d’un certain temps, une personne contaminée traverse la paroi. Dès lors, une nouvelle réaction en chaîne démarre dans le compartiment “préservé”. L’épidémie connaît un rebond, et au final, toute la population est affectée.

Le risque d’une épidémie rebondissante

Revenons maintenant à la réalité. Imaginons qu’il demeure, après une épidémie, quelque part dans le monde, un “réservoir” de malades. Par exemple, dans les campagnes chinoises, où l’infrastructure médicale est faible, et où de nombreux paysans contaminés ayant fui les villes pourraient se trouver. On l’a bien vu avec le coronavirus : il est difficile, avec les infrastructures de transport actuelles et l’imbrication des économies mondiales, de mettre au point des mesures de quarantaine réellement étanches. On peut donc craindre qu’une nouvelle propagation ait lieu au bout d’un certain temps. Et donc une nouvelle pandémie, avec toutes les mesures exceptionnelles et toutes les victimes qu’elle impliquerait. Le risque qui nous pend au nez est alors celui d’une épidémie rebondissante, qui s’en va et qui revient, et qui ralentit régulièrement les échanges et le commerce...

C’est là que l’intérêt de l’immunité de groupe entre en jeu. Dès lors qu’une population est en grande partie immunisée parce qu’elle a rencontré le virus, le coronavirus deviendrait un virus “apprivoisé”.

Mais une telle stratégie, dont on peut admettre avec difficulté la froide logique - car elle implique de laisser mourir un certain nombre de personnes fragiles - devient irresponsable dès lors que la communauté qui la met en place n’a pas les moyens de prendre en charge les malades.

En effet, si la propagation de l’épidémie est trop rapide, il faut traiter beaucoup trop de malades en même temps - et potentiellement beaucoup plus que ne peuvent en absorber notre infrastructure et nos personnels de santé. Comme en Italie, où dans certains hôpitaux, faute de places en réanimation, on sacrifie des patients de seulement soixante ans.

Graphique illustrant la stratégie de l'aplatissement de la courbure épidémique
Stratégie de l'aplatissement de la courbure épidémique. Ralentir la propagation du virus peut permettre, dans le meilleur des cas, de contenir la quantité de malades à prendre en charge en-deça de la capcité du système de santé.

Cruciales mesures de “distanciation sociale”

Pour ralentir la propagation, il faut donc mettre en place différentes mesures. Par exemple, les “gestes barrières”, qui diminuent les risques de transmission du virus en cas de contact. Ou encore des mesures de confinement, qui diminuent le nombre de contacts. Pour bien comprendre l’impact de telles mesures sur la propagation de l’épidémie, nous pouvons les intégrer dans notre simulation. Dans notre modèle, par exemple, les mesures de distanciation sociales reviennent à fixer une fraction des billes. Les mesures d’hygiène sont modélisées par une probabilité plus faible de contamination en cas de choc :

Décompte

  • Contaminé :
  • Sain :
  • Immunisé :

Évolution au fil du temps

On observe très nettement la différence dans la vitesse de propagation. En ralentissant la propagation de l’épidémie, on peut s’assurer qu’à chaque instant, le nombre de malades ne dépasse pas excessivement la capacité du système de santé. Ce ralentissement permet donc de diminuer drastiquement le nombre de victimes.

Mais dans chaque cas, c’est une partie significative de la population qui finit contaminée, puis immunisée : l’élément primordial, qui conditionne les conséquences sanitaires, c’est la vitesse du processus.

Que se passe-t-il si, après cette première vague d’épidémie, un patient infecté est injecté parmi la population, désormais largement immunisée ? Observons :

Décompte

  • Contaminé :
  • Sain :
  • Immunisé :

Évolution au fil du temps

Faute de personnes susceptibles d’être contaminées, l’épidémie ralentit très vite et s’arrête d’elle-même : c’est l’immunité de groupe. Que se passe-t-il si la fraction de personnes immunisées est plus faible ?

Décompte

  • Contaminé :
  • Sain :
  • Immunisé :

Évolution au fil du temps

La donnée-clé : le taux de reproduction de l’épidémie

Dans ce cas, manifestement, le seuil d’immunité de groupe n’a pas été atteint. Une nouvelle vague épidémique, susceptible de dépasser le système de santé, a lieu. Combien faut-il de personnes immunisées pour empêcher un deuxième épisode épidémique ?

Pour le calculer, la donnée-clé est le taux de reproduction de l’épidémie, aussi appelé R0. Cette quantité, mesurée par diverses études, correspond grossièrement au nombre moyen de personnes contaminées par une personne infectée. Il dépend de la contagiosité intrinsèque du virus, mais aussi des comportements de la population, de sa densité, de sa culture, de son hygiène...

Dans le cas du Coronavirus, sans précautions exceptionnelles (port de masque, lavage de main fréquent, pas de bise, confinement, etc.), ce coefficient semble être compris entre 2 et 3. Supposons qu’il soit égal à 3 : cela signifierait qu’en moyenne, chaque individu infecté contamine 3 personnes. Pour que l’épidémie s’arrête, il faudrait qu’au moins deux de ces personnes, en moyenne, soient déjà immunisées. Ainsi, chaque porteur du virus, en moyenne, contaminerait réellement moins d’une personne - et la réaction en chaîne s’arrêterait.

