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Vers un incendie planétaire ? Les leçons ignorées de l'Australie en feu

Par Rémi-Kenzo Pagès

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1,25 milliard d'animaux ont péri dans les incendies en Australie : le bilan provisoire est catastrophique, mais les scientifiques avaient pourtant alerté. Les scènes apocalyptiques révèlent un futur dévasté par le réchauffement climatique. D'autant que l'Australie n'est pas seule à brûler.

Le koala a soif. Il rampe vers un cycliste pour boire à sa gourde. La vidéo a fait le tour des réseaux sociaux, comme celle des glaciers de Nouvelle-Zélande, recouverts de suie, ou celle de touristes effrayés pris au piège sur une plage. Ces images virales sont un aperçu des incendies qui ravagent l'Australie. Sydney suffoque. L'état d'urgence est déclaré dans l'île-continent. Lorsqu’ils ne fuient pas assez vite, les kangourous brûlent, eux aussi. Quand ils en réchappent, ils errent jusqu'à tomber déshydratés, rejoignant les charniers d'animaux qui bordent les routes calcinées. Une hécatombe. On aperçoit les feux depuis l'espace, sur des images captées par satellite. Les fumées atteignent la stratosphère ; au dessus du Pacifique, le soleil prend une teinte rouge-orangée du fait de l'atmosphère chargée en particules fines. Bienvenue dans la nouvelle décennie. 

Des scientifiques du Muséum national d'histoire naturelle parlent même d'un million de milliards d'animaux morts dans les feux australiens, en prenant en compte la « biodiversité invisible ». Philippe Grandcolas, directeur de recherche au CNRS et au Muséum national d'Histoire naturelle, précise leurs conclusions : « Si l'on prend en compte tous les animaux, on atteint des chiffres colossaux, parce que les insectes, les arthropodes, les mollusques, les vertébrés sont présents en très grand nombre et participent tous d'un ensemble. La biodiversité, ce ne sont pas seulement les koalas et les kangourous ». 

D'autant plus que « les écosystèmes ne sont pas des collections d'organismes juxtaposées : ce sont des systèmes dans lesquels ils interagissent les uns avec les autres. Vous avez des oiseaux insectivores, des prédateurs d'oiseaux, des insectes qui pollinisent les plantes. Si on abîme la présence des individus et leurs relations, on met en danger de manière plus grave et durable les écosystèmes. Ceux qui ont survécu vont se retrouver dans des environnements dévastés, où le couvert végétal n'existe plus ou peu, avec des cendres partout, où la nourriture ne sera plus disponible, où le micro-climat sera dégradé. C'est tout un environnement bouleversé », poursuit le chercheur, interrogé par Le Média.

"Une dynamique qui se poursuit depuis plusieurs décennies"

La situation n'en est que d'autant plus grave : l'Australie possède une biodiversité unique, menacée par l'homme. Le continent s'est individualisé il y plusieurs millions d'années, développant une faune et une flore endémiques. Les marsupiaux et autres koalas ne sont que la face visible de l'iceberg. Malheureusement, « l'homme occidental a amené avec lui une quantité d'organismes exotiques qui ont engendré des problèmes colossaux », rappelle Philippe Grandcolas, qui précise que « ces espèces sont en danger parce que l'homme dégrade les milieux. [...] L'Australie est devenue un grand terrain de jeu : il y a beaucoup d'exploitations forestières, minières et agricoles incompatibles avec des environnements désertiques ou secs, et le changement climatique est très intense ».

Pourtant, le pire aurait pu être évité : l'Australie était prévenue. En 2005, un rapport du CSIRO, un organisme de recherche australien, faisait mention de l'augmentation de jours à risque de feu pour le sud-est du pays : de 4 à 25 % d'ici 2020 (l’estimation haute s’est avérée être la bonne) et jusqu'à 70% d'ici 2050. Les prévisions étaient connues des scientifiques. « Ce n'est pas un phénomène soudain, c'est une dynamique qui se poursuit depuis plusieurs décennies », indique le chercheur du Muséum national d'Histoire naturelle.

Surtout que l'île-continent est habituée aux feux de forêts d'eucalyptus. Si la situation dégénère autant, c’est parce que le changement climatique encourage la fréquence et l’intensité des incendies sur une période de l’année désormais plus étendue, comme l’explique Yann Robiou du Pont, chercheur à l’IDDRI (l’Institut du développement durable et des relations internationales. « Il y a des records en températures journalières à plus de 40 degrés, un record de sécheresse depuis plus d'un an. Tous ces facteurs font que ces feux ont de plus en plus de chances de se produire », résume ce spécialiste du climat, qui a travaillé à l’université de Melbourne de 2013 à 2018.

