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Pesticides : pas de trêve pour les tueurs d'abeilles

Par Léo Ruiz et Guillaume Vénétitay

Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Léo Ruiz et page de Guillaume Vénétitay.

La crise du coronavirus n’arrête pas l’agrobusiness : les producteurs de pesticides et leurs alliés entendent profiter de la situation pour gagner du terrain. C’est le cas du géant américain Corteva, qui tente de diffuser ses produits à base de sulfoxaflor, un dérivé des fameux néonicotinoïdes, interdits en France depuis fin 2018 pour leurs effets ravageurs sur les pollinisateurs.

En février dernier, Maître Bernard Fau, l’avocat historique de l'Union nationale de l'apiculture française (UNAF) avait le sourire aux lèvres lors de l’Assemblée générale du syndicat. "J’étais tout heureux d’annoncer que le délai d’appel était expiré pour la société Corteva Agriscience, et que nous n’avions reçu aucune notification”, explique-t-il aujourd’hui. Quelques mois plus tôt, le 29 novembre 2019, le tribunal administratif de Nice donnait raison à l’UNAF et aux deux autres associations requérantes, Agir pour l’environnement et Générations futures, en annulant l’autorisation de mise sur le marché du Closer et du Transform, deux insecticides à base de sulfoxaflor, une substance active dévastatrice pour les pollinisateurs.

L’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), qui avait délivré ces autorisations le 27 septembre 2017, et Corteva Agriscience, la société d’agrochimie (née de la scission en trois du géant américain DowDuPont) qui produit ces pesticides, étaient condamnées à verser 1500 euros chacune aux trois associations. Dans la foulée, un décret du 30 décembre 2019 ajoutait le sulfoxaflor à la liste des substances actives interdites en France. “J’étais surpris de cette absence d’appel, reprend Maître Fau. D’habitude, les agrochimistes font systématiquement des recours. J’ai vite déchanté”.

Le message est simple : dans la même logique que celle du grignotage du droit de travail face à la nécessité de "sauver l'économie", les garde-fous environnementaux doivent sauter pour une agriculture française en danger.

Le 12 mars, en pleine crise sanitaire, un courrier arrive : Corteva a bel et bien fait appel de la décision auprès de la Cour administrative de Marseille. Contactée par Le Média, la firme se contente de répondre par un communiqué, dans lequel elle prétend que le sulfoxaflor est “un nouvel insecticide qui ne pose pas de risque inacceptable pour les abeilles lorsqu’il est utilisé en accord avec les recommandations de l’étiquette”, et regrette une décision “qui prive les agriculteurs français d’une solution pour protéger leurs cultures dans un contexte où le nombre de solutions se réduit”.

"Foire au lobbying" pour "sauver l'agriculture"

Une petite chanson reprise en chœur par l’agro-industrie et ses principaux défenseurs depuis plusieurs semaines, qui résonne jusque dans les couloirs des ministères et des préfectures. Le “contexte”, à savoir la crise du Covid-19, sert de justification à tous les recours et autres écarts réglementaires. Le plus frappant étant les dizaines d’autorisations préfectorales permettant la réduction des zones de non-traitement (ZNT) aux pesticides entre les champs et les habitations, passées de 5 et 10 mètres à 3 et 5 mètres selon les cultures, à la suite d’une proposition de la FNSEA (le syndicat agricole le plus puissant).

Le message est simple : dans la même logique que celle du grignotage du droit du travail face à la nécessité de “sauver l’économie”, les garde-fous environnementaux doivent sauter pour sauver une agriculture française en danger. “Le ministre de l’Agriculture, Didier Guillaume, qui classe comme agribashing n’importe quelle critique du système de production, propose dans son discours actuel un storytelling dans lequel les agriculteurs sont presque des héros. J’ai le plus grand respect pour les agriculteurs, mais la crise sanitaire ne change rien aux problématiques environnementales. Cela ne doit pas être l’occasion de mettre son mouchoir dessus et oublier”, prévient François Veillerette, de Générations futures. L’ancien vice-président de la région Picardie (2010-2015) alerte également sur l’épandage d’engrais azoté, irritants pour les voies respiratoires. “Il faut les réduire au maximum, des gens contaminés par le coronavirus auront besoin de toutes leurs ressources”, appuie-t-il.

Ces pressions et passages en force sur l’environnement, Martin Pigeon les constate aussi depuis Bruxelles, où il travaille pour l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO) sur les questions liées à l’agrobusiness, aux pesticides et aux OGM. “Avec la crise, tout le monde y va, c’est la foire au lobbying, et pas que sur l’agriculture, lance-t-il. En France, la FNSEA a eu la peau des ZNT. En Allemagne, ce sont les nitrates. Au nom de la nécessité d’accélérer la reprise, on demande de ne pas appliquer la réglementation sur l’agriculture, l’environnement, l’urbanisme. C’est du délire”.

Face à ces offensives des industriels et de leurs alliés politiques, le chercheur et militant pointe une des contraintes des associations et de la société civile : la difficulté de faire corps depuis chez soi. “Avec le confinement, on ne peut pas mener d’actions, organiser de manifestations. Ils en profitent, évidemment”. Alors restent les tribunaux, où les défenseurs de la nature, et notamment des abeilles, souvent qualifiées de “sentinelles de l’environnement”, ont l’habitude de combattre depuis des années. Et de l’emporter. 

