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Écologie politique et festivals d'idées : trouble dans le « greenwashing »

Par Charles Guingouine

Professeur à l'Université d'Erewhon

Une controverse survenue ces jours-ci autour du financement apporté par de grands intérêts privés au festival « Agir pour le vivant » illustre bien les enjeux considérables du « greenwashing », c'est-à-dire le « blanchiment » de responsables de la crise écologique via l'affichage de leur soutien à des initiatives « vertes ». L'affaire met en évidence les questions stratégiques auxquelles l’écologie politique se trouve confrontée. Et la réticence de ses acteurs intellectuels à sortir d'un cadre consensuel pour reconnaître les divergences d'intérêt au sein des sociétés, autrement dit la nécessaire conflictualité de la politique.

Le Professeur Charles Guingouine, de l’Université libérée d’Erewhon, nous a fait parvenir ce texte, qui nous a paru susceptible d'intéresser les lecteurs du Média.

Le washing (littéralement « lavage », en anglais), c’est le « blanchiment » que s’efforcent d’obtenir auprès de l’opinion publique des auteurs d’actions indéfendables en affichant à peu de frais d’autres actions très positives et valorisées dans l’air du temps. Il peut notamment être rose (pinkwashing), en couvrant par exemple le racisme avec des marques d’amitié et de soutien envers les minorités sexuelles. Ou vert (greenwashing), comme le pratiquent désormais massivement les firmes et les États en publicisant tant et plus leur souci de l’environnement et de la « durabilité » tout en continuant à polluer, à épuiser les ressources naturelles et à déstabiliser les équilibres du monde vivant au nom de la sacro-sainte Économie, c’est-à-dire de l’enrichissement effréné d’une petite minorité.

Un incident survenu ces jours-ci dans le monde des militants, chercheurs et intellectuels engagés autour des questions environnementales illustre bien les enjeux considérables du greenwashing et met en évidence les questions stratégiques auxquelles l’écologie politique se trouve confrontée.

Une « logique délétère qui ne cesse de traiter le vivant comme n’ayant de valeur que si celle-ci peut être calculée comme une marchandise ou un service au sein du marché ».

Le 24 août prochain s’ouvrira dans la ville d’Arles une semaine de rencontres avec des « écrivains, philosophes, scientifiques, jardiniers, botanistes, agronomes, herboristes, entrepreneurs et militants écologistes », sous le label nouveau Agir pour le vivant. Le but est de prendre à bras-le-corps les problèmes liés à la grande crise – ou série d’ébranlements ? – écologique à l’aube de laquelle nous nous trouvons selon toute vraisemblance, provoquée par les sociétés humaines industriellement « développées ». Il s’agit en effet de « repenser la manière avec laquelle l’ensemble du vivant se côtoie et notre façon d’habiter le monde aujourd’hui ».

Les éditions arlésiennes Actes Sud organisent ce festival, en association avec un cabinet de conseil spécialisé dans les « projets culturels, sociétaux et environnementaux ». Au sein de son département « Nature », Actes Sud a développé depuis trois ans une collection « Mondes Sauvages », sous-titrée « Pour une nouvelle alliance », dont le logo exprime bien le nouveau souci de la cohabitation entre les règnes animal, végétal et humain en réunissant l’empreinte d’un loup, celle d’une main humaine et les ombres d’un couple de feuilles.

Le logo de la collection "Mondes sauvages" des éditions Actes Sud

L’objectif d’Agir pour le vivant s’inscrit dans la durée : des événements auront lieu tous les ans « à Arles, à Paris et dans d’autres territoires, afin de favoriser les rencontres et les réflexions (conférences, ateliers…) du plus grand nombre d’acteurs de la biodiversité et du vivant tout en partageant avec le grand public ». Libération, partenaire du label, a commencé cet été à publier régulièrement des articles en relation avec le forum et ses partenaires.

Il y a quelques jours, cependant, s’est ouverte une controverse pleine d’intérêt avec la publication dans Terrestres, revue en ligne consacrée aux « livres, idées et écologies », d’un « appel à déserter le forum Agir pour le vivant » publié par Isabelle Fremeaux et John Jordan, deux militants, artistes et activistes (ou « artivistes »). Universitaires en rupture de ban (« déserteurs », selon leur propre terme), fondateurs d’un « Laboratoire d’imagination insurrectionnelle » actuellement installés sur le site emblématique de Notre-Dame-des-Landes, Fremeaux et Jordan s’adressent à la centaine d’invités du festival arlésien pour les inviter à la « désertion collective ». Selon eux, en effet, la plupart des 26 sponsors d’Agir pour le vivant, par leurs activités anti-écologiques, font partie des causes mêmes du problème auquel le forum prétend s’attaquer : ils appartiennent pleinement à « la logique délétère qui ne cesse de traiter le vivant comme n’ayant de valeur que si celle-ci peut être calculée comme une marchandise ou un service au sein du marché ».

