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L'ex-agent secret qui en savait beaucoup trop #4 Contre la corruption dans l'Irak sous tutelle des États-Unis

Par Marc Eichinger

Fils de résistants, Marc Eichinger a été trader pour plusieurs banques avant de diriger sa société d’enquêtes et de sécurité, APIC, qui protège les entreprises sur des terrains hostiles. Avec l’affaire Areva il devient un espion, spécialisé dans la criminalité financière.

Le 11 septembre 2001, je suis attablé dans un café proche du palais Brongniart à Paris quand la vie de millions de gens bascule en direct à la télévision, en même temps que s’effondrent les tours jumelles du World Trade Center à New York. Plusieurs négligences du renseignement américain, trop confiant dans son efficacité, amènent à cette tragédie.

Le conflit est d'abord limité à l’Afghanistan. Le 26 octobre 2001, le président Bush Junior signe le Patriot Act. La presse française dénonce l’atteinte aux libertés... sans se douter que quelques années plus tard, après les attentats de novembre 2015, nous allions vivre en permanence sous l’état d’urgence. En mai 2015, nos députés vont même nous doter d’une loi Renseignement qui permet aux opérateurs Internet d’implanter des algorithmes de détection des comportements suspects. Une émanation de la CIA, Palantir Technologies, s’occupe du traitement de masse des données françaises. Pas une seule fois un attentat n’a été évité grâce à un algorithme. Mais le contre-terrorisme est devenu un énorme business…

De mon côté, je profite de la bulle Internet pour cofonder une plateforme d’introduction en Bourse, Europe Offering, avec un ami qui vient du monde du financement d’entreprise. On s’amuse bien. Un analyste d’ABN Amro va même valoriser 60 millions d’euros notre boutique en ligne. On se rend bien vite compte que la bulle Internet va nous éclater à la figure et nous changeons habilement de business model.

À partir de 2004, le diable frappe à ma porte avec insistance et m’incite à proposer mes services dans des zones à risques, à commencer par l’Irak.

La guerre s’étend à l’Irak et l’administration Bush a un agenda qui va bien au-delà de la farce des « armes de destruction massive » fantômes. La production pétrolière de l’Irak est régie par des contrats de service. Une compagnie étrangère est payée pour exploiter un site et produire les barils. En aucun cas cette compagnie ne peut faire ressortir des réserves pétrolières irakiennes sur son bilan.

L'ex-agent secret qui en savait beaucoup trop #4 Contre la corruption dans l'Irak sous tutelle des États-Unis
5 février 2003 : le secrétaire d'Etat américain Colin Powell présente au Conseil de sécurité de l'ONU de fausses preuves de la détention d'armes de destructions massives par l'Irak, de façon à justifier l'invasion de ce pays

L’objectif inavoué est de transformer les contrats de service en contrat de partage dans lequel la compagnie pétrolière devient partenaire de l’État irakien pour l’exploitation des gisements. Auquel cas les réserves potentielles peuvent figurer au bilan comme stock disponible.

Même après la chute de Saddam Hussein, les Irakiens vont conserver la propriété de leurs réserves et aucun des nouveaux contrats ne procurera de tels avantages à des compagnies américaines. Seules les facéties kurdes vont donner lieu à un enrichissement indu sur fond d’une énorme corruption. À partir de 2004, le diable frappe à ma porte avec insistance et m’incite à proposer mes services dans des zones à risques, à commencer par l’Irak.

Les sacs bourrés de cash tombent des hélicoptères dans les mains des marines qui distribuent les billets comme des bonbons, sans grand discernement.

L'opération Iraqi Freedom démarre le 20 mars 2003 et se termine logiquement dès le 1er mai suivant. La reconstruction est en marche et l’Américain Paul Bremer dirige l’Irak. Il interdit le parti Baas et la purge dans les rangs sunnites est sévère. Ces derniers n’auront aucun autre choix que de prendre les armes pour survivre.

Entre le 11 avril 2003 et juin 2004, la Banque centrale américaine va transférer 11 981 531 000 dollars en cash, sans aucun contrôle sur l’usage de ces fonds. Un total de 363 tonnes en billets de 1, 5, 20 et 100 dollars ! Les anciens dirhams de Saddam ne valent plus rien. L’idée est de distribuer l’argent de la reconstruction rapidement pour consolider la situation inconfortable de l’armée américaine, dont le statut passe d’armée de libération à armée d’occupation. Les sacs bourrés de cash tombent des hélicoptères dans les mains des marines qui distribuent les billets comme des bonbons, sans grand discernement.

