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Féminisme, la victoire argentine - La marée verte, le Chili et Bolsonaro (3/3)

Par Fabien Palem

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Le séisme de la légalisation de l’IVG en Argentine provoque des remous dans tout le continent sud-américain. Au Brésil, Bolsonaro et les chrétiens réactionnaires répètent leur opposition à l’avortement. Au Chili, les militantes féministes entendent capitaliser sur la victoire de leurs voisines. Dernier épisode de notre série consacrée au féminisme argentin.

Retrouvez les deux premiers épisodes de notre série : "Les Pibas, l'IVG et la fin du patriarcat" et "Catholiques progressistes contre le Saint-Siège"

Deux semaines à peine se sont écoulées depuis que les Argentines ont conquis l'IVG. De l'autre côté de la Cordillère des Andes, le débat sur le droit des femmes à disposer de leur corps s'invite, le 14 janvier, dans l'enceinte du Congrès chilien. L'initiative vient d'élues d'opposition au président de droite Sebastián Piñera, pour sa part farouchement opposé à ce projet de loi. À Santiago, la capitale, et dans la ville côtière de Valparaíso, des milliers de femmes sortent manifester en soutien à la dépénalisation de l'avortement.

L'influence de la victoire argentine est évidente. Une causalité immédiate et revendiquée, comme le prouvent les propos de la députée chilienne Maite Orsini, à la tête de la commission Femme et équité de genre de la chambre basse : "Il ne fait aucun doute que la marée verte d'Argentine a provoqué une onde de choc en Amérique latine et dans le monde.

Les députées qui portent le projet chilien souhaitent modifier trois articles du code pénal (342, 344 et 345) qui prévoient des poursuites à l'encontre des professionnels de santé réalisant des IVG. Déjà présentée en 2018 au Congrès par dix élues, la motion parlementaire a pour objectif de faire reculer cette pénalisation "après les quatorze semaines de gestation". 

Camila Rojas, 30 ans, est sociologue à l'Université de la Frontera, à Temuco, dans le sud du Chili. Elle regrette ce "retard de cent ans" par rapport au pays voisin : "Dans mon pays, le débat tourne pour le moment autour d'une dépénalisation et non d'une loi prévoyant l'IVG sûr et gratuit comme chez les Argentines. En Argentine, ce débat a eu lieu en 1920". Selon Camila, les interactions et la "complicité" entre les mouvements féministes des deux côtés de la Cordillère des Andes se matérialisent sur le plan virtuel, avec les réseaux sociaux, mais aussi "de manière physique". "C'est notamment le cas dans le sud du pays où nos allers-retours d'un côté et de l'autre de la frontière sont incessants".

Féminisme, la victoire argentine - La marée verte, le Chili et Bolsonaro (3/3)
Des militantes chiliennes manifestent à Santiago, le 25 novembre 2020. Dans le pays andin, le mouvement féministe a pris une part importante dans la contestation du pouvoir du président de droite, Sebastian Piñera. Crédits : Martin Bernetti / AFP.

Si les voisines chiliennes n'ont pas loupé cette occasion en or de faire émerger ce débat, d'autres pays d'Amérique latine ont également senti les secousses du raz-de-marée venu de Buenos Aires. En Équateur, au Mexique, en Colombie ou en République dominicaine, les organisations féministes, les médias et les institutions ont fait résonner la nouvelle. Mais les pro-IVG ne sont pas les seules à profiter de l’évènement argentin pour faire valoir leurs arguments. Au Brésil, c'est le président d'extrême droite Jair Bolsonaro qui a réagi le plus vite. "Tant que cela dépendra de moi, [la loi sur l'IVG] ne sera pas approuvée sur notre sol", a déclaré le président brésilien, sûr des convictions d'une grande partie de sa base électorale.

Le Brésil, pays le plus peuplé d'Amérique du sud, sera peut-être l'un des champs de bataille les plus difficiles pour les féministes. Dans ce pays, le ministère des Femmes, de la famille et des droits humains est aux mains d'une pasteure évangélique, et la législation concernant l'avortement n'a pas évolué depuis 1940.

Selon María Pía López, sociologue et docteure en Sciences sociales à l'Université de Buenos Aires, la réaction de Bolsonaro "montre que les nouvelles droites fascistes ont peur de quelque chose de plus vaste que la contagion de la marée verte". "C'est une posture de rejet envers tout ce que la droite englobe péjorativement par le concept "idéologie de genre", pour évoquer les mouvements actuels qui remettent en cause les hiérarchies de race, de classe, de genre…", dénonce cette spécialiste de l'Amérique latine.

