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En Moselle, Amazon poursuit sa conquête inexorable des campagnes françaises

Par Simon Mauvieux

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Ce sont deux mondes qui se croisent et s’entrechoquent. Celui d’un petit village, en banlieue de Metz. Son église, sa boulangerie et ses rues tranquilles. De l’autre côté, Amazon, son management orwellien, son patron mégalo et son évasion fiscale. À Augny, en Moselle, où un immense centre logistique doit voir le jour en 2021, la crainte des riverains et leur opposition au modèle proposé par le géant du e-commerce font écho à une résistance de plus en plus prégnante en France, alors qu’Amazon étend son empire dans les campagnes de l’Hexagone.

Pour les citoyens d’Augny, tout a commencé en avril 2018, après une réunion de présentation du projet de la réhabilitation de la base aérienne 128, sur le plateau du Frescaty. Cette base, désertée 10 ans plus tôt par les militaires, a laissé une plaie béante de 378 hectares, entre deux villages et des terres agricoles.

Ici, les militaires faisaient la fierté de la région. Les élus de Metz Métropole rêvent de voir cette base réhabilitée pour le développement économique. Un grand plan de réaménagement est lancé dès 2012. Des PME, une terre agricole, des associations, des accès piétons et cyclistes : il s'agit de redonner vie au plateau de Frescaty. Tout au bout de l’ancienne piste de décollage, un entrepôt logistique doit aussi s’installer.

Xaviéra Frisch et Daniel Lecrivain, deux habitants d’Augny qui ont fondé l’association des Riverains du plateau de Frescaty, se souvient de l'enthousiasme collectif initial. « C’est des bons projets, des boites de la région, des associations, on n’était pas contre tout le projet », expliquent-ils. « Et puis en trois minutes, on nous parle du projet « Delta », soit l’implantation d’un centre logistique », se rappelle Daniel Lecrivain. Ce projet au nom cryptique leur est présenté à deux reprises lors de réunions publiques organisées en avril et novembre 2018.

Déjà, les citoyens commencent à s’interroger. Que peut bien recouvrir ce projet delta ? Ils ne le savent pas encore, mais un géant du e-commerce se cache derrière. En août 2019, nos confrères de Reporterre dévoilent l’ampleur de la manœuvre d’Amazon. Une entente de confidentialité, signée deux ans plus tôt par un seul conseiller de Metz Métropole, empêche les élus de divulguer le nom du géant américain.

À la métropole, impossible de refuser les 2000 à 3000 emplois promis par Amazon, et tant pis si les chiffres restent évasifs. « Je ne suis pas enthousiaste sur ce projet, je suis réaliste. Aucune entreprise ne peut créer autant d’emplois sur ce secteur », explique au Média François Henrion, maire d’Augny, qui siège également au conseil de Metz Métropole comme 9ème vice-président. Il affirme que les opportunités d'emploi ont motivé son choix de délivrer le permis de construire.

De son salon, à travers une grande baie vitrée, s’étale le champ de cet agriculteur devenu maire en 2006. C’est ici, derrière son lopin, que sortira de terre cet entrepôt de 24 mètres de haut pour 54 391m2 de surface au sol. « La décision d’accorder le permis de construire m’a empêché de dormir quelques semaines. Mais sur ces 400 hectares, si je dis non et que la métropole n’investit pas, que va devenir ce site ? Ma grande peur, c’est que ça devienne un no man’s land. Pour moi, ce projet était OK si on le faisait avec mes conditions et une intégration environnementale maximale », poursuit le maire, profondément marqué par l'arrêt de l’activité militaire sur la base aérienne.

Mais le premier édile l’annonce clairement : c’est Metz Métropole, plus qu'Augny, qui bénéficiera de l'installation d'Amazon. Les taxes foncières générées par l’entreprise  serviront à financer l’entièreté de la réhabilitation du plateau de Frescaty et feront renaître l'activité sur cette zone abandonnée. 

Les riverains se mobilisent

Les riverains eux, se sentent floués. D'abord de ne pas avoir été mis au courant de l’arrivée d’Amazon. À Metz Métropole, certains connaissaient le projet depuis 2016, mais c’est seulement trois ans plus tard que les citoyens ont appris que l'entreprise de Jeff Bezos allait gérer ce mystérieux centre logisitique. Ils découvrent petit à petit l’ampleur du projet, la taille de l’entrepôt qui ne passera pas inaperçue dans cette région où les champs dessinent un paysage infini.

Il y aura aussi les camions et leur flot incessant. 350 par jour, soit un poids lourd toutes les 5 minutes, 24 heures sur 24, sept jours sur sept, qui circuleront sur la route départementale qui borde Augny et sa voisine Marly. Pour l’instant, à Augny et dans les villages alentours, les habitants sont divisés et tous ne se mobilisent pas contre le géant du commerce en ligne. « On voudrait plus de gens, c’est sûr. Mais les consciences se réveillent petit à petit. Pour notre dernière réunion publique, le parking était complet, on a dû rajouter des chaises, c’était super », se réjouit la fondatrice de l’association de riverains, Xaviéra Frisch.

En un an, ils ont réussi à obtenir les soutiens de 14 collectifs et partis politiques, regroupant pêle-mêle les Verts, le Parti communiste ou encore ATTAC. Tout est parti de ces riverains, pas forcément militants de toujours, qui ont décidé de se lancer pour la première fois dans une contestation collective pour protéger leur carde de vie. Le 24 janvier dernier, ils étaient une centaine à manifester, alors que devait se tenir la cérémonie de la pose symbolique de la première pierre. Elle n’a pas été posée. Une victoire pour les riverains mobilisés, un simple malentendu pour le maire d’Augny, qui affirme avoir décalé la cérémonie car le président d’Amazon France ne pouvait être présent. 

