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Nous sommes tous des nègres et nous vaincrons

Dans le dernier épisode de notre module d’actualité bihebdomadaire, Théophile Kouamouo réagit à la gêne et à l’irritation que produisent, chez certains Français appartenant aux classes populaires, les revendications des sans-papiers ou le mouvement Black Lives Matter. Une irritation qui doit le céder à la solidarité. Car le non-citoyen sans droit est au coeur du projet porté par le capitalisme mondialisé pour les peuples d’ailleurs et d’ici.

Aujourd’hui, je n’ai pas envie d’être enjoué, acide et grinçant. Disons que je n’ai pas trouvé l’inspiration.
Depuis plusieurs jours, sur différentes plateformes, j’ai lu les commentaires au bas des vidéos de notre webTV, Le Média. Des commentaires majoritairement indignés sur notre monde et sur la vie comme elle ne va pas.
Mais aussi, dans une proportion certes minoritaire, des commentaires violents, méchants, contre les sans-papiers qui manifestent dans Paris, alors qu’ils devraient être, n’est-ce pas, dans un avion les ramenant dans leur pays.
Des propos cyniques, suspicieux sur les manifestations antiracistes de ces derniers jours, qui seraient téléguidés par George Soros ou je ne sais quel dieu sur terre capable d’écrire l’histoire en quelques transferts d’argent vers des officines secrètes. Des propos qui, toujours, opposent et divisent les laissés pour compte de notre mondialisation néolibérale. Ceux qui les propagent dans le cadre d’une stratégie politique délibérée, je n’ai rien à leur dire. Mais à toi, qui vis dans la pauvreté, la précarité ou la peur du lendemain, et qui te laisse aller à liker ou à relayer de telles « idées », je voudrais parler.

Ce que je te reproche n’est pas d’ordre moral. Je ne t’en veux pas de ne pas être « gentil » et « compatissant » avec les sans-papiers ou les victimes colorées des violences policières. Je te reproche ton manque de lucidité sur toi même, sur le camp auquel tu appartiens, dans cette guerre globale contre les pauvres et la classe moyenne qu’est la mondialisation capitaliste. Cette guerre qui ne fait que commencer.

Je te reproche de ne pas endosser fièrement ton statut, de chercher dans ta nationalité, ton autochtonie ou ta blanchité une sorte d’avantage comparatif, un je ne sais quoi qui te distinguerait, par exemple, d’un travailleur sans-papiers venu d’Afrique subsaharienne.

Et pourtant, ce travailleur-là, ce travailleur sans droits, dont le statut se rapproche le plus de celui de l’esclave du temps jadis, eh bien il est l’avenir qu’on te prépare. C’est toi après les quatre ou cinq prochaines lois travail. Et te voilà qui utilise contre lui l’argument du droit. Mais c’est ce droit là qu’on modifie en ce moment même pour te bouffer de la tête jusqu’aux pieds. As-tu entendu parler de leur dernier truc, de leur truc de l’après COVID, les accords de performance collective ? Tu y crois vraiment, en la sacralité de la loi ?

Je t’entends le dire d’ici. Les réfugiés politiques et économiques sont des déserteurs. Ils ont fui leur pays au lieu de se battre chez eux contre leurs dirigeants corrompus, contre un ordre international inique. Mais entends-tu les bourgeois qui t’expliquent déjà que si l’industrie de ton pays s’effondre, et s’il y a tant de délocalisations, c’est aussi à cause de toi ?
Je te vois aussi affirmer que “ces gens-là” émigrent parce qu’ils font trop d’enfants, notamment sur les terres arides du Sahel. Tiens, tiens, tu parles comme Emmanuel Macron.

Je ne dis pas qu’il ne faut pas engager des transitions démographiques, je dis juste que c’est la sortie de la grande pauvreté qui les rend possibles. Et je dis aussi que la culpabilisation de ceux qui ne peuvent rien changer aux déséquilibres du monde, ça suffit. Je dis que tu ne peux pas valider des arguments du même tonneau que “ces salauds de pauvres qui polluent la planète en roulant au diesel”.

Je ne sais pas trop pourquoi, mais tu t’irrites d’un déconfinement des colères qui passe, dans de nombreux pays occidentaux, par le mouvement Black Lives Matter. Et par la réactivation, en France, du combat du Comité Adama.
Tu étais en train de répéter les éléments de langage de Castaner and Co sur le racisme au sein de la police française, qui serait imaginaire, quand Mediapart et Arte Radio ont fait fuiter des conversations terribles de membres de notre police nationale, radicalisés dans le fascisme le plus abject. Dans les 29 minutes de ce document audio, on entend à plusieurs reprises un mot : nègre.

Un mot infâme. Et pourtant. Je suis un nègre, l’ouvrier Renault menacé de chômage perpétuel à Maubeuge est un nègre. Nous sommes des nègres. Oui, toi aussi, tu l’es. Même si tes parents et tes grands-parents ne l’étaient pas.
Attention, je ne te parle pas de la négrification de la France, cet élément de propagande nazie remis au goût du jour par des idéologues dangereux. Je te parle de ce que le philosophe et historien Achille Mbembe appelle le devenir nègre du monde. Je te parle de ce que l’essayiste Xavier Ricard Lanata appelle “la tropicalisation du monde”.

Ce qu’ils nous expliquent, c’est qu’après avoir ravagé les terres lointaines en les soumettant à son appétit jamais assouvi, le capitalisme contemporain revient en Europe, là d’où il est parti, pour la coloniser et la dépouiller, comme dans une sorte d’apothéose criminelle.

Et justement qu’est-ce que le nègre, sinon la figure absolue et prophétique de la négation de l’humanité d’un grand nombre par cette logique du profit radicalisée qui présida à la traite et au colonialisme ? Dès lors, l’attitude la plus conséquente et en réalité la plus révolutionnaire, au cœur de ce processus qui entend bien te broyer, n’est-elle pas d’accepter de descendre dans les cales de l’humanité pour en sortir avec une armée de frères et de sœurs retrouvés ? Pour enfin faire masse et informer la minorité de possédants habituée à diviser pour mieux régner que le temps de sa toute-puissance est terminée.

Je suis, tu es, il est, nous sommes les nègres d’aujourd’hui et de demain. Et nous devons en être fiers, pour nous libérer de l’emprise d’une domination qui s’appuie sur ce que Milan Kundera appelle le narcissisme de la petite différence. C’est peut-être parce qu’ils l’ont compris que des dizaines de millions de jeunes, sans aucune distinction de couleur de peau crient aujourd’hui, dans les rues de tant de villes du monde…

Black lives matter. Les vies noires comptent. Proclamer la valeur de ces vies si dévalorisées partout dans le monde, y compris en Afrique, au bout de six siècles d’un capitalisme prédateur… c’est affirmer aujourd’hui et ici la primauté de la vie sur le profit.

Black lives matter. Me Too. Ces slogans crient, au cœur de notre monde où les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent, la puissante aspiration de milliards d’êtres humains à la liberté, à l’égalité et à la fraternité. Nous devenons tous nègres. Et les nègres vaincront.

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