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Qui veut la peau des derniers franquistes ? (1/4)

Par Laura Guien et Fabien Palem

Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Laura Guien et page de Fabien Palem.

Un bourreau et sa victime emportés par le coronavirus ; le combat frustré d’un juge contre les crimes de la dictature espagnole ; l’Argentine, terre d’espoir pour ceux qui refusent le silence et l’oubli : premier épisode de notre série sur l’impunité franquiste.

Printemps 2020. Le Coronavirus fait des ravages à Madrid, épicentre de la contagion en Espagne. Dans une clinique catholique de la capitale, Juan Antonio González Pacheco s’éteint des suites d’une maladie rénale aggravée par le Covid-19. Ce retraité de 74 ans est funestement connu dans le pays : il s’agit de Billy El Niño, l’un des derniers et des plus cruels tortionnaires franquistes. Paranoïaque quant à sa sécurité, Pacheco a d’abord refusé de se rendre à l’hôpital. Traqué par la presse depuis plus de quinze ans, l’ancien bourreau craignait de réveiller une tempête médiatique. Une hésitation qui lui a sans doute coûté la vie.

Covid : 1, Franquistes : 0.

Quelques semaines plus tôt, l’un de ses anciens détenus le précédait : il s'appelait Chato Galante. Farouche adversaire de Pacheco, ce militant du mouvement étudiant et de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) sous la dictature espagnole était lui aussi emporté par le virus. Avec ces deux disparitions, le hasard semble donner une amère leçon à l’Histoire : les bourreaux franquistes vieillissants ont plus à craindre d’une improbable pandémie mondiale que de la justice de leur pays.

Car en dehors d’une surveillance journalistique constante, Billy el Niño coulait jusque-là des jours tranquilles dans un quartier chic de Madrid. Une anomalie démocratique criante à la vue du pedigree de cet ex-flic de Franco, qui doit son surnom de jeunesse à une traduction littérale et un peu idiote de « Billy the Kid ». Syndicalistes, opposants au régime, parfois simples étudiants : cet ancien de la Brigade Politico-Sociale, police secrète de répression du franquisme, a ainsi torturé des centaines de prisonniers passés par les geôles madrilènes.

En 2014, Chato livrait un témoignage détaillé des tortures infligées par le bourreau et ses sbires lors de l’une de ses arrestations. Coups de poings au visage et sur tout le corps, sur la plante des pieds et aux testicules jusqu’à uriner du sang. La liste des sévices est d’un sadisme total. 

La liste noire de la démocratie espagnole

Si Billy el Niño reste un puissant symbole de la cruauté du franquisme, l’Espagne compte d’autres flics zélés à la botte du régime. La semaine de la mort du tortionnaire, le journal barcelonais El Critic publiait ainsi un article intitulé « Les autres Billy El Nino ». Sinistre inventaire des onze policiers franquistes accusés de torture et qui, à l’instar du bourreau de la brigade secrète, ont continué leur carrière en démocratie tout en recevant pensions et décorations sous les gouvernements successifs - de droite comme de gauche.

Dans ce tableau de chasse, le nom d’Antonio Garrido Fernández, qui fit toute sa carrière sous le mandat du socialiste Felipe Gonzalez, avant d’être décoré en 2009 par la Direction générale de la police et de la garde civile. Celui de Manuel Ballestros, génie sadique de la torture et adepte des sévices électriques sur sommier métallique. Ou encore Atilano Del Valle Oter, adepte de la défenestration de militants communistes. Mais cette véritable liste noire de la démocratie espagnole ne s’arrête pas là. De grands noms du système ont paisiblement poursuivi leur carrière après la Transition sans être inquiétés de leur implication dans des massacres et autres crimes contre l’humanité.

Comme l’ex-numéro 2 du régime, José Utrera Molina, disparu en 2017, entré dans l'histoire pour avoir signé la condamnation à mort du militant anarchiste catalan Salvador Puig Antich, dernier prisonnier exécuté en Espagne via le procédé du lacet étrangleur (ou garrot) en 1974. Ou encore d’anciens ministres de Franco, tels Manuel Fraga Ibarne (fondateur d'Alianza popular, formation de laquelle a émergé l'actuel parti de gouvernement de droite, le Partido popular) et Rodolfo Martín Villa. En 1976, le premier était en charge des forces de l’ordre, le second des relations syndicales lors des massacres de Vitoria Gasteiz, au Pays basque, épisode sanglant au cours duquel la police armée fit feu sur des grévistes rassemblés à l’intérieur d’une église, causant 5 morts et 150 blessés. 

C'était le 3 mars 1976. Le Caudillo était mort, pas ses héritiers.

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En 1977,  Felipe Gonzalez (au centre, poing levé) et des militants socialistes participent aux manifestations du premier mai, un an et demi après la mort de Franco. Aux responsabilités à partir de 1982, le gouvernement Gonzalez ne reviendra pas pourtant pas sur la loi d'amnistie, symbole des limites de la Transition. Crédits : Europapress / AFP.

Le verrou de la Transition

Des « petites mains » au service de la barbarie ordinaire du régime, aux plus importants décideurs de l’appareil franquiste, aucun d’entre eux n’aura à répondre de ses actes. Ni après la mort de Franco, ni durant les quarante années à venir. Comment expliquer une telle impunité ?

Pour le comprendre, il faut revenir à peine plus d’un an après les faits de Vitoria Gasteiz . Ce 14 octobre 1977, le tout nouveau parlement se réunit pour approuver sa toute première loi. Dans l’assemblée, look seventies, lunettes carrées, costards aux épaules trop grandes : quelque 350 députés de tous bords politiques sont venus voter “la loi d’amnistie”. Un texte qui, s’il permet de libérer les derniers prisonniers politiques du franquisme, promet également l’amnistie pour les exactions commises par les officiers de la dictature. 