Écologie politique et festivals d'idées : trouble dans le greenwashing
Les logos des partenaires d'Agir pour le vivant (capture d'écran réalisée par la Revue Terrestre pour l'illustration de l'appel d'Isabelle Fremeaux et John Jordan)

Parmi les bailleurs de fonds mobilisés autour d’Actes Sud pour l’initiative, on trouve par exemple RTE (Réseau de transport d’électricité), qui a fait évacuer en 2019 par une armée de CRS avec drones, tanks et hélicoptères les opposants à la construction d’un méga-transformateur sur 7 hectares de terres agricoles à Saint-Victor-et-Melvieu dans l’Aveyron (le but étant d’exporter de l’électricité vers les marchés espagnol et marocain). Saguez & Partners, une agence de design spécialisée notamment dans la rénovation d’image des aéroports internationaux, a naguère été employée par Vinci pour peindre en vert auprès du public son projet de Notre-Dame-des-Landes. Engie et BNP Paribas, quant à eux, ont été lauréats du prix Pinocchio, décerné par Les Amis de la Terre et Action Aid aux entreprises « dont les activités ont un impact direct sur le climat et dont l’influence, à travers le lobbying, la promotion de fausses solutions et le greenwashing, affaiblit et détruit les politiques climatiques et sape l’action contre le changement climatique ». Côté médias, des partenaires comme Libération ou Konbini sont évidemment solidaires du néolibéralisme constitutif de leurs structures économiques. Le journal fondé par Jean-Paul Sartre, comme on sait, est aujourd’hui la propriété de l’oligarque Patrick Drahi, spécialiste en montages financiers fondés sur le recours aux paradis fiscaux (comme l'a révélé Le Média). Konbini, lui, fonde son succès sur diverses techniques d’asservissement de l’information à la communication et au marketing, avec par exemple, tout dernièrement, le lancement d’un « Générateur d’éco good news » sponsorisé par Perrier, c'est-à-dire par le groupe Nestlé…

Écologie politique et festivals d'idées : trouble dans le greenwashing

Pour Fremeaux et Jordan, la participation à un forum organisé dans de telles conditions, si juste que soient en elles-mêmes les questions qui y sont posées et quel que soit le discours que l’on vient y tenir, est une erreur. La démonstration donnée dans le texte de leur appel, intitulé « Quelle culture voulons-nous nourrir ? », vaut la peine d’être lue avec attention. Elle part des considérations de la grande éco-féministe et philosophe états-unienne Donna Haraway sur la nécessité, pour surmonter la grande crise du système global, de construire de nouvelle «parentés », « dépareillées » (making kinship), c'est-à-dire des solidarités de vie avec des entités de tout type, qui peuvent être extérieures à l’humanité et même aux règnes animal ou végétal (il peut s’agir de micro-organismes ou de choses). « Une parentèle (kinship) exclut autant qu’elle inclut, et il doit en être ainsi. Lorsque des alliances voient le jour, il importe d’être attentif à cette question », écrit Haraway dans son dernier livre, Vivre avec le trouble (récemment traduit en français par une maison indépendante, les éditions des Mondes à faire).

Écologie politique et festivals d'idées : trouble dans le « greenwashing »

Ce qui implique notamment, nous disent Fremeaux et Jordan, « de choisir en toute conscience avec qui nous lions des amitiés dans la lutte pour que la vie continue à vivre et prospérer malgré la guerre que lui mène l’économie ». Si l’événement Agir Pour le Vivant est « emblématique de ce type de choix », c’est parce que les liens qu’il impose avec ses « partenaires » sont profondément toxiques : ce ne sont pas ces entreprises, en réalité, qui soutiennent le forum, c’est à l’inverse « le forum qui rend crédible leur mensonge selon lequel elles se soucient de toute autre chose que de faire des profits, en détruisant des vies humaines et non-humaines si nécessaire. »

« Pour pouvoir continuer à agir comme elles l’ont toujours fait, ces entreprises ont besoin de réparer leur mauvaise réputation en se faisant passer pour bienveillantes. Pour cela, il leur faut s’associer avec les bons partenaires ».