 Les Kurdes ont pour seuls amis les montagnes. Ce sont des trafiquants hors pair. Je vois la famille Barzani organiser le déplacement de fonds qui passent la frontière turque, y compris dans des cercueils, et sont récupérés de l’autre côté de la frontière par une grande banque suisse propriétaire d'une filiale en Turquie.

Je ramène Marshall à la maison, lui laisse le temps de se remettre d’aplomb, et lui propose un partenariat : m’aider à rester vivant.

Les autorités américaines et suisses sont au courant de ce qui s’est passé, et dans une certaine mesure, justice a été rendue. Ne remuons pas trop le couteau dans la plaie. On peut oublier les égarements d’une banque locale qui détient de nombreux comptes dormants de l’époque Saddam. Seules des personnalités sunnites proches de Saddam pouvaient avoir un passeport et voyager en Suisse. Il est peu probable que les familles viennent aujourd’hui réclamer le contenu des comptes. En contrepartie, la Suisse a accueilli deux frères ouïghours de Guantanamo alors que personne n’en voulait.

Si on joue aux cartes avec le diable, il ne faut pas s’attendre à gagner la partie. Il ouvre le jeu sur des rencontres improbables et s’amuse avec votre destin. Quand je rencontre, fin 2005 en Jordanie, Marshall, mon futur partenaire, il a pris une balle dans le bras gauche, sa situation est précaire et il va tomber dans un piège. Il a des réflexes d’ancien agent du FBI, mais ce conflit l’a usé, il n’en peut plus.

Toutes les personnes impliquées dans la lutte contre la corruption avaient été tuées les unes après les autres.

L’armée américaine a libéré le camp de concentration de Buchenwald et ses satellites. Elle a sauvé mon père mourant, ramassant son corps presque inerte par terre. Entré dans la Résistance dès le début de la guerre, à l’âge de dix-huit ans, il a été déporté après avoir été dénoncé par deux Français. Ma famille a une dette. S’il n’est pas possible de la régler, le moment est venu de s’en souvenir. Je ramène Marshall à la maison, lui laisse le temps de se remettre d’aplomb, et lui propose un partenariat : m’aider à rester vivant. Je viens en effet de gagner un contrat pour retracer les détournements de l’aide américaine en Irak.

À l’époque, la corruption était devenue un problème majeur et le DOD (Departement of Defense) avait offert un contrat pour contribuer à la lutte contre le problème. J’ai répondu par un plan complet. La proposition a été bien accueillie, mais personne ne savait comment faire pour me garder vivant : toutes les personnes impliquées dans la lutte contre la corruption avaient été tuées les unes après les autres.

L'ex-agent secret qui en savait beaucoup trop #4 Contre la corruption dans l'Irak sous tutelle des États-Unis

Nous partons d’un constat simple : le crime organisé, les Ramazan (membres d'une unité d'élite iranienne infiltrés dans les forces kurdes) et les islamistes sont tous installés en Irak avec des réseaux de financement qui leur sont propres. La corruption annihile toute chance de reconstruction et ne fait que plonger le pays dans un abîme sans fond. Personne ne sait alors que les Américains et les Français collaborent au sein de l’entité Alliance Base, située en plein Paris, avec un financement américain.

Pour comprendre l’environnement dans lequel nous nous retrouvons, il faut sourcer les informations au plus près. Nous copions la technique de travail que les Britanniques ont mis au point en Irlande du Nord. L’agent doit aller au plus près de la population qui l’intéresse et s’infiltrer. Si ça tourne mal, il se débrouille jusqu’à ce qu’intervienne une équipe d’exfiltration. Je pratique différents sports de combat, exactement comme les Britanniques des Special Reconnaissance Units. J’ai servi dans la gendarmerie et j’ai consacré des journées entières à m’entraîner avec mes camarades d’unités d’élite de différents pays.

Je connais bien la Suisse, Genève, la frontière, et je me débrouille en allemand. Je vais devenir le représentant d’investisseurs suisses et français résidant à Genève qui veulent participer à la reconstruction de l’Irak. Il faut comprendre qu’à l’époque de Saddam, seuls quelques membres du parti Baas avaient un passeport et étaient autorisés à voyager. Il n’y a pas non plus de ligne de téléphone fixe dans le pays ; tout contact avec l’extérieur est sous contrôle. Enfin, nos interlocuteurs ne lisent que l’arabe ou le kurde, pas notre alphabet. Lorsque vous présentez un permis de travail F suisse de cent quatre-vingts jours, sans aucune valeur, il est largement suffisant pour accréditer votre version de l’investisseur suisse venu de Genève. Vous n’auriez pas plus de succès avec un vrai passeport suisse.