Cela signifie qu’il faudrait immuniser - et donc contaminer - les deux tiers de la population, soit, dans le cas de la France, plus de 40 millions de personnes.

Des centaines de milliers de décès programmés ?

Quel serait, dès lors, le nombre de victimes ? Il est difficile de se prononcer à ce sujet, car les taux de létalité varient considérablement selon les catégories de population. Mais en faisant l’hypothèse d’une mortalité moyenne comprise entre 0,5 % et 1 % de la population, cela reviendrait à provoquer entre 200.000 et 400.000 décès.

Dans le cadre de cette stratégie, il faudrait chercher à contaminer en priorité les personnes les moins vulnérables - les jeunes, notamment, dont le taux de mortalité est bien inférieur à la moyenne. Cela permettrait de contenir le nombre de victimes, qui pourrait tout de même atteindre plusieurs dizaines de milliers, sans compter celles et ceux qui souffriront de séquelles si des traitements plus efficaces ne voient pas rapidement le jour.

Ces hypothèses impliquent également que le système de santé ne soit pas saturé, sans quoi la mortalité pourrait atteindre des taux bien plus élevés, comme en Italie, où elle avoisinerait les 8 % parmi les cas confirmés. Il n’est cependant pas aisé de contrôler la rapidité de l’épidémie de sorte à ce qu’elle soit juste assez élevée pour atteindre l’immunité de groupe, et juste assez basse pour permettre une prise en charge des malades.

Au Royaume-Uni, le gouvernement de Boris Johnson est l’un des rares au monde à avoir assumé ouvertement le choix de l’immunité de groupe. Mais il n’a pas réfléchi à la gestion pratique de cette stratégie. Selon une projection réalisée par l’équipe Covid-19 de l’Imperial College de Londres, même des mesures drastiques de confinement et de fermetures d’écoles prolongées sur plusieurs mois ne seraient pas en mesure de contenir l’épidémie dans des proportions admissibles pour le système de santé local. Londres semble donc vouloir rétropédaler. Mais il est peut-être déjà trop tard. D’après le conseiller scientifique en chef du gouvernement du Royaume-Uni, Patrick Vallance, un bilan de 20.000 morts constituerait “un bon dénouement” pour cette épidémie.

L’immunité de groupe, une stratégie sans certitudes

Mais surtout, des interrogations cruciales demeurent : le virus ne pourrait-il pas muter, comme la grippe ? Les cas de réinfection sont-ils vraiment si rares que l’on peut considérer que toutes les personnes touchées sont réellement immunisées pour une durée suffisante ? D’après le chercheur en biologie computationnelle François Balloux, “la comparaison avec les autres Coronavirus suggère que l’[immunité] pourrait être relativement courte (de quelques mois)”. Si tel était le cas, d’importantes vagues d’épidémies pourraient resurgir. Sur ces points, nous n’avons pas de certitudes pour le moment. D’après la porte-parole de l’OMS Margaret Harris, “ce virus n’a pas circulé assez longtemps dans nos populations pour que nous sachions comment nous y réagissons en termes immunologiques”.

Un choix si risqué donc, qu’il apparaît davantage subi que délibéré. Le manque d’anticipation du gouvernement français, de l’aveu même de son ex-ministre de la Santé, la pénurie de masques, ou peut-être même la crainte d’impacter trop durablement l’économie par des mesures véritablement drastiques et prolongées pourraient expliquer ce choix forcé. Peut-on dire avec certitude que le gouvernement a fait le pari de la stratégie de l’immunité de groupe ? Selon Samuel Alizon, directeur de recherche au CNRS et spécialiste en écologie évolutive des maladies infectieuses, si les mesures de confinement sont prolongées dans 15 jours, cela suggérerait qu’il espère encore endiguer l’épidémie. Dans le cas contraire, cela pourrait signifier que le gouvernement a bien renoncé à stopper sa propagation et privilégie l’immunité de masse.

Ce qu’il aurait fallu faire… mais c’est trop tard

Si tel était le cas, en l’absence de traitement réellement efficace et en l’attente d’un éventuel vaccin, il faudrait donc s’attendre à peut-être plusieurs dizaines de milliers de morts rien qu’en France. Le pari de l’immunité de groupe est risqué et désespéré. La solution parfaite eût été une coopération immédiate de tous les pays afin de mettre fin à l’infection, avec des mesures drastiques, bornées dans le temps, jusqu’à la disparition du virus. Peut-être aurait-elle été possible, si la Chine n’avait pas perdu plusieurs semaines en entravant le travail des scientifiques et en ne prenant pas les mesures qui s’imposaient alors.

Chaque population doit-elle désormais espérer, égoïstement, atteindre une immunité suffisante pour survivre à une prochaine épidémie, quitte à propager l’infection à des pays moins développés et moins préparés ? Mesure-t-on le sacrifice que cela représente, et, étant données les incertitudes qui planent sur ce choix, la gravité des répercussions s’il s’avérait être le mauvais ? Ce choix n’est-il pas, pour reprendre la célèbre formule, le pire à l’exception de tous les autres ? La réponse ne va pas tarder à se faire connaître.

Décompte

  • Contaminé :
  • Sain :
  • Immunisé :

Évolution au fil du temps

Risque de transmission

100

Quarantaine

0

Population confinée

0

Population immunisée

0

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