L’approche qui préside au financement par des groupes comme BNP-Paribas ou Engie d’une initiative comme Agir pour le vivant, expliquent Fremeaux et Jordan, se fonde sur la notion d’ « acceptabilité sociale » (social licence to operate), dans une « stratégie de relations publiques inventée au milieu des années 1990 spécifiquement par les industries des énergies fossiles et de l’extraction, et qui est aujourd’hui largement utilisée par tous les secteurs. L’idée de base est que les entreprises ont besoin de l’approbation et du soutien du public pour leurs activités potentiellement nuisibles ». Aussi le sponsoring vert n’a-t-il rien à voir avec le souci de l’intérêt collectif, bien au contraire : « il fait partie intégrante de l’ingénierie des conditions sociales et politiques qui assureront la sécurité à long terme des investissements [dans les projets contestés parce que destructeurs] ».  En bref, « pour pouvoir continuer à agir comme elles l’ont toujours fait, ces entreprises ont besoin de réparer leur mauvaise réputation en se faisant passer pour bienveillantes. Pour cela, il leur faut s’associer avec les bons partenaires ».

Il s’ensuit que « ces partenariats sont une dimension fondamentale de la conduite des affaires de ces entreprises. Ils ont bien plus de valeur que les sommes d’argent qu’elles peuvent distribuer, sommes qui sont généralement dérisoires, notamment en comparaison de leurs budgets de plusieurs milliards. Dans leur logique, un tel forum est un atout précieux dans lequel il vaut la peine d’investir, car les rendements sont immenses ». La conclusion est douloureuse dans sa simplicité : « Que cela nous plaise ou non, participer à ce genre d’événement revient à travailler pour ces entreprises que pourtant nous détestons. La salle de conférence, avec sa ribambelle d’intellectuel-le-s à la mode, devient une aile des services de relations publiques (RP) des entreprises, dont le travail consiste à détoxifier la marque en élaborant un storytelling qui la rendent désirable et digne de confiance. »

Écologie politique et festivals d'idées : trouble dans le « greenwashing »
Un "livre-film" publié en 2012 par Isabelle Fremeaux et John Jordan

Devant cet effet pervers, Fremeaux et Jordan s’adressent d’autant plus « en amis » aux participants du forum Agir pour le vivant qu’ils considèrent essentiels les travaux et les actions de nombre d’entre eux dans la grande « bataille d’imaginaires », « aux proportions rarement connues dans l’histoire » qui oppose dorénavant la vie à l’économie. « Dans cette lutte complexe où les jeux de masque se multiplient », soulignent-ils, « les ami-e-s de nos ami-e-s ne sont pas nécessairement nos ami-e-s ». Autrement dit, l’alliance d’Actes Sud avec des intérêts nuisibles au vivant ne saurait justifier que les auteurs publiés par cette maison puissent sans dommage, par amitié ou par esprit de compromis, être solidaires de l’opération. Dès lors qu’il s’agit de politique, on n’échappe pas à la conflictualité. Nécessité que Fremeaux et Jordan, dans la lignée d’Haraway, présentent plutôt en termes biologiques : « Le vivant fait toujours des choix ; aucun organisme ne peut vivre sans en faire, même au niveau le plus fondamental. Au cœur du processus de la vie se trouve la question suivante : cette relation apporte-t-elle plus ou moins de vie ? C’est cette même question que nous devrions nous poser quand nous choisissons ou non de participer à des événements tels qu’Agir pour le vivant ».

Écologie politique et festivals d'idées : trouble dans le « greenwashing »
RTE (Réseau de transport d'éléctricité), sponsor d'"Agir pour le vivant", a fait évacuer la ZAD de Saint-Victor-et-Melvieu en 2019 

Fait inhabituel dans le monde feutré des festivals, la lettre ouverte de Fremeaux et Jordan a rapidement été relayée sur son compte Twitter par La Manufacture d’idées, une session de rencontres entre philosophes, chercheurs, artistes et acteurs de la vie publique qui tient sa neuvième édition du 21 au 23 août au château d’Hurigny en Saône-et-Loire. Habituellement programmé au mois de mai, ce festival devait avoir pour invitée d’honneur cette année, précisément, Donna Haraway. Décalé du fait de la crise du covid, il se tiendra finalement en l’absence de la philosophe mais sous un titre très « Harawayien » : « Habiter la terre, semer le trouble ».