L'emploi, à quel prix ?

La stratégie d’Amazon est toujours la même. Promettre des emplois, beaucoup d’emplois. Mais rester flou sur les véritables chiffres, sur la proportion de CDI ou encore le recours aux intérimaires, une méthode privilégiée par Amazon en période de forte demande. Impossible d’obtenir des chiffres précis : même l'entreprise ne les connait pas en détail. « Sur Frescaty, on n’a pas d’éléments précis, car c’est un projet à l’étude. [Les 3000 emplois] ne sont pas non plus une estimation, juste une référence par rapport à d’autres centres de distribution », tente d’expliquer, nébuleux, le service com' d'Amazon, joint par téléphone.

« L’emploi est le levier qui leur permet de s’implanter, toujours dans des secteurs désindustrialisés, avec un fort taux de chômage », détaille Benoit Berthelot, journaliste au magazine Capital et auteur du Monde selon Amazon, une enquête-fleuve sur l’empire de Jeff Bezos, de Seattle à la campagne française. Senlis (Oise), Saran (Loiret), Sevrey (Saône et Loire), Boves (Somme) : en moins de 20 ans, l’expansion d’Amazon en France est impressionnante. En périphérie des grandes villes, 23 centres de logistique ou de livraison ont fleuri depuis 2007 et l’entreprise prévoit déjà de continuer son développement, près de Lyon et de Rouen.

Partout, l’entreprise séduit par le nombre de salariés qu’elle embauche. Mais le recours aux CDD et aux intérimaires laisse planer un doute sur la qualité de l’emploi créé. Au total, Amazon n’emploie que 9300 personnes en CDI sur toute la France. Dans ces zones rurales et désindustrialisées, le géant américain représente aujourd’hui la nouvelle usine. Ce lieu mythifié qui faisait la fierté des régions, employait des familles entières et structurait l’économie, à l'instar des hauts-fourneaux de Florange, situés à quelques kilomètres de là et définitivement éteints en 2018. « On se battait pour sauver les emplois dans les usines PSA, mais là-bas aussi le travail était difficile. Est-ce qu’on ira se battre un jour pour sauver les emplois chez Amazon ? », s’interroge le maire d’Augny. 

L'usine du "nouveau monde"

Amazon n’est pourtant pas une usine comme les autres. « C'est un laboratoire de pointe dans l'invention d'un nouveau management informatisé, dopé aux algorithmes et au traçage de chaque salarié », détaille Benoit Berthelot. Robotisation, travail de nuit, cadences infernales et sanction pour les « mauvais » employés : la méthode Amazon est imbattable et ne laisse aucune chance à la concurrence. « Amazon va toujours plus loin et les chiffres de la pénibilité sont incontestables. La Caisse d'assurance retraite et de la santé au travail de la Drome a doublé les cotisations d’Amazon, car il y avait trop d’accidents du travail et trop de surcoûts pour les collectivités. Cette pénibilité, c’est parce qu'il existe derrière un système de traçage de la production, qui leur impose un quota de collecte à un rythme effréné », poursuit le journaliste.

Enfin, il y a ce chiffre, régulièrement cité pour illustrer la menace que représente Amazon sur l’économie. Lorsqu’elle crée un emploi, l’entreprise empêche la création de deux emplois ailleurs. C’est l’ancien secrétaire d’État au Numérique, Mounir Mahjoubi qui avance ces chiffres dans une note très largement médiatisée. « C’est un calcul théorique, ça ne calcule pas le nombre d’emplois détruits, ce qui est très difficile à estimer. J’ai calculé qu’un salarié d’Amazon France génère 900 000 euros de chiffre d’affaires, quand un salarié de Carrefour en génère trois fois moins. Il y a 110 000 salariés chez carrefour et 9 300 en CDI chez Amazon. En gros, ça revient à dire qu’Amazon est plus productif, ce qui est logique vu leur méthode de travail et leur optimisation fiscale », avance Benoit Berthelot. 

À Augny, un choix de société qui dépasse les frontières de la commune

« On a tous des aspirations différentes. À l'origine, ce qui me gênait, c’était l’emplacement. Mais en creusant et en faisant des recherches sur Amazon, je me suis rendue compte que ce n’était pas une entreprise parfaite. Elle robotise ses salariés, crée des emplois précaires et en détruit ailleurs. C’est aussi une entreprise extrêmement polluante. Au-delà de l’implantation locale, j’en suis arrivé à me dire qu’en fait, Amazon ne doit juste pas s’implanter en France », défend Xaviéra Frisch.

Car ce qui se joue ici dépasse largement les frontières de cette petite commune de Moselle, et fait écho à une prise de conscience liée aux changements climatiques, à notre rapport à la consommation, mais aussi à la perte du lien social ressentie dans tant de petites communes françaises périphériques. Pour ces opposants, confrontés au pragmatisme revendiqué par la Métropole, un choix de société se dessine sur ce terrain en friche, qui s’apprête à être englouti par les pelles mécaniques.

Contactée, Metz Métropole n’a pas donné suite.


Photo de Une : C'est ici, derrière le champ du maire d'Augny, que poussera le futur centre logistique. Xaviera Frisch et Daniel Lecrivain n'arrivent toujours pas à imaginer qu'un bâtiment de 24 mètres y sortira de terre. Crédits : Simon Mauvieux - Le Média.

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