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Les crimes cachés de Jacques Chirac

Par Théophile Kouamouo

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Qui se souvient de Jean-Louis Coulibaly Kouassi, mort à Abidjan, décapité par l’armée française sous les ordres de Jacques Chirac ? Pour Théophile Kouamouo, les hommages unanimes occultent une dangereuse impunité.

Comment imaginer une seule seconde qu’à la mort de George W.Bush, les commentateurs américains éludent complètement les crimes entourant la plus grosse opération militaire qu’il ait mené : la guerre en Irak ? C’est pourtant dans cette situation surréaliste que nous nous retrouvons, en France, suite au décès de Jacques Chirac. Cette amnésie organisée en dit beaucoup sur notre pays, sur son rapport à ses élites et à son habitus colonial.

Deux balles pour un mort oublié

Alors que l’ancien président français meurt, je pense à Jean-Louis Coulibaly Kouassi. Un sans-voix. Né le 10 septembre 1979, fils unique de sa mère Suzanne Ya Ahou. Mort le 9 novembre 2004, à l’aube de ses 25 ans. Mort à Abidjan, décapité par l’armée française, qui lui a tiré dessus à bout portant, selon des spécialistes sud-africains de médecine légale. Une armée française sous les ordres de Jacques Chirac, qui a ouvert le feu sur une foule de civils désarmés, et tué, au-delà de Jean-Louis Coulibaly Kouassi, plusieurs autres personnes, dont la plus jeune avait 12 ans.

Vous n’en avez jamais entendu parler ? C’est normal. En dehors d’un documentaire partiellement censuré sur Canal +, aucun média mainstream français n’a jamais véritablement traité le sujet. Aucun média français n’est allé rencontrer Suzanne Ya Ahou, pour l’entendre parler de son fils. Pour solde de tout compte, Reporters sans frontières n’avait consacré qu’un seul communiqué à la mort, deux jours plus tôt, d’Antoine Massé, correspondant de presse tué de deux balles – l’une dans la tête, l’autre dans le cœur – par l’armée française, alors qu’il couvrait des émeutes qui lui étaient hostiles.

Tête de veau et sales guerres : hommages sélectifs

Alors que Jacques Chirac meurt, aucun média ne revient sur ce qui n’est pas une bavure, mais un massacre à caractère néocolonial, dont les auteurs - et encore moins les commanditaires - n’ont jamais été mis en examen ni jugés.
La version numérique du Monde , dans son édition Afrique, évoque les circonstances de ce crime tout en l’éludant :

« La Côte d’Ivoire fut d’ailleurs la grande affaire africaine de ses douze années à l’Élysée. Peu après la tentative de coup d’État du 19 septembre 2002, le président Laurent Gbagbo ne tarda pas à accuser Paris d’avoir manœuvré dans l’ombre pour le renverser. La tension atteignit son paroxysme en novembre 2004, après le bombardement de la base militaire française de Bouaké par l’aviation ivoirienne. A cet instant, Paris envisagea sérieusement de chasser M. Gbagbo de son fauteuil et de le remplacer par son chef d’état-major. »

Le Monde explique donc, l’air de rien, que Jacques Chirac a tenté de remplacer un chef d’État élu par un officier félon, dans un pays officiellement indépendant. Parce que des milliers de jeunes sont descendus dans la rue pour contrarier ce projet, des dizaines d’entre eux sont morts, fusillés par notre armée. Sous les ordres de ce président si chaleureux, jovial, accessible, friand de tête de veau et de blagues salaces. Jacques Chirac est mort, emportant avec lui les explications que les familles des victimes de ses choix politiques criminels n’ont jamais reçu - qu’elles viennent du président, de ses ministres ou de ses généraux.

Impunité cinq étoiles

Je pense à Suzanne Ya Ahou, mais je pense aussi à Josette Tilloy, mère de l’un des neuf soldats tués le 6 novembre 2004, dans le bombardement de la base militaire française de Bouaké, évènement déclencheur de la tentative de coup d’État évoquée par Le Monde Afrique. Un bombardement perpétré par des mercenaires biélorusses qui travaillaient officiellement pour le gouvernement ivoirien, mais dont la France chiraquienne a facilité la fuite à plusieurs reprises.

Jacques Chirac est mort vieux, malade et rassasié de jours, auprès de ses proches. Il aura bénéficié d’une impunité cinq étoiles au sujet de toutes les affaires de corruption dans lesquelles son nom avait été cité. Mais qui, en France, sait que cette impunité s’élargit à de graves crimes de guerre ? Même le Nouveau Parti anticapitaliste, faisant dans un communiqué un inventaire à la Prévert des méfaits de notre ancien président, a « oublié » ce sang-là.

Pendant que Jacques Chirac paradait dans le monde entier en disant « non » à la guerre de George W. Bush en Irak, il avait lui-même, bien camouflé par un étrange consensus français, son « petit Irak », selon l’expression de la presse anglo-saxonne de l’époque.

En Jacques Chirac qui meurt, bon nombre d’entre nous voient le dernier président gaulliste ; et voient le gaullisme en question comme un humanisme, un idéal international d’équilibre et de respect du droit international. Il n’a jamais été qu’une posture, un anti-américanisme de positionnement tandis que la France continuait à exercer ailleurs un impérialisme de milieu de gamme. Jacques Chirac l’Africain, c’était donc une posture, frôlant quelquefois la schizophrénie. Ces derniers jours, sur les réseaux sociaux, on a pu revoir cette vidéo, dans laquelle il se pose en avocat d’une Afrique exploitée.

Billets et djembés

Ainsi parlait l’homme dont l’une des âmes damnées, Robert Bourgi, affirmait qu’il avait reçu, pour financer les ambitions politiques du président - et peut-être ses frais de bouche - des dizaines de millions de dollars offerts par des chefs d’État dont les pays figuraient parmi les plus pauvres du monde, qui achetaient ainsi une protection réelle ou supposée. Des liasses de billets souvent transportées à l’intérieur de djembés anormalement lourds, comme pour en rajouter dans le registre des clichés sordides.

Une « démocratie » européenne ainsi financée peut-elle être autre chose qu’une démocratie de basse intensité, corrompue jusqu’à la moelle, capable à tout moment d’importer à l’intérieur de ses frontières la violence d’une vieille colonialité qu’elle n’a jamais osé regarder en face ?

À l’heure où Jacques Chirac meurt, et où un grand nombre de Français semble déplorer le bon vieux temps où les forces de l’ordre leur semblaient plus civilisées qu’aujourd’hui, il est bon de rappeler l’inquiétante continuité entre le destin de Jean-Louis Coulibaly Kouassi, tué en 2004 par des balles françaises, et ceux de tous les éborgnés, mutilés et morts de la séquence politique qui a commencé il y a bientôt un an avec le mouvement des Gilets Jaunes. Nous assistons tout simplement à une extension du domaine de l’impunité.

Crédits photo de Une : Joël Saget / AFP.

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