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[Révélations] “Il ne faut pas rencontrer les syndicats” : le dialogue social chez Deliveroo

Par Filippo Ortona

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Une série de mails internes à Deliveroo, que le Média a pu consulter, montre que les managers de la plateforme de livraison de repas ont tenté d’invisibiliser les organisations de travailleurs existantes, tout en poussant un représentant qui leur était favorable : Grégoire Leclercq, président de la Fédération des auto-entrepreneurs.

À l’été 2017, la baisse des tarifs pratiqués par la plateforme Deliveroo attise la colère des livreurs, qui se mobilisent un peu partout en France et inquiètent la start-up anglaise. À l’époque, le Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP), ainsi que d’autres collectifs de livreurs tels que celui de Bordeaux (affilié à la CGT), mènent le combat et demandent à négocier avec les dirigeants de l’entreprise en France. Une première rencontre est organisée à Paris, en septembre 2017, entre des membres du CLAP et des cadres de Deliveroo.

Les livreurs mobilisés demandent ensuite une nouvelle réunion, cette fois-ci plus formelle, et envoient un mail aux dirigeants de l’entreprise. S’ouvre alors une discussion interne chez Deliveroo, qui dure plus d’une semaine et implique les plus hauts cadres de la plateforme, en France et en Angleterre : comment se positionner face à ces syndicalistes ? Comment faire en sorte de ne pas attiser le mécontentement, tout en évitant de les reconnaître publiquement ? Qui inviter, et sous quel statut ?

"Il faut répondre vite"

Le premier message est instructif. Le 3 octobre 2017, Hafeiz A., alors membre du management national de Deliveroo en France, informe ses supérieurs que « les livreurs et les syndicats qu’on a rencontré il y a un mois nous demandent où est-ce qu’on en est par rapport à la prochaine rencontre qu’on leur avait promis ». « Il faut répondre vite », écrit-il.

Hafeiz A. propose d’inviter, « en plus des livreurs qui nous sont favorables », « la Fédération des auto-entrepreneurs. Ce serait une bonne opportunité pour la FNAE de se positionner dans ce nouvel environnement, d’autant plus que nous connaissons bien Grégoire Leclercq ». Il suggère également d’élargir l’invitation à la CFDT. Grégoire Leclercq, 37 ans, est un entrepreneur français, fondateur et président de la Fédération nationale des auto-entrepreneurs et de l’Observatoire de l’Uberisation. Il a toujours affiché son opposition à la requalification des contrats de prestation des livreurs - aujourd’hui indépendants - en contrats de travail, malgré les désormais nombreuses condamnations en justice. 

Deliveroo condamné à respecter le droit du travail
Alors que la plateforme de livraison de repas vient d’être condamnée par le Conseil de prud’hommes de Paris pour travail…

Dans la foulée de l’une de ces condamnations visant la plateforme TakeEatEasy en 2018, M. Leclercq avait publié un communiqué intitulé « la requalification salariale est un non-sens », dans lequel il soutenait que « de nombreuses plateformes proposent aujourd’hui des garanties supplémentaires à leurs travailleurs indépendants, et iraient encore plus loin si le spectre de la requalification n’était sans cesse agité ». En quatrième de couverture de son ouvrage Ubérisation : Un ennemi qui vous veut du bien ? (Denis Jacquet, 2016), il ajoute que « [s’il] ne sert à rien de lutter contre l’ubérisation, nous pouvons, en revanche, décider de conserver tout le bien qu’elle recèle et en maîtriser les aspects les moins souhaitables ».

Suite au mail de Hafeiz A., Joe C., qui travaille dans la communication au quartier général de l’entreprise au Royaume-Uni, répond qu’il est d’accord pour « rencontrer les livreurs » mais pense qu’il ne « faut pas rencontrer les syndicats ». « Nous devrions avoir une ligne de conduite publique, selon laquelle nous aurons un dialogue direct avec les livreurs mais pas avec les syndicats, qui ne les représentent pas », écrit-il, sans pour autant préciser pourquoi les collectifs de travailleurs ne représenteraient pas correctement les livreurs.

