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[Révélations] Le pactole luxembourgeois qui n'a pas brûlé à Lubrizol

Par Maxime Renahy, Filippo Ortona, Yanis Mhamdi et Téo Cazenaves

Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Maxime Renahy, page de Filippo Ortona, page de Yanis Mhamdi et page de Téo Cazenaves.

Des centaines de millions d’euros s’envolent de l’usine rouennaise vers le Luxembourg, Gibraltar et le Delaware, et remontent jusqu’au fonds d’investissement du milliardaire américain Warren Buffett. Une enquête exclusive du Média.

En complément : Notre enquête vidéo (à retrouver également en fin d'article)

Une absolue transparence ” : après l’incendie de l’usine Lubrizol, le 26 septembre à Rouen, le Premier ministre Edouard Philippe avait promis de faire toute la lumière sur les circonstances de l’accident du site, classé Seveso en raison de sa dangerosité. Le groupe Lubrizol s’est pour sa part engagé à dédommager les habitants et agriculteurs touchés par le désastre environnemental. Alors que la question du montant reste en suspens, nous avons découvert que le groupe Lubrizol faisait remonter des centaines de millions d’euros vers des paradis fiscaux.

Selon notre enquête, cosignée par le lanceur d’alerte Maxime Renahy et la rédaction du Média, le groupe Lubrizol a mis en place un système complexe pour faire sortir des centaines de millions d’euros du bilan du groupe français, à destination d’obscures filiales domiciliées au Luxembourg, à Gibraltar et aux Etats-Unis, jusqu’à la maison-mère, le fonds d’investissement Berkshire Hathaway, propriété du milliardaire américain Warren Buffett.

La cartographie de ce montage financier est particulièrement difficile à dessiner. Cependant, après nous être plongés dans les bilans des différentes sociétés, nous sommes parvenus à retracer la trajectoire des fonds.

Les poupées russes de Mister Buffett

Partons de la fin : l’usine, celle qui a pris feu en septembre. Elle appartient à la société « Lubrizol France », détenue à 100% par une autre société française, « Lubrizol Holdings France ». Cette holding appartient à une autre entreprise, « Lubrizol Luxembourg Sarl », domiciliée dans le Grand Duché. Cette société luxembourgeoise détient plusieurs groupes locaux de Lubrizol, en France ou encore à Hong Kong.

« Lubrizol Luxembourg Sarl » est un véritable miracle en terme de gestion des ressources humaines : en 2018, cette entreprise n’employait que 6 salariés pour gérer un véritable empire de l’Asie à la France...

Ce n’est que la plus petite d’une longue série de « poupées » russes. Lubrizol Luxembourg SARL est détenue par une autre société luxembourgeoise, « Lubrizol (Gibraltar) Luxembourg Limited SCS » (qui n’affichait aucun employé au 31 décembre 2018). Cette SCS est détenue par trois entités domiciliées à Gibraltar, Lubrizol (Gibraltar) Limited, Lubrizol (Gibraltar) Two Limited, et Lubrizol (Gibraltar) Minority Limited. La colonie anglaise est connue pour être une terre propice aux montages fiscaux des multinationales.

Les trois sociétés de Gibraltar sont enfin détenues par « Lubrizol Corporation », basée au Delaware, un célèbre paradis fiscal au sein même des Etats-Unis. « Lubrizol Corporation » et ses filiales appartiennent au fonds d’investissement Berkshire Hathaway, détenu par Warren Buffett.

Les échanges entre ces filiales relèvent de plusieurs mécanismes, qui expliquent les avantages fiscaux qu’un groupe comme Lubrizol peut tirer de ce type de stratégie. Explications.

De confortables dividendes

Le premier mécanisme est celui des dividendes. Entre 2016 et 2018, Lubrizol France (propriétaire du site industriel de Rouen) a fait remonter 420 millions d’euros de dividendes vers sa « maison-mère », la holding française. Celle-ci a elle même envoyé vers l’entreprise d’au-dessus, la Sarl luxembourgeoise, 640 millions d’euros entre 2016 et 2017.

À son tour, cette dernière a envoyé 550 millions d’euros vers la structure qui la détient, la SCS basée au Luxembourg. La SCS luxembourgeoise distribue ensuite 340 millions vers des sociétés situées au Delaware et aux Pays-Bas, et 205 millions vers d’autres sociétés domiciliées à Gibraltar et au Delaware à la fin de l’année 2017.

Au total, entre 2017 et 2018, nous avons pu constater que la SCS luxembourgeoise a touché près d’un milliard d’euros (956 millions) en dividendes, qui lui ont été payés par diverses entités appartenant à la firme Lubrizol.

Dettes et prêts, l’artifice fiscal

D’après les documents que Le Média a pu consulter, le groupe Lubrizol profite d’un autre mécanisme pour faire remonter de l’argent vers les paradis fiscaux : celui des prêts intra-groupe. C’est une pratique courante chez les grands groupes multinationaux : une filiale contracte un emprunt auprès d’une autre structure du même groupe basée dans un paradis fiscal. Le but est toujours le même : échapper au fisc.