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Dans de nombreux pays, le nom de famille précède le prénom. Je deviens donc monsieur Marc de Genève et je suis le bienvenu partout. Il y a des comptes dormants irakiens en Suisse ; les propriétaires sont morts pour la plupart, mais la renommée de Genève est bien présente. Mes interlocuteurs n’entendent que « Genève », le reste, ils n’y prêtent pas attention. Par ailleurs, dès qu’il s’agit de parler d’argent, de circuit financier, de blanchiment, je suis tout à fait crédible.

L’armée américaine a rendu des biens à de pauvres Irakiens spoliés par Saddam. L’un d’entre eux se retrouve avec ses terres familiales, mais Saddam a construit dessus une grosse forteresse de béton. Lors de l’opération Iraqi Freedom, elle a été violemment bombardée. Tous les soldats y sont morts brûlés vifs ou vaporisés dans l’atmosphère. Des dépouilles sont encore présentes, et nous aurons l’intelligence de respecter cette forme de sépulture. Les Irakiens croient aux fantômes et à de multiples superstitions. Nous louons la bâtisse pour en faire notre QG. Elle sera baptisée « le château » dans les rapports de renseignement, les fameux ROC reports.

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La construction militaire désaffectée où Marc Eichinger et son équipe se sont installés en 2006 (droits réservés)

Ces rapports quotidiens concentraient des informations de terrain relatives à la sécurité, au nombre de bombes explosées, aux sites à risque. Mais ces documents avaient un défaut majeur : le rédacteur n’était pas celui qui obtenait les informations en direct. De simples travaux de voirie pouvaient se transformer en zone susceptible d’abriter des assaillants ou des mines. La déformation de l’information rend les opérateurs nerveux. C’est comme cela qu’arrivent des accidents de tir.

Nous montons une équipe qui comprend différentes nationalités, et cette diversité est un atout précieux. Bien sûr, des Sud-Africains, dont Louis du Plessis alias Dupe, qui a le malheur de voir son pays pillé par l’ANC depuis que Nelson Mandela a quitté le pouvoir.

Il est très facile de monter une embuscade dans le vieux Mossoul : on bloque la rue devant et derrière avec un véhicule et on arrose le convoi depuis les toits des maisons qui n’ont qu’un étage. Les gamins terminent le boulot en balançant des grenades sous les voitures.

Dupe a une particularité qui mérite qu’on s’y arrête un instant. Il a la poisse. À plusieurs reprises, le véhicule dans lequel il se trouvait a sauté sur une mine. Mais jamais il n’a été touché. Pour autant, il n’en est pas sorti indemne. Un jour, la mine fait exploser la partie avant droite du véhicule qu’il conduit et tue son passager, un ami. Le souffle de l’explosion fait gicler la peau du visage, dont les morceaux maculent le cou et la tête de Dupe. Il ne peut l’oublier. Plusieurs années après, nous nous retrouverons en Zambie avec beaucoup d’émotion.

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Mossoul, 17 janvier 2008 : des soldats américains à couvert derrière leur véhicule après avoir entendu des coups de feu d'arme légère (Photo US Army, Spc. Kieran Cuddihy)

Marius m’a beaucoup aidé également. Je lui dois, sans aucun doute, d’être vivant. Il a une vie de roman. Né en Roumanie sous Ceausescu, il essaye une première fois de fuir le pays, mais se fait tabasser par des gardes-frontières qui le laissent pour mort. La deuxième tenta¬tive est la bonne et il s’engage en France dans la Légion étrangère pour survivre. Quinze ans au 2e REP, l’élite de la Légion. Puis ce qui s’appelle alors honteusement les CRAP. L’état-major mettra du temps à comprendre que CRAP en anglais signifie « merde » et qu’il faut rebaptiser cette unité qui deviendra les GCP, Groupement commando parachutistes. Ce détail en dit long sur le décalage entre les officiers de l’armée française et les hommes du rang.