Un élément de com’ récurrent chez Deliveroo, repris dans un rapport du think-tank libéral Institut Montaigne publié en avril 2019 et qui avait beaucoup intéressé la ministre des Transports Elisabeth Borne. Un bon nombre de propositions issues de cet “étude” avaient été retenues dans la loi d’orientation des mobilités (LOM), promulguée en décembre (1).

Dans le rapport de l’Institut Montaigne, on pouvait notamment lire que « [le] CLAP et […] Jérôme Pimot [co-fondateur du collectif, NDA], [se] sont imposés comme représentants de fait des livreurs à vélo dans le débat public. À notre connaissance, leur représentativité est loin d’être avérée ». Si aucun livreur n’a été consulté pour l’écriture de ce rapport, plusieurs cadres des plateformes telles que Deliveroo, Uber et Stuart figurent parmi les « personnes auditionnées ».

Grégoire Leclercq, le "bon représentant"

Le 5 octobre, c’est au tour d’Alexis D., cadre de l’agence de lobbying Euros Agency, qui conseille Deliveroo en France, de répondre à la boucle de mails. Même s’il se dit « d’accord sur le principe de ne pas inviter les syndicats », il considère que c’est « difficile, car c’est leur droit ». « Ce que nous pouvons faire, c’est inviter les livreurs qu’on a déjà rencontrés mais pas les syndicats, et voir s’il viennent avec des syndicalistes ou pas », suggère le communiquant.

Dans ce même mail, Alexis D. revient aussi sur l’idée d'élargir l’invitation à Grégoire Leclercq et la FNAE. « C’est une bonne idée sur le long terme », admet-il, « mais c’est trop tôt ». Deliveroo considère Leclercq comme son meilleur atout. « Nous travaillons déjà avec Leclercq au niveau ministériel en essayant de le présenter comme le bon représentant pour les auto-entrepreneurs, et j’ai peur que les livreurs le trouvent trop favorable aux plateformes, et contestent ainsi sa légitimité pour les représenter dans le futur ».

En clair, Deliveroo, tout en contestant la représentativité des collectifs de livreurs et des syndicats en général au sein de l'entreprise, essaie de mettre en avant un représentant qui lui est favorable : Grégoire Leclercq, considéré comme le « bon » interlocuteur, jusqu’ « au niveau ministériel ». Selon les cadres de la plateforme, impliquer le président de la FNAE au sein d’un conflit avec les collectifs de livreurs pourrait l’exposer de façon négative et fragiliser sa future investiture en tant que représentant reconnu des auto-entrepreneurs et interlocuteur privilégié de ceux qui les emploient. 

Interrogé par Le Média, Grégoire Leclercq rappelle qu’à l’époque - en octobre 2017 -, la FNAE travaillait avec plusieurs plateformes : « Il y avait un groupe de travail au ministère de l’Economie avec une dizaine de plateformes - les plus connues : Kapten, Uber, Deliveroo, TakeEatEasy, Foodora ». La Fédération présidée par M. Leclercq siégeait alors dans ce groupe, dans un contexte politique favorable : les ordonnances Macron relatives à la réforme du droit du travail venaient d’être adoptées un mois plus tôt.

Pour le fondateur de la FNAE, son organisation « a la volonté, la vocation, l’envie d’avoir au sein de notre syndicat [sic] une branche dédiée à la relation » entre livreurs et plateformes. Ces dernières ont été informées que cette branche sera mise en place en 2020, d’après M. Leclercq, qui assure tenir ces plateformes « régulièrement au courant ».

Neutraliser les plus revendicatifs

Retour en 2017. Le 5 octobre, Joe C. répond positivement : « Invitez les livreurs sans les syndicats, voyez s’ils veulent que les syndicats participent aussi, et on verra sur le moment ». Finalement, après quelques jours de discussions internes sur les livreurs à inviter et les formalités de l’invitation, une rencontre est organisée dans un hôtel parisien situé près de la Gare de l’Est.