Dans cette assemblée presque exclusivement masculine se fondent les franquistes d'hier. Sur les seize élus d'Alianza popular, quatorze personnes ont évolué à des rôles majeurs de l'appareil politique et administratif de la dictature. La moitié sont des ex-ministres : Fraga (encore lui), Silva Muñoz, Licinio de la Fuente, López-Bravo de Castro, Carro Martínez… Face à eux, dans un discours devenu depuis mythique, l'élu du Parti national basque (PNV, en espagnol) Xabier Arzalluz incarne malgré lui les manquements de cette transition démocratique qui n’en a que le nom, en affirmant au sujet de ce texte fondateur : “Il s'agit simplement d'un oubli, d'une amnistie de tous envers tous, un oubli de tous et pour tous".

Sisyphe et le juge andalou

Le jour du vote de la loi d'amnistie, un jeune Andalou est sur le point de fêter ses 22 ans. Baltasar Garzón - c'est son nom - potasse à l'Université de droit de Séville et rêve d'une brillante carrière. Celle-ci se concrétise en 1988, lorsqu'il est nommé juge d'Instruction à la chambre numéro 5 de l'Audience nationale. Garzón ne tarde pas à se faire connaître pour son implication dans les procès des dictatures latino-américaines (Argentine, Chili…), au cours desquels il active les principes de juridiction universelle, inusités jusque là mais reconnus par le droit espagnol depuis 1985 et la loi organique du pouvoir judiciaire.

Comme le résume le quotidien La Voz de Galicia, le juge andalou résiste à tous ses ennemis, y compris au coronavirus, qu'il a vaincu début avril : "Le covid-19 s'est emparé de Baltasar Garzón (Jaén, 1955), réussissant ce que ses ennemis ont tenté depuis longtemps [...]. Il a survécu à tout, y compris à la politique, même si le virus et le reste lui ont laissé des cicatrices".

Artisan de l'arrestation d'Augusto Pinochet, le 18 octobre 1998 à Londres, Garzón rêve de faire le ménage chez lui, en Espagne. Si Franco est mort depuis longtemps, il reste encore de nombreux seconds couteaux qui, contrairement au dictateur chilien, vivent encore, et pour certains avec tous les honneurs, dans leur mère patrie. En 2010, le tenace juge andalou tente de faire tomber la loi d’amnistie, en portant le cas des victimes du franquisme devant les tribunaux espagnols. En vain.

Le 3 février de la même année, la toute puissante Cour suprême le démet de ses fonctions. Son crime ? Avoir ouvert la boîte de Pandore de la Transition. L'accusation porte sur une supposée "prévarication", un manquement à ses devoirs, grave et en toute conscience. Il est jugé pour avoir remis en cause la prescription des crimes franquistes, pour violation de la non-rétroactivité de la loi d'amnistie. L'Audience nationale, héritière directe du Tribunal d'ordre public franquiste - le même qui couvrit la répression de Chato Galante et de ses camarades - lui claque ainsi la porte au nez.

Finalement relaxé en 2012, il sera ensuite condamné par la Cour constitutionnelle à 11 ans d'exclusion de la magistrature pour une utilisation d'écoutes jugées illégales sur un autre dossier : l’affaire de corruption du réseau Gürtell, impliquant la droite du Parti populaire de Mariano Rajoy. Si le crash de la carrière de Garzón a pu choquer en Espagne, la courageuse tentative du juge a aussi fait naître un mince espoir de justice.

L'espoir argentin

Dans la foulée de la procédure entreprise par le magistrat, une myriade d’associations se coordonnent sur le territoire. La plus structurée d’entre elle, l’ARMH, est créée par Emilio Silva, qui entend poursuivre son combat après l’exhumation et l’identification de son grand-père républicain, assassiné en 1936 par un groupe de phalangistes [la branche politico-militaire de l’appareil d’État franquiste, NDLR]. Conscient que la loi d’amnistie est un verrou légal impossible à forcer, Silva échafaude un plan : aller chercher justice dans un lointain pays.

"Peu après les déboires vécus par Garzón, le juge Zaffaroni et moi-même avons reçu Emilio Silva, se rappelle Matias Bailone, alors jeune secrétaire du juge Zaffaroni à la Cour suprême argentine. C'est Silva qui a eu l'idée de juger la dictature espagnole depuis l'Argentine, comme Garzón avait jugé la dictature argentine en Espagne". Les crimes de guerre et de lèse-humanité, les tentatives de génocide, sont en effet considérés comme imprescriptibles et peuvent de ce fait être jugés partout sur la planète, car ils concernent l'ensemble de l'humanité.

La rencontre de l’autre côté de l’Atlantique entre Silva, Zaffaroni et Bailone aboutit quelques mois plus tard à un argumentaire de 97 pages déposé devant la Cour fédérale argentine. C’est la naissance de la première plainte officielle contre les crimes du franquisme, ou “querella argentina”. En ce printemps de l’année 2010, l’épais dossier est attribué à l’audience N°1 de Buenos Aires et à sa juge Maria Romilda Servini, alors âgée de 74 ans. Les plaignants ont-ils trouvé leur "Baltasar Garzón" argentine ?


La semaine prochaine, retrouvez le second épisode de notre série, "La juge qui venait d'Argentine".


Illustration de Une, de gauche à droite et de haut en bas : Billy El Niño, Franco, Salvador Puig Antich, Baltasar Garzón et Chato Galante. Crédits : Adrien Colrat - Le Média.

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