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Italie, anatomie d'une crise (5/5) - Entre Lyon et Turin, le rail de la discorde

Par Filippo Ortona

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En Italie, le projet de ligne à grande vitesse Lyon-Turin suscite une large opposition militante depuis plusieurs décennies, malgré l'unanimité inverse des gouvernements successifs et des grands éditorialistes. Dans ce cinquième épisode de notre série italienne, Filippo Ortona raconte le "TAV", source de tensions entre la Lega de Salvini et les 5 Étoiles, les luttes des "no-TAV" et les récents développements d'un projet d'ampleur à l'utilité mise en doute.

Pour utiliser un euphémisme, la politique italienne est réputée pour sa vivacité : entre majorités parlementaires toujours au bord de la crise, coups de théâtre et poignards dans le dos, la vie républicaine du pays est particulièrement agitée. Il existe même un mot, « trasformismo  », pour désigner le phénomène de ces parlementaires qui retournent leur veste et passent d’un banc à l’autre au sein de l’hémicycle, héritage d’une phase politique peu reluisante du XIXème siècle.

Il y a pourtant un sujet sur lequel se sont accordés tous les gouvernements - quelle que soit leur couleur -, la très grande majorité des politiciens et des directeurs de journaux depuis 25 ans : la réalisation de la nouvelle ligne ferroviaire Lyon-Turin (que l’on appelle en italien le TAV, treno ad alta velocità , train à grande vitesse).

Qu’ils s’appellent Silvio Berlusconi ou Matteo Renzi, jamais une figure proéminente de la politique italienne n’a exprimé le moindre doute sur l’utilité de ce projet pharaonique - selon la Cour des Comptes, son coût s’élèverait à 25 milliards d’euros -, sur sa faisabilité ou sur son actualité (le projet ayant été présenté pour la première fois au début des années 1990).

Depuis son ouverture, le chantier du tunnel ferroviaire a rencontré une vive opposition de la part des habitants de la vallée de Susa. Les « no-TAV  » affirment que l’œuvre est inutile, puisque le trafic de marchandises sur ce couloir franco-italien ne justifie pas un chantier de cette envergure ; ils considèrent également que les infrastructures routières et ferroviaires existantes, notamment celles du Mont-Cenis et du Fréjus, seraient plus que suffisantes et que les restaurer constituerait un bien meilleur investissement. Ils dénoncent en outre un risque environnemental majeur, en partie lié à la présence d’amiante là où les travaux devraient s’effectuer, et n’omettent pas de signaler le danger de l’infiltration d’entreprises mafieuses pendant les travaux.

Un nombre important d’économistes, d’experts des transports et d’ingénieurs se sont ralliés aux arguments des no-TAV . Ces derniers, grâce à une action massive et radicale, ont réussi a empêcher jusqu’à présent l’avancement des travaux. Ce qui leur a valu des nombreux soucis avec la justice : plusieurs centaines de membres du mouvement ont été arrêtés, incarcérés, voire accusés de terrorisme. Certains sont morts dans des circonstances obscures, comme les activistes Maria Soledad et Edoardo Massari, décédés en prison en 1998.

C’est dans ce contexte répressif que les magistrats de Turin n’ont pas hésité, en 2013, à inquiéter l’écrivain Erri De Luca pour incitation au sabotage et pour avoir déclaré qu’il fallait « saboter le TAV  ». Si De Luca a par la suite été relaxé , d’autres ont eu moins de chance, comme cette étudiante en anthropologie de l’Université de Venise, condamnée à deux mois de prison pour avoir écrit une mémoire de recherche sur le mouvement no-TAV  : présente lors d’un blocus routier no-TAV , le juge l’a reconnue coupable, en 2016, de « concours moral à un acte de violence  ».

Depuis le cycle de manifestations no-TAV de 2011 - où naquit, avant d’être expulsée par la police, la Libre République de la Maddalena , une zone « libérée » qui correspond au site du chantier actuel, près de Chiomonte, dans la Vallée de Susa -, la zone des travaux est surveillée par l’armée et un important contingent policier. « Cela ressemble beaucoup plus à une base militaire qu’à un chantier  », affirmait en 2012 l’eurodéputée autrichienne Eva Lichtenberger, lors d’une visite sur place.

En Italie, un sujet sensible

Si la question de la ligne Lyon-Turin est loin d’être au centre des débats en France, elle est en Italie l’un des sujets les plus sensibles des deux dernières décennies. Si bien que l’on est souvent dans le registre de l’émotion lorsqu’on parle du TAV : les arguments pour justifier la réalisation du projet varient entre la peur de l’isolement de l’Italie et l’idée que s’opposer aux grandi opere (les grands projets d’infrastructures), c’est « s’opposer à la croissance  », comme l’écrivait le Corriere della Sera en octobre dernier .

Italie, anatomie d'une crise (5/5) - Entre Lyon et Turin, le rail de la discorde
Manifestation No-TAV, le 25 février 2012, dans la vallée de Susa. Crédits : Florentina Mattone.

