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Peter Turchin : le chercheur qui a prédit la crise américaine

Par Lucas Gautheron

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300.000 victimes emportées par une pandémie mondiale, des émeutes mortelles, et un président qui s’accroche au pouvoir. Qui aurait pu imaginer un tel scénario pour les États-Unis en 2020 ? Peter Turchin, lui, l’a fait. C’était il y a 10 ans. Mobilisant les méthodes de sa discipline, la cliodynamique, il prédisait un pic de violence politique pour la décennie 2020 dans le pays. Peter Turchin est-il un prophète ? En tout cas, ses idées pourraient bien nous aider à comprendre la trajectoire des puissances de ce monde.

Peter Turchin n’est pas une Cassandre ou un oracle lisant l’avenir dans les entrailles d’une génisse. C’est un chercheur, professeur aux départements de biologie, d’anthropologie et de mathématiques à l’Université du Connecticut. Mais il est surtout l’initiateur de la cliodynamique, une discipline récente à l’intersection de plusieurs domaines des sciences humaines tels que l’histoire, l’anthropologie, et l’économie.  

La cliodynamique, une discipline récente

Le nom “cliodynamique”, proposé par Peter Turchin lui-même, fait référence à la muse de l’Histoire dans la mythologie grecque, Clio. Cette discipline a pour objet l'étude quantitative des dynamiques profondes de l’histoire, avec pour ambition la découverte de mécanismes universels à travers les époques. Dans cette perspective, les événements historiques sont considérés comme des processus aléatoires favorisés ou inhibés par le contexte social dans lequel ils surviennent, et donc des manifestations apparentes de phénomènes plus profonds.

Cette discipline met ainsi au second plan le rôle des personnages historiques, considérés comme des produits de leur époque plutôt que l’inverse. À ce titre, la cliodynamique poursuit le mouvement initié par l’école des Annales, qui, sous l’impulsion de Lucien Febvre et Marc Bloch, a importé les sciences sociales dans la démarche de l’historien.

Peter Turchin insiste sur le rôle des prédictions dans la science, car une bonne théorie doit selon lui formuler des prédictions falsifiables. Mais une prédiction n’est pas une prophétie. Les processus historiques sont le fruit de dynamiques complexes et hautement chaotiques. En d’autres termes, la cliodynamique n’ambitionne pas de prédire le futur, ce qui serait vain, mais cherche au contraire à proposer et vérifier des tendances longues et des corrélations à l’aide de méthodes statistiques. Pour ce faire, Peter Turchin utilise un ensemble de données qu’il juge pertinents et les met en relation grâce à des modèles mathématiques. 

La dynamique des empires gouvernée par des équations ? 

La science consiste à rechercher des explications générales. La question n’est pas "pourquoi tel empire en particulier s’est effondré", mais "pourquoi les empires finissent-ils par chuter en général ?". Peter Turchin, Ultrasociety (2015)

Une des principales questions à laquelle s’est intéressé Peter Turchin est l’expansion et la chute des empires. Sa théorie s’inspire des analyses d’Ibn Khaldoun (1332-1406), historien arabe dont les travaux sont considérés comme précurseurs dans la sociologie et l'économie. Selon Ibn Khaldoun, les empires trouvent leur moteur dans l’asabiyya, un terme qui désigne la cohésion sociale de leurs populations. Une forte asabiyya permet un niveau de coopération élevé, donc des politiques expansionnistes fructueuses et une meilleure résistance aux agressions. 