Un détail reste cependant à régler. Les managers français s’interrogent : est-il judicieux de convier à la réunion un livreur et syndicaliste de Bordeaux, Arthur Hay, alors secrétaire du syndicat des livreurs de Gironde ? Dans un mail du 6 octobre, Elie de M., manager de la filiale française, se demande s’il faut l’inclure parmi les destinataires du mail d’invitation : « Est-ce qu’on envoie un mail différent à Arthur Hay pour l’inviter à Bordeaux avec d’autres livreurs, ou on considère que sa présence peut nous être utile, car ses demandes sont extrêmes et discréditent les livreurs ? »

Quelques jours après, Alexis D., le communiquant, lui répond en affirmant que Arthur Hay n’étant plus coursier chez Deliveroo, « il ne faut pas l’inviter personnellement. S’il vient, il faut que ce soit en tant que représentant syndical ». Contacté par Le Média, Arthur Hay affirme que Deliveroo ne l’a jamais convié à cette réunion. Il avait néanmoins décidé d’y participer, en tant que secrétaire du syndicat des livreurs de Bordeaux. Ce qui n’avait pas plu à la plateforme : « Ils ont refusé que je rentre dans la salle », explique-t-il, et ce n’est qu' « au bout de 20 minutes de négociation » qu’il a pu participer à la rencontre.

Pour Edouard Bernasse, aujourd’hui secrétaire général du CLAP, cette réunion n’était que du « bullshit ». « On a parlé de tout et de rien, et à l’issue de cette rencontre, rien n’a été fait ». Un constat partagé par Arthur Hay, selon lequel l’objectif de Deliveroo « était de nous endormir… On avait posé la question de la représentativité syndicale, pour éviter de devoir faire des grèves à chaque fois qu’on voulait communiquer avec eux. Ils nous avaient rétorqué que légalement, ils ne pouvaient pas, sinon ça aurait engendré une reconnaissance du travail salarié ».   

Pour la plateforme, des syndicats non-représentatifs veulent "réduire la flexibilité des livreurs"

Contacté, le service de communication de Deliveroo n’a pas contesté le contenu de nos révélations. Selon un porte-parole de l’entreprise, « Deliveroo considère que ces collectifs et non syndicats ne représentent pas les livreurs car ils souhaitent réduire la flexibilité des livreurs ». La plateforme de livraison affirme au contraire que « M. Leclercq et la FNAE [ont] un rôle important à jouer dans le débat des conditions de travail des auto-entrepreneurs », car ils « représentent les intérêts » de ces derniers. 

En novembre 2019, suite à l’approbation de la loi LOM, Deliveroo a lancé le Forum des livreurs partenaires, une initiative qui « a pour but de permettre aux livreurs, élus par [eux-mêmes], de partager leurs idées et leur expérience directement » avec la plateforme, peut-on lire sur le site dédié. Sur la même page, il est néanmoins écrit que « le Forum n'a pas (2) vocation à traiter les problèmes individuels des livreurs tels que la facturation ou les violations du contrat ». Qui seront donc les interlocuteurs des travailleurs ? « Il ne serait pas normal de [réunir] des représentants élus pour échanger » sur ces questions, nous fait savoir Deliveroo, car elles sont gérées « de manière directe entre l’entreprise et le livreur ».

Le fait que Deliveroo entende gérer toute négociation de façon individuelle et « de manière directe » renseigne peut-être sur l’importance de la bataille de la représentation des livreurs. Une bataille qui oppose les plateformes et la fédération des auto-entrepreneurs d’un côté, les collectifs de livreurs et syndicats de l’autre. 


(1) Cette loi a institué des « chartes sociales » facultatives pour les plateformes, en contrepartie de l’interdiction de requalifier en justice les contrats de prestataires auxquels sont assujettis les livreurs en contrats de salariat (cette dernière mesure a été par la suite censurée par le Conseil constitutionnel).

(2) En gras dans le texte original.

Crédits photo de Une : Jacques Demarthon / AFP.

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