En tant que mouvement social, le féminisme ne semble admettre aucune frontière dans la région. Ni sociales, ni spatiales. Interclassiste et transgénérationnel, il se répand d'un pays à l'autre sous l'effet des interactions personnelles et collectives. La légalisation de l'IVG étant l’objectif principal à court ou moyen terme, comme en atteste cette publication de la Campaña argentine pour le droit à l'avortement légal, sûr et gratuit : "Aujourd'hui, la promulgation de la loi 27.610 de Régulation de l'accès à l'interruption volontaire de grossesse constitue le point culminant de notre lutte mais pas son point final… Nous continuerons pour garantir sa mise en œuvre, dénoncer les manquements à la loi et lutter en faveur de la libération des prisonnières [des femmes poursuivies pour avoir pratiqué un avortement, NDLR]. Aujourd'hui, nous nous renforçons. L'avortement est légal. Nous visons toute l'Amérique latine et les Caraïbes."

Les foulards verts du continent

Dans la gestation de la Campaña, les Argentines signalent le rôle crucial des Encuentros, les Rencontres nationales des femmes, un événement organisé aux quatre coins du pays, tous les ans et sans discontinuité depuis 1986... Jusqu'en 2020, à cause de la pandémie. Pendant trois jours, des milliers de femmes de tous horizons se réunissent pour débattre des problématiques les concernant. L'IVG fait partie des sujets majeurs et les discussions sont aussi ouvertes à celles qui y sont opposées. Se dessine ainsi une expérience démocratique unique, où les réunions en non-mixité ouvrent des discussions importantes. 

Les Encuentros constituent également des "lieux d'internationalisation et d'échanges d'expériences", selon María Pía López. Parmi ces milliers de femmes présentes lors des manifestations et des ateliers-débats, des migrantes vivant dans le pays et des étrangères venues pour l'occasion se mêlent à la grande majorité d'Argentines. C'est lors d'une de ces rencontres qu'a été créé le foulard vert, symbole de la lutte pour la légalisation de l'IVG en Argentine, qui est aujourd'hui visible partout dans le sous-continent.

Si les campagnes militantes ne connaissent pas de frontières, c'est que les drames vécus par les femmes se répètent ci et là. Ce qui explique que l'expérience du mouvement "Ni una menos" (Pas une de plus) ait fait tâche d'huile, pour inspirer la campagne mexicaine "Vivas nos queremos" (Nous nous voulons en vie) ou le tout récent "Mai féministe" chilien, également fondé sur la dénonciation des violences faites aux femmes [la Canción sin miedo, hymne féministe mexicain chanté jusqu'en France, est un exemple de l'export des références culturelles du mouvement féministe, NDLR].

S'il existe des interactions, nombreuses entre les mouvements, il n'empêche que "les contextes historiques nationaux sont propres à chaque pays", comme le rappelle María Pía López. Les mouvements chilien et argentin investissent tous deux l'espace public mais répondent à des "processus politiques différents", aux yeux de Camila Rojas. "Ici, les revendications féministes s'intègrent à la bataille pour la rédaction de la nouvelle constitution, poursuit la sociologue chilienne, qui a veillé jusqu'à deux heures du matin le soir du débat et du vote au Sénat argentin. Celle qui est en vigueur date de 1980. Elle a été rédigée en pleine dictature et situait le début de la vie à la formation du fœtus".

Parmi les critiques émises à l'égard du mouvement argentin, la psychologue chilienne María Paz Pino, 27 ans, signale "son eurocentrisme". Installée en périphérie de la capitale Santiago, dans une région rurale et éloignée des lieux de pouvoir, Pino travaille auprès de femmes issues des populations précoloniales. La jeune femme, spécialisée en violences de genre, insiste sur l'importance de dénoncer le reste des poids structurels qui pèsent sur la vie des femmes, "ce qui est parfois relégué par les campagnes pro-IVG, c'est-à-dire l'éducation sexuelle, les violences domestiques, la violence obstétricienne…" Les droits des femmes, conquis dans les villes, devront être défendus dans ces territoires reculés.

Illustration de Une : Adrien Colrat - Le Média TV.

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