C’est un débat qui a la « capacité de faire perdre aux analystes, aux journalistes et aux politiciens le fil de la pensée rationnelle  », écrit ainsi le chercheur en économie urbaine Antonio Calafati. L’économiste est bien placé pour l’affirmer. En 2005, le mouvement no-TAV connaît un nouvel épisode de mobilisation. Monsieur Calafati, dans le cadre de son cours d’analyse des politiques publiques à l’Université d’Ancône, choisit d’analyser avec ses étudiants le traitement par les grands journaux italiens du débat autour du TAV. Le procédé était tout à fait sincère, assure l’auteur de l’étude dans un ouvrage qui en résume les résultats ( " Dove sono le ragioni del si ?" , 2006, non traduit) : il souhaitait simplement peser les arguments, d’un côté comme de l’autre.

Le résultat le laisse coi : alors que les arguments en faveur du « non » au TAV était très peu représentés, voire tout simplement absents des médias examinés, ceux en faveur du « oui », par ailleurs omniprésents, semblaient vides de toute substance. « Je ne m’attendais pas  » , écrit le professeur dans la préface de son livre, « à ce que des journalistes dont la valeur est indiscutable interviennent dans les principaux quotidiens pour décliner avec des preuves privées de sens leur opinion immanquablement favorable [au TAV]. Je ne m’attendais pas à une pareille superficialité  » au sujet d’un investissement « parmi les plus coûteux de l’histoire économique italienne  ».

Un train qui menace de faire dérailler le gouvernement

La situation a changé avec l’élection des 5 Étoiles, ceux-ci ayant toujours été opposés au TAV. Dans l’épisode 3 et l’épisode 4 de cette série, nous avons montré comment les grillini ont exploité certains comportements, sentiments et thématiques propres à la gauche radicale pour arriver à leurs fins. Le TAV pourrait s’inscrire dans ce sillon : depuis des années, les 5 Étoiles soutiennent les arguments des opposants. L’arrêt des travaux était aussi l’une des promesses les plus tangibles et symboliquement importantes de la campagne électorale des 5 Étoiles. Elle le devint plus encore après l'approbation par le gouvernement, en juillet dernier, du "TAP" , un projet de gazoduc dans la région des Pouilles, qui rencontre lui aussi une vive opposition locale et que les 5 Étoiles avaient promis - avant les élections - d'arrêter.

Cette intention, pourtant, tranche avec l’orientation de la Lega de Matteo Salvini, alliée des grillini au gouvernement, qui compte parmi les partis les plus farouchement partisans du TAV. Dans la vague des crises qui ont frappé ce gouvernement inédit, celle du TAV aura peut-être été la plus grave. Au début de ce mois de mars, confronté au résultat négatif de l’analyse des coûts et bénéfices commanditée par le ministre des transports des 5 Étoiles, Danilo Toninelli, Salvini a promis « d’aller jusqu’au bout  » pour défendre la réalisation du tunnel. « Nous verrons bien qui a la tête la plus dure  », a-t-il menacé, déclenchant ainsi la crise gouvernementale. Au final, après des semaines de crise, les parties ont trouvé un compromis : un délai de six mois avant la publication de tout appel d’offre, donc de toute décision définitive. Le futur du TAV n’a jamais été aussi incertain.

Entre-temps, en février dernier, la ministre française Élisabeth Borne affichait sur les réseaux sociaux son soutien à la réalisation du projet. Quelques jours plus tard, sur le même canal, la Cour des Comptes n’occultait pas ses doutes, soulignant « la faible rentabilité socio-économique du projet et un financement incertain », et renvoyant à un rapport écrit par la Cour en 2012.

Dans ce rapport , la Cour met en lumière le fait qu’il n’existe pas un trafic de marchandises suffisant qui justifierait le chantier. Les magistrats écrivent que le « bilan socio-économique » du projet est « négatif dans tous les scénarios envisagés ». Parmi les recommandations, la Cour conseillait en 2012 « de ne pas fermer trop rapidement l’alternative consistante à améliorer la ligne existante », c’est-à-dire l’une des alternatives proposées par le mouvement no-TAV depuis les années 1990.

Des prévisions incertaines

Des arguments écartés par TELT, la société franco-italienne qui gère les travaux du tunnel ferroviaire le plus contesté de l’histoire. Selon Jonathan Arnould, responsable communication de TELT, l’infrastructure ferroviaire existante serait « au maximum de la saturation  ». Ceci expliquerait pourquoi les « 3 millions de camions qui traversent les Alpes entre la France et l’Italie  » ne se tournent pas vers le rail. « Il n’y a pas d’infrastructure adaptée  », explique Monsieur Arnould, pour que les transporteurs de fret choisissent le rail, qui ne constitue qu’environ 8% du trafic marchand alpin entre les deux pays. L’utilité du projet, affirme le responsable, réside « avant tout [dans] le report massif modal sur le rail  ». Selon les estimations de TELT, la facture ne serait pas si salée que cela, puisque la France ne devrait payer que « 2.2 milliards » d’euros.