30% de mortalité chez les abeilles

Deux décennies que cette minuscule filière ne laisse aucun répit aux géants de l’industrie phytosanitaire. “Au début, nous faisions rigoler tout le monde. Nous sommes devenus des interlocuteurs craints et respectés. Aujourd’hui, les industriels regardent à deux fois avant de mettre sur le marché un produit ou substance nouvelle”, s’enorgueillit Maître Fau. Leur première cible à l’époque : le gaucho, un insecticide produit par Bayer et autorisé sur le marché français en 1994. Sa substance active, l’imidaclopride, attaque le système nerveux des insectes.

Le gaucho appartient à la famille des fameux néonicotinoïdes, très vite dénoncés par les apiculteurs pour leurs effets dévastateurs sur les ruches. “Au milieu des années 1990, la production de miel en France était de 32000 tonnes par an. Aujourd’hui, on est à environ 12000 tonnes”, assure Henri Clément, apiculteur dans les Cévennes et porte-parole de l’Unaf. Pire, le taux de mortalité des abeilles atteint 30% en moyenne chaque année. C’est presque six fois plus qu’avant l’arrivée des néonicotinoïdes dans le traitement des grandes cultures comme le colza ou le tournesol.

Pesticides : pas de trêve pour les tueurs d'abeilles
Crédits : Antoine Bovard / Flickr - CC.

Ces substances sont pratiques pour les agriculteurs parce qu’elles fonctionnent contre n’importe quel insecte ravageur. Mais elles attaquent vraiment tout : invertébrés du sol comme les vers de terre, les abeilles, les bourdons, les coccinelles…”, explique Jean-Marc Bonmatin, chargé de recherche au CNRS d’Orléans et spécialiste de l’action des neurotoxiques chez les insectes. 

Ce combat contre le gaucho et les néonicotinoïdes a été long. Les apiculteurs ont réussi à en faire un incontournable à force de procédures fondées sur des études universitaires et indépendantes. En 2013, la Commission européenne imposait un moratoire partiel sur trois substances (imidaclopride, thiaméthoxame, clothianidine). “Jusque là, les industriels faisaient les règles, ils participaient aux méthodes d’évaluation des pesticides. Ce moment fut très important, d’autant que c’était la première fois qu’une telle décision se fondait sur des raisons environnementales et plus seulement sur des risques pour la santé humaine”, rappelle Martin Dermine, apiculteur bruxellois et chargé “Santé & environnement” pour l’ONG PAN-Europe.

Les multinationales ont essayé d’obtenir l’annulation de cette décision devant le Tribunal de l’UE ainsi que des dédommagements - Syngenta réclamait un minimum de 368 millions d’euros. Sans succès, et les restrictions se sont étendues en 2018. Les firmes phytosanitaires cherchent alors à contourner les règlements, comme c’est le cas de Corteva avec le sulfoxaflor. L’entreprise ne présente pas sa substance, approuvée à l’échelon européen il y a cinq ans, comme un néonicotinoïde.

Le nom est différent. Mais quand on regarde comment la molécule agit, c’est le même mode d’action que pour un néonicotinoïde. Dans sa structure, on retrouve des constituants similaires”, assure Jean-Marc Bonmatin. Pas dupes, les défenseurs des abeilles ont rapidement répliqué. La France a interdit cinq néonicotinoïdes (contre quatre au niveau européen) avec la loi biodiversité de 2016, et est allée plus loin que l’UE en bannissant les substances chimiques ayant un mode d’action identique, à l’instar du sulfoxaflor via le décret de décembre dernier.

Le recours de Corteva devant la Cour administrative de Marseille doit s’analyser comme un gain de temps. “C’est probablement une stratégie économique : l’appel leur permet d’être dans une situation intermédiaire et de faire pression sur d’autres États, membres de l’UE ou non”, analyse Jean-Marc Bonmatin.

La méthodologie d'évaluation critiquée

Ces victoires marathons laissent des traces, et les critiques remontent désormais à la source. Les tirs se dirigent vers l’Anses, qui serait coupable de légèreté face à l’industrie. “Son évaluation se base sur une expertise portant sur la substance active majoritaire et non sur l’intégralité de la spécialité phytopharmaceutique. Cette méthodologie fait l’impasse sur les co-formulants et entraîne une sous-évaluation très importante de la toxicité du produit”, attaque Maître Fau.

D’autres dénoncent les copinages ou les passerelles entre les firmes et l’agence. Ils plaident pour un nouveau mode d’évaluation avant la mise sur le marché de ces pesticides. “On demande que les industries abondent un fonds pour le coût de l’évaluation, car ce n’est pas au contribuable de payer pour leurs profits futurs, et que ce fonds soit géré par la puissance publique pour faire les études, qui seront ensuite publiées afin que la communauté scientifique puisse s’en saisir”, défend Martin Pigeon. 

La crise sanitaire pourra-t-elle servir à amplifier la protection des abeilles et de la biodiversité en abandonnant un modèle agroindustriel favorisant l’utilisation de substances comme le sulfoxaflor ? La fécondité de débats et d’idées novatrices ne masque pas la résistance du vieux monde.

Le modèle actuel n’est pas tenable dans la durée, mais il ne faut pas simplifier des problèmes complexes. Ces produits phytosanitaires sont risqués pour les abeilles. Mais si les agriculteurs n’ont pas de solutions pour traiter leurs cultures et être rentables pour les exploiter, ils vont arrêter”, déclare Eric Lelong, président de la commission apiculture de la FNSEA.

Début avril, le Canard Enchaîné révélait que le Medef avait adressé un courrier à la ministre de la Transition écologique, Elisabeth Borne, réclamant un moratoire sur certaines normes environnementales. La raison invoquée : le coronavirus. 

Crédits photo de Une : Romain Decker / Flickr - CC.

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