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Les suites de notre enquête sur Rubis et le pétrole de Daesh

Par Thierry Gadault

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La France a-t-elle protégé l’entreprise spécialisée dans le stockage pétrolier impliquée dans le trafic illégal du pétrole de Daesh ? Oui, selon une note signalant son rôle, transmise à l'époque aux pouvoirs publics.

La scène se déroule le 2 septembre 2014, au Parlement européen. La commission des Affaires étrangères auditionne Jana Hybášková, alors cheffe de la délégation de l’Union européenne en Irak. Questionnée sur les mesures à prendre contre Daesh, l’ambassadrice répond de façon directe : « La question essentielle pour l'Etat islamique, c'est le pétrole. J'en suis convaincue, si ce n'est pas la question-clé, alors c'est la première des questions-clés. Tout ce que nous pouvons faire et tout ce que vous pouvez faire en tant que parlementaires pour apporter des solutions juridiques intelligentes en matière de sanctions contre tous ceux qui font le commerce de ce pétrole illicite est d'une importance capitale […] Malheureusement, certains Etats membres européens achètent ce pétrole ».

La diplomate, qui met donc en cause des Etats-membres de l’Union, n’en dira pas plus, contrainte par une obligation de confidentialité. Quatre mois plus tard, toujours dans l’enceinte du Parlement européen, Federica Mogherini, alors haute-représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, répond à une question posée par le député européen Jean-Luc Mélenchon et confirme les propos de l’ambassadrice en Irak, tout en essayant d’en réduire la portée.

« Le trafic de pétrole par l'EIIL et, ensuite, son éventuel achat non-intentionnel par des États membres de l'UE est dû au fait que le pétrole brut fourni aux raffineries provient de différentes zones, dont certaines peuvent être contrôlées par l'EIIL. Il existe un vaste réseau d'intermédiaires et d'entreprises privées à travers l'Irak qui achètent et revendent du pétrole brut de contrebande (ou non). Ce pétrole étant mélangé, on ne connaît pas exactement sa provenance », affirme Federica Mogherini.

Dès la mi-2014, les plus hautes instances européennes sont donc au courant du trafic pétrolier mis en place en Irak et en Syrie par Daesh pour financer l’expansion de son régime de terreur et les attentats qui seront commis en son nom un peu partout dans le monde. Notamment en France, dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015, dans le XIème arrondissement parisien et aux abords du stade de France, où se joue alors le match France-Allemagne.

La question du financement occulte, notamment par le trafic pétrolier, de l’organisation djihadiste est d’ailleurs au cœur des discussions internationales. Le 12 février 2015, le conseil de sécurité de l’ONU, dont la France fait partie, vote la résolution 2199 qui demande aux Etats de lutter plus énergiquement contre les organisations islamistes terroristes au Moyen-Orient. Les revenus du pétrole de Daesh sont particulièrement ciblés.

Comme tous les grands pays dotés de moyens de renseignement performants, la France a donc dû enquêter sur les moyens mis en œuvre par Daesh pour vendre son pétrole. C’est d’ailleurs ce que confirme, durant l’été 2015, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, dans une réponse écrite à une question posée par la députée Laurence Arribagé.

Les suites de notre enquête sur Rubis et le pétrole de Daesh
Question de la députée Laurence Arribagé soumise au ministre de la Défense.

Et là, surprise. Le ministre contredit Jana Hybášková et Federica Mogherini. « Les services de renseignement du ministère de la Défense n’ont à ce jour recueilli aucun élément permettant d’établir l’existence de relations commerciales entre des intermédiaires œuvrant au contact de Daech et des compagnies pétrolières européennes ou des Etats membres de l’Union », affirme Jean-Yves Le Drian. 

Un an plus tôt, en septembre 2014, le Parlement européen était averti que du pétrole de Daesh arrivait sur le marché européen. Un an plus tard, en août 2015, les services de renseignement français n’ont rien remarqué de suspect…. Ce n’est peut-être pas un mensonge, mais ça y ressemble fortement ! 

Autre hypothèse : nos services de renseignement sont totalement incompétents. Le secteur pétrolier en France est en effet un tout petit monde. Total, quelques raffineurs, des sociétés dans le parapétrolier, et Rubis. La plupart des sociétés sont cotées en bourse et publient donc, tous les trimestres, des rapports d’activité et, une fois par an, un rapport annuel (document de référence) certifié par des commissaires aux comptes. Il est donc facile, avant même d’interroger les dirigeants, de savoir si ces sociétés sont actives dans la zone concernée et peuvent, volontairement ou non, prêter leur concours au trafic illégal du pétrole de Daesh.

Révélations - Quand le pétrole de Daesh refait surface...
Implanté depuis 2012 en Turquie, le groupe français Rubis, spécialisé dans les infrastructures pétrolières portuaires et la…

De plus, les entreprises, ou leurs commissaires aux comptes, peuvent aussi agir, sans attendre d’être convoquées par un service de renseignement. Ne serait-ce qu’en faisant un signalement à Tracfin si elles ont un doute sur l’activité d’une de leurs filiales dans cette zone. Contacté par Le Media, Tracfin a refusé de communiquer sur les signalements reçus ou non de la part d’entreprises françaises présentes en Turquie et qui pouvaient être en relation, directement ou indirectement, avec Daesh.

Pour comprendre la raison de la réponse du ministre de la Défense à la députée en 2015, il n’y a donc qu’une seule chose à faire : le joindre, ainsi que son ancien directeur de cabinet, Cédric Lewandowski, devenu depuis le numéro 2 d’EDF, qui avait la haute main sur les services de renseignement selon les portraits de lui parus dans la presse à l’époque. Ce que nous avons fait par téléphone, à plusieurs reprises, et mail dès le vendredi 5 juin. A ce jour, ni l’un ni l’autre ont répondu. 

En fait, les services de renseignement ont bel et bien enquêté sur Rubis. « Une note sur cette entreprise a été produite », affirme ainsi une source proche du ministère de la Défense, qui ne sait pas quelle suite a été donnée par les pouvoirs publics de l’époque. Interrogée par Le Media, la direction de la communication du groupe Rubis indique, dans un mail en date du 22 juin, n’avoir « jamais été contacté par les services de renseignements français dans le cadre d’une enquête quelconque ».

Elle dément également « avec la plus grande fermeté les allégations publiées dans [notre] article du 2 juin ». Tout en donnant une version ambiguë de son rôle : « Rubis Terminal Petrol est une société de services qui assure le stockage de produits pétroliers pour le compte de ses clients qui sont les seuls propriétaires des produits stockés dans le terminal de Rubis Terminal Petrol. À aucun moment Rubis Terminal Petrol n’achète ni ne vend de produits pétroliers, elle est simplement un opérateur de la chaîne logistique de ses clients ». 

Que le pétrole, qui a transité dans ses cuves en Turquie, ait pu être fourni par Daesh semble donc n’avoir jamais préoccupé le groupe Rubis. Sans l’utilisation d’installations portuaires essentielles, comme celles du groupe français, Daesh n’aurait pourtant pas pu écouler son pétrole, ni financer son régime de terreur.

Illustration de Une : Adrien Colrat - Le Média.

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