Peter Turchin : le chercheur qui a prédit la crise américaine

Cependant, l’asabiyya est vouée à diminuer alors que les empires intègrent des ethnies moins assimilables et qu’ils échouent à subvenir aux besoins de leur population en croissance. L’empire est alors affaibli, se fragmente ou perd des territoires à l'issue de défaites militaires. Ibn Khaldoun décrit ainsi un mécanisme endogène et rétroactif : les empires sont intrinsèquement destinés à s'étendre puis à se contracter. Cette dynamique d’expansion et contraction peut être décrite via des équations mathématiques (plus précisément des équations différentielles non linéaires) que Turchin utilise pour modéliser les destins des empires dans Historical Dynamics : Why States Rise And Fall (2003). Il propose en outre que les empires naissent plus favorablement autour de ce qu’il appelle des "frontières méta-ethniques". Plus ces frontières entre ethnies sont profondes et marquées par la violence, plus la coopération est nécessaire à leur survie. Les démarcations fortes encouragent donc l'intégration de groupes assimilables, qui présentent des caractéristiques communes ‒ mode de vie (agraire/nomade), type de religion (monothéisme/polythéisme), etc. ‒ et peuvent s'agréger jusqu’à former des empires. Par des tests statistiques, Turchin montre que cette théorie est plus crédible que des théories alternatives, comme celle de l’avantage positionnel, selon laquelle les empires s'étendraient généralement là où la géographie leur confère un avantage militaire naturel.

Ces travaux peuvent servir de support pour comprendre les enjeux politiques des années à venir. La méthode développée par Peter Turchin peut en effet être appliquée à des puissances comme les États-Unis, l’Union européenne ou la Chine. C’est d’ailleurs lorsqu’elle est appliquée au présent que la cliodynamique montre tout son intérêt. Pour Turchin, la cliodynamique appliquée à la société américaine indique que les États-Unis pourraient bien affronter, dans les années à venir, une crise politique majeure susceptible d’affaiblir sa capacité de coopération interne ‒ et donc leur rapport de force avec les autres puissances telles que la Chine ‒, comme il l’affirme dans son ouvrage Ages of Discord, paru en 2016

Un modèle pour “prédire” les crises politiques

La prochaine décennie va probablement être le théâtre d’une instabilité croissante aux États-Unis et en Europe de l’ouest. Tous ces cycles culmineront autour de 2020. Peter Turchin, Nature (2010)

En étudiant l’histoire de plusieurs sociétés telles que l’Empire Romain (500 av. J.-C.- 500 apr. J.-C.) ou encore la Chine (200 av. J.-C. - 1900 ap. J.-C.) et la France (800-1700), Peter Turchin remarque que celles-ci sont traversées par des phases d'instabilité politique régulières. Il observe des cycles multiséculaires de profondes instabilités, qui se superposent à des cycles d’une cinquantaine d'années et de plus faible amplitude (voir figure 1). Qu’un tel comportement cyclique soit observé sur de longues périodes et à travers des sociétés bien distinctes suggère - selon Turchin - un mécanisme universel. Il explique cette observation à partir du modèle structurel démographique défini par les travaux du sociologue et historien américain Jack Goldstone.

Peter Turchin : le chercheur qui a prédit la crise américaine

Figure 1. Niveau d’instabilité politique (a) de l’Empire Romain (500 av. J.-C.- 500 apr. J.-C.) (b) en France (800-1700). Source : Ages of Discord.

Au début de chaque cycle, on retrouve un excès de population par rapport à la demande de travail. Cette dernière peut être limitée par des nombreux facteurs : dans les sociétés agraires, par exemple, par la quantité de terres cultivables. Dès lors, l’offre excédant la demande, les salaires chutent et la population connaît une phase d’appauvrissement. Cette phase est propice à la production d’élites tirant parti des faibles salaires, élite dont les effectifs  les aspirations croissants finissent par devenir insoutenables pour la population. La compétition exacerbée parmi les élites est alors, pour Turchin, le principal moteur d’instabilité politique. Les crises ont pour effet une stagnation voire une diminution de la population, une diminution des effectifs des élites et une réduction des inégalités. Elles créent donc les conditions d'une nouvelle phase de prospérité : c’est le début d’un nouveau cycle. 