Le remboursement de la dette est prioritaire : lorsque la filiale rembourse le prêt, avec intérêts, ces paiements sont souvent non imposables. Une pratique fiscale épinglée par les autorités européennes : dans un rapport de 2013 rédigé par l’un de ses groupes d’études, le Parlement européen considérait que cette pratique permettait la réduction “ du profit imposable dans le pays avec l’impôt plus élevé ”. “ Le Luxembourg a un traitement particulièrement favorable des revenus issus des intérêts ” de ce type de prêt, peut-on lire dans le même document (1) .

Lubrizol Luxembourg Sarl a octroyé en 2016 un prêt de 617 millions d’euros à sa propre filiale française, Lubrizol Holdings France. Deux ans plus tard, en 2018, la Holding rembourse 200 millions d’euros à sa maison mère luxembourgeoise, et 12 millions au titre des intérêts.

De poupée en poupée, le mécanisme du prêt semble être un standard chez Lubrizol. Lubrizol Luxembourg Sarl est elle-même bénéficiaire d’un prêt : un milliard et 35 millions lui ont été confiés en 2016 par sa “maison mère” située elle aussi au Luxembourg, Lubrizol (Gibraltar) Luxembourg Limited SCS. En 2019, la première a remboursé 295 millions d’euros à la deuxième. Ce montant se décompose en 147 669 122 euros d’intérêts et 147 330 877 euros de remboursement de capital. On appréciera à nouveau le montant élevé des intérêts remboursés par rapport au montant du capital emprunté.

Contrôles de Bercy : une piqûre de moustique

Ces arrangements inter-entreprises ont réveillé l’intérêt du fisc français. Dans l’un des documents que nous avons pu consulter, il est fait état de plusieurs contrôles fiscaux effectués par Bercy, “ portant sur les taux d’intérêts qui avaient été retenus pour les deux emprunts contractés auprès de Lubrizol Luxembourg SARL ”. Des contrôles qui regardent, en particulier, les exercices allant de 2011 à 2016.

En clair, les contrôleurs fiscaux se sont penchés sur les prêts entre la Sarl (basée au Luxembourg) et Lubrizol Holdings, la holding française qui détient Lubrizol France, propriétaire de l’usine. Selon le fisc, donc, ces prêts auraient été contractés avec des taux d’emprunts anormaux. Comme nous l’avons décrit, cette stratégie permet aux grands groupes de masquer des flux d’argent vers les paradis fiscaux, en les dissimulant dans un mécanisme de prêt et de remboursement.

Après négociation " , lit-on dans ce document, Lubrizol Holdings France a dû rendre au fisc un peu plus d’un million d’euros. Une piqûre de moustique pour un géant tel que Lubrizol, dont les remontées d’argent hors de France se chiffrent en centaines de millions d’euros. La faiblesse de l’amende – s’il n’y en a pas eu d’autres - apparaît dérisoire compte tenu des remontées d’argent que nous avons reconstituées vers les paradis fiscaux.

Comparées aux sommes gigantesques qui partent au Luxembourg, les sommes prévues pour dédommager les victimes de Lubrizol (entre 50 et 80 millions d’euros, selon des indiscrétions émanant de Matignon) semblent très faibles. Interrogé par nos soins, le Premier ministre Edouard Philippe a botté en touche, refusant de nous répondre en prétextant que nos questions n’avaient “ rien à voir avec le question de l’indemnisation ”.

Warren Buffett, philanthrope

En février dernier, dans une interview accordée à la télévision américaine CNBC , Warren Buffett, le richissime propriétaire de Lubrizol et de ses multiples filiales implantées dans plusieurs paradis fiscaux, déplorait que “ les riches [soient] clairement sous-taxés par rapport au reste de la population ”. Et face aux inégalités croissantes, il proposait de taxer un peu plus les gens comme lui : “ je n’y vois pas de problème ”, ajoutait-il .

Au Média, on sait être touchés par de belles déclarations de générosité. Cher Warren, ne vous fatiguez pas à envoyer ces millions au Luxembourg, à Gibraltar ou dans le Delaware. Soutenez plutôt un média indépendant : aucune société-écran à créer, aucun prêt intragroupe à rembourser. Il suffit juste de cliquer sur le lien suivant :

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(1) En version originale : “ Inter-company loans given from entities in lower-tax states to subsidiary companies in higher-tax countries pass interest income to the lower-tax state, reducing the taxable profit in the higher-tax country. This profit is further reduced the higher the interest rate or level of debt. Luxembourg has beneficial tax treatment of interest income ”.

Photo de Une : Rouen, incendie de l'usine Lubrizol, le 26 septembre 2019. Crédits : Daniel Briot / Flickr - CC.

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