Écologie politique et festivals d'idées : trouble dans le « greenwashing »

Le soutien apporté par La Manufacture représente un acte de courage, car contraire à la bienséance et aux connivences qui tendent parfois à transformer les festivals en rendez-vous mondains. Acte d'autant plus courageux que certains des intervenants de La Manufacture cette année ont aussi accepté l’invitation d’Agir pour le vivant. Les organisateurs de La Manufacture s’en étonnent ouvertement, en rappelant, à la suite de Fremeaux et Jordan, que « le choix des lieux de transmission est aussi un choix politique ». Ce qui est en parfaite cohérence avec le texte introductif de l’édition 2020 du festival d’Hurigny, vouée à « interroger la crise du Covid-19 et ses effets, resituer la singularité de cet événement contemporain dans la longue histoire des épidémies, mais aussi à explorer ses origines environnementales, mesurer ce que cette crise nous dit de la modernité et de ses transformations en matière d’urbanisation, de conditions sociales ou de relations avec le vivant ». Tout en se référant aux réflexions d’Haraway sur « les manières plus ou moins pertinentes et enrichissantes de faire-avec, de cohabiter avec d’autres espèces (animaux, plantes, mais aussi microbes et bactéries) », cet éditorial place La Manufacture d’idées de cette année sous l’égide de Félix Guattari, qui dès 1992 avançait comme un impératif « la réinvention des finalités économiques et productives, des agencements urbains, des pratiques sociales, culturelles, artistiques et mentales », de telle sorte que « la machine infernale d’une croissance économique aveuglément quantitative, sans souci de ses incidences humaines et écologiques, et placée sous l’égide exclusive de l’économie de profit et du néolibéralisme » puisse « laisser place à un nouveau type de développement qualitatif, réhabilitant la singularité et la complexité des objets du désir humain ».

Renforcée, sans doute, par le soutien public de La Manufacture d’idées, La lettre de Fremeaux et Jordan n’est pas restée sans effet. Plusieurs invités d’Agir pour le vivant ont souscrit une réponse rédigée par le philosophe Baptiste Morizot et l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual, rapidement publiée elle aussi dans Terrestres. Morizot, nommément interpellé dans leur appel par Fremeaux et Jordan, participe cette année aussi bien à La Manufacture d’idées qu’au festival organisé par Actes Sud, chez qui il a publié deux de ses livres dans la collection « Mondes sauvages ».

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Dans leur droit de réponse, qui affiche dès son titre la thématique du « trouble » développée par Haraway (« Dans quel trouble voulons-nous vivre ? »), Morizot et Zhong Mengual annoncent qu’après avoir lu l’appel, ils ont demandé aux organisateurs de supprimer les logos des partenaires d’Agir pour le vivant sur les documents de communication, pour autant que la chose était encore possible, afin qu’il n’y ait « pas de profit symbolique possible par ce chemin-là, même minimal ». En outre, certains des participants du forum arlésien ont pris l’initiative de demander par écrit la restitution au groupe BNP-Paribas de l’argent qu'il a apporté. Si la présence d’autres sponsors « qui posent question » peut cependant être admise pour cette fois, estiment Morizot et Zhong Mengual, le soutien financier d’un tel groupe bancaire est effectivement « hautement toxique » à leurs yeux, étant donné son comportement résolument « climaticide ».

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Ces concessions faites, Morizot et Zhong Mengual rejettent l’idée d’un boycott et revendiquent un « pluralisme des solutions » de compromis, c’est-à-dire l’exploration « d’autres manières d’être à la hauteur du problème important amené en plein lumière » par l’appel publié dans Terrestres. Et ils n’en dénoncent pas moins longuement « la massue fratricide » que constituerait selon eux l’exigence de cohérence évoquée par Fremeaux et Jordan dans leur appel.

Ces derniers, à vrai dire, n’invoquent la cohérence que de façon très marginale, à la toute fin de leur texte, pour se défendre des accusations très prévisibles de purisme. Morizot et Zhong Mengual ouvrent là cependant une brèche rhétorique : « la cohérence », insistent-ils, ne serait « pas le bon registre affectif et éthique, ni le bon espace de problèmes pour formuler le rapport de notre action à la crise écologique ». Car « le monde d’aujourd’hui » n’étant « pas compatible avec la cohérence personnelle » (puisque nous faisons tous usage des produits d’industries nuisibles et bénéficions des effets positifs de la croissance), il faudrait en conclure ou bien « que nous ne sommes pas de ce monde, et faire sécession absolue », ou bien « que la cohérence n’est pas le bon registre de penser et de sentir ».

...comme si la pensée d'Haraway, éminemment stratégique, pouvait cautionner l’inconséquence à des fins d’évitement du conflit.