Je dors avec nos deux chiens de guerre, Storm et Morso, dressés pour détecter des explosifs et pour tuer leur ennemi en provoquant des hémorragies. Ils ne mordent pas, ils arrachent, et quand on leur met leur gilet de protection avec des lames de rasoir, ça les excite.

Marius est une machine de guerre. Il sent les événements comme on peut sentir l’orage. Une nuit, nous sommes dans les ruelles de Mossoul. Il est 2 heures du matin et le groupe doit m’amener à un point de rendez-vous, puis rester en retrait. Je suis fatigué, complètement dans le gaz, les 18 kg de mon gilet pare-éclats sont durs à supporter. À notre passage, je vois un homme avec un téléphone à la main. « Tiens, il y a un gars en djellaba qui téléphone à cette heure-ci. » La remarque fait mouche, Marius me balance un sac de chargeurs pour ma kalach et me réveille définitivement d’un ton sec. Il est très facile de monter une embuscade dans le vieux Mossoul : on bloque la rue devant et derrière avec un véhicule et on arrose le convoi depuis les toits des maisons qui n’ont qu’un étage. Les gamins terminent le boulot en balançant des grenades sous les voitures. Nous changeons immédiatement d’itinéraire et tout va bien se terminer. Mais au final, nous prenons beaucoup de risques pour peu d’informations exploitables.

Le boulot est très ingrat, et c’est un travail de fourmi. À l’été 2008, nous approchons du SOFA agreement, accord avec le gouvernement irakien synonyme de retrait des troupes américaines. Je suis grillé de partout, la furtivité ne me protège plus. Mes amis pensent que j’ai un contrat sur la tête : une erreur stupide fait penser que je suis un agent du Mossad et ça ne pardonne pas. Au retour d’une mission, mon véhicule prend une balle de mon côté. Les plaques de protection ne sont pas assez efficaces pour certains calibres, mais nous roulons vite et le projectile touche le réservoir sans faire trop de dégâts.

« La guerre t’a eu, tu es bien pire que nous. Tu ne pourras pas arrêter. »

Ma seule présence met en danger tout le monde. On ne peut plus se fier à personne quand on a une prime sur la tête. Je dors avec nos deux chiens de guerre, Storm et Morso, dressés pour détecter des explosifs et pour tuer leur ennemi en provoquant des hémorragies. Ils ne mordent pas, ils arrachent, et quand on leur met leur gilet de protection avec des lames de rasoir, ça les excite. Fin 2008, je passe ma dernière nuit avec eux dans ma chambre humide et sans fenêtre pour éviter les éclats de tirs de mortier. Le moral n’est pas très bon. J’ai passé la journée à m’entraîner pour pouvoir remonter sereinement jusqu’à l’aéroport d’Erbil.

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La citadelle d'Erbil, capitale du Kurdistan irakien, en septembre 2007

Dans l’équipe, nous avions un médic, un infirmier, ancien SAS. Début 2008, je l’avais assisté alors que nous avions un blessé grave, avec entre autres les deux yeux crevés par des éclats. Le pauvre hurlait à n’en plus finir. La gangrène se met très facilement dans les plaies et condamne rapidement à mort un homme blessé au visage. Nous n’avions presque rien pour l’aider. Je ne voyais pas d’issue. J’avais la main sur mon Glock, la balle était déjà engagée, il n’y avait pas de cran de sûreté. Il suffisait d’augmenter la pression du doigt sur la queue de détente et c’en serait fini des cris. Mon ami SAS m’en a dissuadé.

Le blessé, un camarade du nom de Maher, a survécu. Il a fait une tentative de suicide, puis a été pris en charge en Suisse. Mais il n’a jamais renié son engagement au combat, jamais eu un regret. Nous n’en avons plus jamais parlé, mais ce médic était plus âgé, la cinquantaine bien tassée. Quand je lui dis, avant de partir, que je ne voudrais pas finir comme lui à passer d’une guerre à l’autre, il me regarde froidement avant de lâcher : « La guerre t’a eu, tu es bien pire que nous. Tu ne pourras pas arrêter. »

Il avait raison. Les années suivantes n’ont été qu’un enchaînement de pays africains et de rencontres avec des hommes d’exception. •••

(à suivre)

L'homme qui en savait beaucoup trop. Révélations d'un agent au coeur des secrets d'État, le livre de Marc Eichinger (avec la collaboration de Thierry Gadault) dont ce texte est extrait, est vendu en ligne sous forme d'ebook (9,99 €). Il peut être téléchargé par exemple ici.

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