Pourtant, selon l’économiste Yves Crozet, l’un des plus importants spécialistes de l’économie des transports français, professeur à Sciences Po Lyon, le coût total serait en effet bien plus élevé. S’il est vrai que le coût du tunnel peut être chiffré à 2,2 milliards d’euros, il faudra ensuite payer davantage pour construire les accès au tunnel, dont une partie est comprise dans la  « section internationale, qui englobe plusieurs tunnels, dont ceux de Belledonne et de Glandon  », explique Monsieur Crozet. « Ces tunnels, on est obligés de les construire  », poursuit le spécialiste, car la France s’y est engagée dans le cadre du traité relatif aux travaux du TAV signé avec l’Italie. Des travaux qui vont « coûter très cher  » à la France, affirme-t-il : « 11 milliards me paraît être une estimation bien prudente  ».

Pour ce spécialiste des transports, il n’y a tout simplement pas assez de trafic de marchandises entre les deux pays. « C’est un phénomène structurel  », explique Monsieur Crozet : lié à la crise mais aussi à l’évolution productive de ces deux pays, le gros du flux de fret étant plutôt orienté sur l’axe italo-allemand via la Suisse et l’Autriche. « Le trafic total de poids lourds dans les tunnels routiers du Fréjus et du Mont-Blanc était encore, en 2016, inférieur de 7 % au niveau de 2007, soit le niveau de 1992  », affirme-t-il.

Italie, anatomie d'une crise (5/5) - Entre Lyon et Turin, le rail de la discorde
Crédits : kcakduman / Flickr - CC.

C’est toute l’idée du « report modal », du passage de la gomme au rail qui devrait être questionné : « C’est un mythe  », avance le professeur. Selon le Ministère de la transition écologique et solidaire, le TAV devrait entrer en fonction en 2029 et assurer « 40% des échanges de marchandises dans la zone  » en 2035, soit « un report estimé à 700 000 poids lourds vers le rail  ». Des chiffres qui ne tiennent pas la route, selon Yves Crozet : « Par quelle baguette magique pourrait-on atteindre cet objectif alors que de 2000 à 2016, le trafic ferroviaire de fret a baissé en France de 40% ?  ».

Pour le spécialiste, « le report modal ne marche pas. Regardez ce qui s’est passé en Allemagne, par ailleurs le meilleur élève à ce sujet à niveau européen : ils ont réussi à reporter le trafic ferroviaire de fret de 40% entre 2006 et 2017. Mais au même temps, la part de trafic routier n’a pas bougé  », car le fret ayant investi les chemins de fer provient, en réalité, du trafic fluvial. Ces marchandises, le « ferroviaire les a prises au fluvial, au Rhin, à la Moselle, mais n’a rien enlevé à la route  ». Cela s’explique, selon Yves Crozet, par le fait que le rail peut concurrencer l’eau « pour un certain type de marchandises, des matériaux lourds, des céréales, du charbon, du pétrole  », mais n’a aucune chance face aux coûts réduits, au possible porte-à-porte, à la vitesse offerts par la gomme.

L’un des slogans phares du mouvement no-TAV a toujours été « contre le TAV est son monde  ». L’une des caractéristiques de ce mouvement, qui explique l’intérêt qu’il suscite chez des dizaines de milliers d’écologistes en Europe, est en effet celle de revendiquer un « autre système » de développement. Pourtant, selon TELT, « la mise en service du Lyon-Turin permettra le transfert d’un million de camions par an de la route vers le rail, soit une réduction des émissions de gaz à effet de serre d’un million de tonnes  ». Une « grossière surestimation des gains environnementaux  » pour Yves Crozet, selon qui les gains de CO2 se limiteraient à un tiers du chiffre fourni par TELT, « même en adoptant les hypothèses de trafic très optimistes des promoteurs du projet  ». Il faudrait donc 25 années « pour compenser les tonnes de CO2 liées à la construction du tunnel  », pourvu que les prévisions des promoteurs s’avèrent réalistes – ce à quoi le Conseil d’Orientation des Infrastructures, un groupe d’études créé par le gouvernement en 2017, n’accorde pas beaucoup de crédit. Selon le rapport du COI, en matière de TAV, « les caractéristiques socio-économiques apparaissent à ce stade clairement défavorables  ».

Plus récemment, la ministre Élisabeth Borne, dans une lettre adressée au préfet de la région Auvergne-Rhône Alpes, indiquait le 8 avril dernier que la priorité, en ce qui concerne cet immense chantier, pourrait être la modernisation des infrastructures existantes. Le projet étant de « donner la priorité aux transports du quotidien  », « les grands projets d’infrastructure doivent s’inscrire dans une démarche de réalisation progressive, en commençant par l’optimisation du réseau dans lesquelles ils s’insèrent  », peut-on lire dans cette lettre. Madame Borne opte surtout pour de nouvelles études sur le projet des voies d’accès, dont il faut évaluer l’utilité « en fonction de la croissance des trafics constatée et prévisible  ». Oui-TAV, mais doucement, très doucement...

Crédits photo de Une : Italian Casual / Flickr-CC.

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