La guerre de Sécession 

Turchin calcule un indice de risque politique (political stress index), produit de trois quantités : 

  • Le potentiel de mobilisation des masses, inversement proportionnel au niveau des salaires : plus ceux-ci sont élevés, moins les masses seraient disponibles à se mobiliser.
  • Le potentiel de mobilisation des élites, qui augmente avec leur nombre : l'intensification de la compétition les pousse vers des modes d'action plus radicaux.
  • L’indice de stress fiscal de l’État, qui est d’autant plus grand que celui-ci peine à lever les impôts nécessaires à son budget.

Turchin montre en particulier que l’indice de risque politique des États-Unis explose au moment de la guerre de Sécession (1861-1865). En effet, entre 1780 et 1860, la population des États-Unis est multipliée par dix, les terres deviennent rares et nombreux sont ceux qui migrent vers les villes à la recherche d’un travail. La population s’appauvrit et les élites profitent de la pression sur les salaires. Rien qu’au cours de la décennie 1860-1870, le nombre de millionnaires est multiplié par dix. Cette surproduction d’élites dépassait alors largement la croissance des postes dans l’administration ou dans les instances de pouvoir. La compétition s’intensifie et exacerbe les tensions entre les élites industrielles du nord, favorables à des mesures protectionnistes, et les élites agraires du sud, favorables au libre-échange qui facilite l'exportation du coton à bas prix. Symptôme de cette conflictualité intra-élite accrue, les altercations violentes et parfois mortelles entre membres du Congrès s’intensifient dans la décennie 1850. C’est le début d’un long cycle d’instabilité, qui prendra fin avec la Seconde Guerre mondiale et le consensus keynésien.

De Ronald Reagan à Donald Trump : néolibéralisme et violence 

Dès les années 1980, les États-Unis entrent dans une nouvelle phase d’appauvrissement. Les salaires sont entraînés à la baisse : la force de travail devient excédentaire en raison du baby-boom, d’une immigration élevée, puis de la stagnation économique des années 2000. S’ajoutent à cela les effets du tournant néolibéral et l’affaiblissement des syndicats. En parallèle, la fraction de la population jouissant d’une fortune dépassant 10 millions de dollars est multipliée par 4 entre 1983 et 2010. Appauvrissement de la société, surproduction d’élites, explosion des inégalités : autant de signes annonciateurs, dans le modèle structurel démographique, d’une phase d’instabilité. Pour montrer que la compétition entre élites connaît, elle aussi, une intensification notable, Turchin utilise des données variées telles que l’augmentation en flèche des coûts des campagnes électorales au milieu des années 1980 ou la distribution très inégalitaire des salaires en sortie des écoles de droit, qui indique une séparation grandissante entre ces étudiants qui peuvent jouir des fruits de leur diplôme et ceux qui peinent à rembourser leurs dettes universitaires. Après des décennies de stagnation, au milieu des années Reagan, l’indice de risque politique calculé par Turchin explose.

Peter Turchin : le chercheur qui a prédit la crise américaine

Figure 2. Indice de risque politique tel que projeté en 2010 par Peter Turchin (en noir) superposé au nombre de manifestations anti-gouvernement et d’émeutes entre 1980 et 2017. Source : Turchin P., Korotayev A. (2010)

Depuis son “avertissement” publié dans Nature en 2010, les prédictions de Peter Turchin semblent se confirmer. La figure ci-dessus montre l’évolution projetée de l’indice de risque politique, superposé à la courbe des émeutes et des manifestations contre le gouvernement des États-Unis. La corrélation est flagrante. Cette année encore, au moins 19 personnes sont mortes aux États-Unis dans les émeutes consécutives au décès de George Floyd, tué par la police de Minneapolis en 2019. Les médias aussi, à l’image de la société américaine, sont de plus en plus polarisés et partisans. Et ce constat ne s’arrête pas aux États-Unis : en France également, où Turchin avait prédit une montée des violences, les gilets jaunes et leur lot de victimes sont passés par là.