Des points ardents de biodiversité

L'odeur de brûlé atteint même la Nouvelle-Calédonie, pourtant située à plusieurs milliers de kilomètres des côtes australiennes. Un matin, « le ciel était voilé. Depuis Nouméa, on a l'habitude de voir les montagnes, et ce jour-là on ne voyait rien », raconte Shankar Meyer, coordinateur de l'association Endemia, qui établit la liste rouge des espèces menacées en Kanaky. Sur cet archipel aussi, les incendies font rage, y compris dans une partie de la réserve naturelle intégrale, qui bénéficie des plus hauts niveaux de protection.

Tout comme l'Australie, ou encore l'Amazonie, autre région du monde qui fait parler d'elle pour ses brasiers, la Nouvelle-Calédonie est un point chaud de biodiversité. C'est désormais un point ardent qui brûle et où la sécheresse sévit. 2019 est une année record d'incendies dans l'archipel - la plus destructrice depuis 2001 selon l'Observatoire de l'environnement Nouvelle-Calédonie (OEIL). Le suivi satellite opéré par l'OEIL fait état de 676 incendies détectés pour l'année 2019, pour une surface totale de 29 000 hectares brûlés, dont des forêts humides, jusque-là préservées.

Dans Les Nouvelles Calédoniennes, le quotidien de l'archipel, Rémi Gallina, président de l'Union des pompiers calédoniens, détaille un calvaire inédit. Les pompiers « ont pris la saison des feux de forêt comme une claque. Dès que le vent s'est levé, les incendies se sont enchaînés. Ils n'ont pas eu un moment pour respirer ». Il lance un cri d'alerte : « les élus n'ont pas compris que les saisons extrêmes que l'on vit actuellement vont perdurer. On ne peut plus parler de saison exceptionnelle ».

Un phénomène inquiète particulièrement Shankar Meyer : « Après un incendie, le couvert végétal est hautement endommagé et le système racinaire ne fait plus son travail pour retenir le sol », ce qui se répercute sur les réserves d’eau, indique le coordinateur d’Endemia. Dans ces îles, les rivières s'assèchent. Sur le site de l'OEIL, on peut lire que « la destruction du couvert végétal par le feu amène à la réduction de la ressource en eau, en quantité comme en qualité, et à l'émission des gaz à effet de serre, contribuant au changement climatique. Autre conséquence : l'augmentation du risque d'érosion, dont les effets sur l'ensemble des milieux naturels vont du glissement de terrain au recouvrement des récifs coralliens par apport de terre dans le lagon, en passant par le colmatage des cours d'eau ». 

Dans un autre document, L'observatoire précise qu'« en Nouvelle-Calédonie, les incendies ou « feux de brousse » constituent l'une des premières causes de destruction des milieux naturels. Que ce soit directement ou indirectement, des écosystèmes sont touchés sur terre, dans les rivières, et jusqu'en zone côtière ». Avec des résultats dramatiques, comme la « diminution de la ressource en eau et de sa qualité ».

Pas de retour à la normale

La forêt joue un rôle de régulation dans le cycle de l'eau. Durant la saison des pluies, elle se gorge de liquide, telle une éponge, et optimise l'infiltration du liquide en freinant le ruissellement, ce qui limite les crues. Durant la saison sèche, elle restitue cette ressource et limite les effets de la sécheresse. Sauf que cette fois, la forêt a brûlé. Pour les scientifiques de l’OEIL, il est difficile d’envisager un retour à la normale immédiat : « La fragmentation des forêts enclenche un cercle vicieux : plus les forêts sont morcelées, plus les incendies peuvent consumer leurs pourtours et plus les fragments seront petits, isolés, et exposés aux feux. On assiste donc non seulement à une transformation du milieu naturel et des services qu'il rendait, mais aussi à l'augmentation du risque que de nouveaux incendies y sévissent, réduisant l'espoir de retour à la forêt initiale ».

Autre conséquence, la disparition potentielle d'espèces, comme le Pichonia Munzingeri, un arbuste endémique de Nouvelle-Calédonie emporté par les flammes. Gildas Gâteble, le botaniste de l'Institut agronomique néo-calédonien qui a découvert l'espèce, est bouleversé. Contacté par Le Média, il raconte : « Cet arbuste a un insecte pollinisateur qui lui permet de se reproduire. Sa disparition entraînera certainement la disparition de cet insecte. C'est tout un chaînon de biodiversité qui s'éteint en cascade ». Résigné, le botaniste s’inquiète d’un appauvrissement de l'écosystème local et observe après les incendies « une homogénéisation de l'environnement avec l'arrivée d'espèces de fougères qui dominent et favorisent de nouveaux incendies ». Malgré les alertes données, les constats établis année après année, les îles continuent de s'embraser. 

