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Barcelone : le piège que Manuel Valls tend à Ada Colau

Par Éric Fassin

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"Si l’offre de Manuel Valls était acceptée, beaucoup des soutiens d’Ada Colau auraient le sentiment que le choix du pouvoir l’a emporté sur le désir de politique qu’elle incarne". Le sociologue Eric Fassin, soutien d'Ada Colau, activiste du droit au logement portée à la tête de la mairie de Barcelone en 2015, met en garde l'édile catalane contre la dangereuse proposition de l'ancien ministre de l'Intérieur.

Manuel Valls a perdu l’élection municipale à Barcelone. Toutefois, il tente aujourd’hui de convertir son échec en une position de force inattendue : il pourrait faire basculer la majorité en faveur de la maire sortante. Il a même l’habileté de ne rien demander en contrepartie de ses voix. Ada Colau pourrait donc bien être tentée d’accepter ce cadeau : après tout, elle n’a rien négocié. On songe à ce dicton, qui court de Chaucer à Shakespeare : « Pour souper avec le diable, il faut une longue cuillère ». De fait, comment Ada Colau pourrait-elle être compromise, quand elle a si bien su garder ses distances avec son adversaire venu de France ? Pas d’accord de gouvernement, nous dit-on !

Sans doute. Mais c’est mal connaître l’histoire de Manuel Valls. Celui-ci est passé maître dans l’art de transformer la défaite dans les urnes en victoire tactique et de soutenir ses adversaires, selon l’expression française, « comme la corde soutient le pendu ». Lors de la primaire citoyenne de 2011, Manuel Valls représentait l’aile droite du PS. Les électeurs ont sèchement rejeté cette option : parmi les candidats socialistes, il arrivait bon dernier, avec moins de 6% des voix. Mais il a aussitôt accordé son soutien au favori, arrivé en tête au premier tour : François Hollande. Résultat : Manuel Valls a été chargé de diriger la campagne du futur président. C’était pourtant sur une ligne clairement marquée à gauche.

Mais au lendemain de l’élection de François Hollande en 2012, le virage à droite est symbolisé par… Manuel Valls. Nommé ministre de l’Intérieur, celui-ci a pesé de tout son poids jusqu’à réduire au silence la ministre de la Justice, Christiane Taubira : l’héroïne du « mariage pour tous » n’aura pas un mot pour critiquer la politique qu’il mène contre les migrants roms ; elle se résignera même à rester au gouvernement lorsqu’il deviendra Premier ministre. De fait, Manuel Valls a réussi à imprimer l’image de sa fonction à tout le gouvernement : tout se passe alors comme si le Parti de l’ordre était au pouvoir – qu’il s’agisse de la répression contre les migrants ou contre les manifestants, du démantèlement du Code du travail ou de la tentative d’opposer au terrorisme la déchéance de nationalité, de sinistre mémoire.

"On ne déjeune pas avec le diable, même avec une très longue cuillère"

Le piège aujourd’hui tendu à Ada Colau n’est pas le même ; il le rappelle pourtant. Considérons en effet les deux principes qui ont dicté sa ligne de conduite depuis l’élection du 26 mai : d’une part, refuser de se laisser définir par la question de l’indépendance (pour ou contre) ; d’autre part, affirmer le clivage entre droite et gauche. C’est pourquoi elle a préconisé (en vain) un front de gauche, avec l’ERC et PSC. C’est aussi pour ces deux raisons qu’elle a rejeté l’alliance avec Ernest Maragall, dès lors que celui-ci voulait inclure dans sa majorité les indépendantistes de droite de Junts per Catalunya. Or aujourd’hui, si elle acceptait le cadeau empoisonné de Manuel Valls, Ada Colau se ferait élire par ses voix de droite, qui rejoignent le PSC sur le constitutionnalisme anti-indépendantiste. La coïncidence avec la fin du procès des prisonniers politiques le soulignerait : Barcelona en Comú aurait ainsi renoncé à « l’équidistance ».

On se souvient de l’ultime vidéo de cette campagne municipale  : le « face à face » entre la maire candidate (« Je ne pense pas oublier qui je suis ») et l’activiste qu’elle avait été (« Je serai ici pour te le rappeler »). Ada Colau s’est employée à rendre la politique plus désirable ; Manuel Valls s’acharne au contraire à la réduire à un pur jeu de pouvoir. Si l’offre de Manuel Valls était acceptée, beaucoup des soutiens d’Ada Colau, à Barcelone et dans le monde entier ( j’en fais partie ), auraient le sentiment que le choix du pouvoir l’a emporté sur le désir de politique qu’elle incarne. Autrement dit, c’est la force symbolique d’une manière d’exercer le pouvoir sans en être captive que la candidate aurait perdue pour garder la mairie.

Manuel Valls n’a pas besoin de négocier de contrepartie ; son objectif serait atteint : la crédibilité de son adversaire serait entamée. La maire aurait perdu en légitimité ce qu’elle aurait gagné en pouvoir. Un cadeau n’est jamais gratuit ; celui-ci pourrait se payer très cher. Ada Colau ferait donc bien de méditer la formule d’un autre ancien Premier ministre français, Raymond Barre, qui en 1985, après la percée électorale du Front national, renversait le dicton traditionnel : « On ne déjeune pas avec le diable, même avec une très longue cuillère. »


Éric Fassin est sociologue et professeur à l'Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis.

La présente tribune est parue le 13 juin en catalan dans le journal ARA et en espagnol dans les colonnes de CTXT.

Crédits photo de Une : Maire de Barcelone / Flickr - CC.

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