Les résultats sont intrigants, mais l’exercice n’est pas inattaquable. D’abord parce que les fondements du raisonnement sont discutables : certaines notions, comme celle d’”élites”, sont vagues et difficiles à cerner au cours de l’histoire. Par ailleurs, Turchin s’appuie sur une idée très malthusienne de la société et de l’économie (du nom du démographe et économiste anglais Thomas Malthus, qui a souligné,  au XIXe siècle, les effets potentiellement catastrophiques de la disjonction entre l'évolution linéaire du volume des ressources disponibles et celle, exponentielle, des effectifs de population). Cette vision ne prend en considération ni les luttes politiques, ni l’évolution technologique, et ne rend pas compte des changements profonds des sociétés humaines : les contraintes ne sont sans doute pas les mêmes dans des sociétés agraires et dans des sociétés hyperconnectées et ultra-technologiques. Peut-on vraiment appliquer le même modèle à l’Empire romain et aux États-Unis du XXIe siècle ?

Peter Turchin : le chercheur qui a prédit la crise américaine

Une autre difficulté inhérente à la méthode de Turchin réside dans les données mobilisées elles-mêmes : il est difficile d'en définir qui correspondent aux variables du modèle proposé par le chercheur américain. Par exemple, comment connaître, à une certaine date, les effectifs numériques des élites, leur niveau de revenus, ou encore le nombre de postes disponibles dans une administration ? Turchin a pour cela recours à ce qu’on appelle des proxies, des indicateurs qui, par reflet, lui permettent d’évaluer une situation, comme le nombre de diplômés en droit, lequel refléterait l'évolution des effectifs de l'élite. Ces indicateurs, toutefois, sont sujets à interprétation de la part du chercheur et leur validité peut être mise en discussion. En outre, l’étude de sociétés sur des périodes longues ou anciennes nécessite de travailler avec des données rares, parcellaires et potentiellement soumises à de forts biais d'échantillonnages. L’histoire, en somme, n’est pas un laboratoire et ne peut pas être sondée pour des données “propres” et vérifiables. Sans ces données, il est dur d’imaginer - comme le faisait faire l’écrivain Isaac Asimov à son personnage Hari Seldon dans La Fondation - qu’on puisse décrire par des équations des phénomènes aussi complexes que les processus historiques sans tomber dans une sorte de positivisme de l’histoire, ou de scientisme.

En dépit des critiques, la démarche de Turchin, qu’il légitime par une réflexion épistémologique, est à l’origine d’un programme de recherche en plein développement. La cliodynamique dispose de sa propre revue et agrège désormais une communauté de chercheurs s’efforçant de suivre les principes de la science ouverte en constituant des bases de données publiques comme Seshat

Malgré une certaine tendance à la spéculation et au-delà des détails mathématiques et historiographiques, le travail de Turchin est intéressant pour son approche en contradiction ouverte avec l’idéologie néo-libérale. Si celle-ci glorifie la compétition et l’individu, pour Turchin, c’est la coopération qui est le vrai fil conducteur de l’histoire humaine. Elle est en particulier l’objet de son ouvrage Ultrasociety : How 10,000 Years of War Made Humans the Greatest Cooperators on Earth, dans lequel il avance que la capacité extraordinaire des hommes à coopérer à grande échelle est le résultat d’un mécanisme évolutif, les guerres ayant éliminé les groupes incapables d’atteindre de hauts niveaux de coopération. Plus des groupes sont soumis à une compétition intense (comme des guerres), plus les comportements coopératifs et altruistes sont favorisés au sein de ces groupes par les mécanismes évolutifs de sélection. Il s’oppose ainsi au “darwinisme social”, qui prône la compétition à toutes les échelles de la société. Ses travaux, au contraire, soulignent les effets néfastes des inégalités et soutiennent des formes de coopération larges et complexes organisées par des institutions bureaucratiques.

Merci à G.P. pour nos précieuses discussions.

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