Tous les points chauds de biodiversité sont concernés : l'Amazonie, la Sibérie, l'Alaska, le Groenland, l'Asie du Sud-Est ou encore l'Afrique centrale et Madagascar. Même les forêts primaires sont touchées : Sumatra, Bornéo, la République démocratique du Congo, la Tanzanie, la Zambie, autant de territoires qui se consument. En 2019, un rapport de l'Agence Spatiale Européenne (ESA) établi à la suite de la mission satellite Copernicus Sentinel-2, révélait qu’il y aurait plus d'incendies qu'on ne le pensait. Ils génèrent une augmentation des émissions de gaz à effet de serre qu'on ne mesure pas encore avec précision.

Selon une note de la NASA, 70% de la surface terrestre qui flambe se trouve en Afrique. A La Réunion, une note d'information publiée en Août 2019 par le laboratoire de l'Atmosphère et des Cyclones fait état de fortes concentrations de polluants gazeux, notamment d'ozone, accompagnées d'une brume, relevées dans les montagnes réunionnaises. Leur origine ? Les feux sur le continent et à Madagascar. Presque 1 000 kilomètres séparent pourtant les deux îles. Dans l'Hexagone aussi, le risque est fort. En 2010, un rapport interministériel indiquait qu'en 2050, la moitié des forêts de métropole serait concernée par les feux de forêts.

La crainte d'un feu unique et planétaire

« Sur Terre, il y a toujours quelque chose qui brûle », peut-on lire sur le site du FIRMS (Fire Information for Ressource Management System), une initiative de la NASA qui recense les incendies. En 2019, plus de 50 millions d'hectares ont brûlé, d'après l'agence spatiale américaine, qui craint de voir les feux se rejoindre et n'en former plus qu'un.

La dystopie est réelle. Philippe Grandcolas du Muséum national d'Histoire naturelle prévient : « Les forêts ne se reconstituent pas en cinq ou dix ans, et ces milieux vont être encore plus soumis au réchauffement climatique dans les années à venir ». En Nouvelle-Calédonie, Shankar Meyer d'Endemia estime que le retour à la normale se compte en siècles. Voire plus, selon Gildas Gâteble, pour qui il faudra entre 2000 à 3 000 ans sans impact de l'homme pour retrouver la forêt kanak d'origine. Le botaniste se demande même si le point de non-retour n'est pas déjà atteint. 

Vers un incendie planétaire ? Les leçons ignorées de l'Australie en feu
Crédits : Adrien Colrat / Le Média.

Les catastrophes se multiplient. Les incendies n'en sont qu'un avatar parmi d'autres. « Peut-être que les gens vont enfin prendre conscience que ce ne sont pas juste quelques inondations, quelques degrés de plus ici ou là... Le changement climatique va se traduire par un certain nombre d'événements hors normes dont la fréquence augmente », ajoute le directeur de recherche au CNRS. Venise sous les eaux, l'Occitanie inondée, des coulées de boues gigantesques en Chine, les glaciers qui fondent et la banquise arctique qui craque sous les pas de l'explorateur Mike Horn : autant d'événements qui n'ont plus rien de naturel et évoquent une atmosphère de fin du monde. Le capitalisme a fait son choix. « [Les évènements de] ce début d'année 2020 deviendront la norme », explique le spécialiste du climat Yann Robiou du Pont, de l'IDDRI, qui considère que « le pire est à venir ».

Et après le déluge ?

Ces catastrophes en série sont autant de signaux qui devraient nous convaincre de redresser la barre. Des solutions existent mais le chantier est titanesque, notamment dans la gestion des incendies en Australie. Il faut combattre le feu par le feu. Pour Yann Robiou du Pont, le chercheur de l'IDDRI, l'une des manières de prévenir les incendies est de brûler en amont ce qui peut servir de carburant dans les forêts d'eucalyptus, à la manière des aborigènes. De petits feux pour éviter les gros.

« Ces populations ont fait cela de manière très savante pendant des millénaires. C'est l'une des plus vieilles cultures au monde, présente sur l'île depuis plus de 80 000 ans, une culture qui a été ignorée par les colons », rappelle le scientifique. « Ils avaient des méthodes très spécifiques, en commençant à des points précis pour ne pas bloquer la biodiversité et pour que les espèces puissent s'enfuir. Ils avaient une science du feu », énonce celui qui considère qu'il est temps d'associer les peuples aborigènes à la gestion des forêts et de les inclure dans les programmes de prévention. En espérant qu'il ne soit pas trop tard pour gagner la lutte contre ces flammes qu'on ne sait plus circonscrire.

Photo de Une : Incendie en Nouvelle-Galles du Sud, Australie, le 6 janvier 2020. Crédits : Saeed Khan / AFP.

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