La démarche de Fremeaux et Jordan les enfermerait ainsi dans un dualisme sans issue... Morizot et Zhong Mengual sont visiblement rompus aux techniques conseillées par Schopenhauer dans son Art d’avoir toujours raison, parmi lesquelles figure en bonne place l’attribution à l’interlocuteur d’une thèse qui n’est pas la sienne mais qu'il est plus facile de réfuter. Il ne leur reste plus qu’à pousser l’avantage : cette quête de cohérence (supposée par eux), poursuivent-ils, ce serait au fond une recherche du confort psychologique (et l’on voit ici qu’ils auraient aussi bien pu remplacer « cohérence » par « pureté », si Fremeaux et Jordan n’avaient pas prévenu la manoeuvre). « Nous n’avons que faire du confort psychologique », peuvent-ils dès lors clamer. « Nous voulons habiter l’inconfort, et ce déséquilibre comme un vecteur de pensée, de sentir et d’action », l’enjeu étant pour eux d’« habiter le trouble collectif et d’en faire bouger les lignes ». Avec agilité, nos deux auteurs parviennent ainsi à capter l’autorité symbolique que procure une inscription dans le sillage prestigieux d’Haraway et de son Vivre dans le trouble… comme si la pensée de cette dernière, éminemment stratégique, pouvait cautionner l’inconséquence à des fins d’évitement du conflit. Car même si Morizot et Zhong Mengual se défendent de rejeter la conflictualité, avec toute l’habileté qui caractérise leur texte, il faut pourtant bien noter que le choix du compromis dispense les auteurs publiés par Actes Sud (très nombreux parmi les invités d’Agir pour le vivant) du grand inconfort d’avoir à rejeter l'invitation de leur maison d’édition…

Écologie politique et festivals d'idées : trouble dans le « greenwashing »

Tout en accordant une indulgence magnanime aux « passions politiques les plus généreuses » qui animeraient, selon eux, la démarche trop radicale de Fremeaux et Jordan, Morizot et Zhong Mengual dénoncent d’ailleurs tout spécialement la « stigmatisation par glissement » qui a conduit à leurs yeux les auteurs de l’appel à rappeler l’engagement de Françoise Nyssen, dirigeante d’Actes Sud, comme ministre de la culture d’Emmanuel Macron en 2017-2018. « Triste rhétorique », « tentation sophistique » qui « corrompt les belles choses que sont les débats argumentés sur les voies justes en politique », déplorent-ils. Ces regrets, cependant, ne nous expliquent pas pour quelles mystérieuses raisons (bienséance mise à part) les choix politiques d’un allié, quel qu’il soit, devraient être pudiquement tenus hors-champ.

Écologie politique et festivals d'idées : trouble dans le « greenwashing »
Françoise Nyssen, dirigeante des éditions Actes Sud, aux côté d'Emmanuel Macron en août 2018, alors qu'elle était ministre de la culture (AFP)

Pour finir et faire bonne mesure, Morizot et Zhong Mengual parviennent à enrôler une autre autorité indiscutable. Ce serait au nom de Gramsci lui-même et de son concept d’hégémonie culturelle qu’il faudrait « passer en partie par les canaux et médiums dominants », pour « insuffler » la « culture du vivant » – sans s'effrayer si ces canaux ont « des liens forts avec des acteurs économiques dont les pratiques sont en partie ou tout entières destructrices, appartenant ce faisant à un système qu’il faut combattre et transformer par cette culture ». Haraway, encore elle, rappelle pourtant bien dans Vivre avec le trouble que « les partenaires d’une relation ne précèdent pas cette dernière », au sens où la relation transforme nécessairement leur état respectif en fonction du rapport de force et des échanges auxquels elle donne lieu – une idée largement partagée chez les chercheurs en biologie ou en écologie et par bien des auteurs se revendiquant de l’écologie politique. En somme, Morizot et Zhong Mengual font preuve d’une belle confiance dans les moyens des militants, des chercheurs et des intellectuels, au point de considérer malgré tout que les structures de la domination libérale, loin d’absorber les résistances discursives, peuvent être sapées de l’intérieur.

Fremeaux et Jordan ont, dans une large mesure, atteint leur objectif.

Le forum Agir pour le vivant lui-même a réagi, sans toutefois le nommer, à l’appel de Fremeaux et Jordan. La « Note des organisateurs » publiée sur son site internet est un petit modèle de rappel à l’ordre (qui pourrait être attribué à Laurent Joffrin, maître en la matière et, naturellement, invité des rencontres arlésiennes). Les objections de Fremeaux et Jordan y sont grossièrement assimilées à des « rumeurs », à des « cabales » et, bien entendu, à une vaine prétention « à la pureté sans faille ». Il faudrait leur opposer la complexité du monde, « la tolérance », « le refus des catégories simplificatrices » et, même, le rejet du « monopole d’un récit unique et dominateur »

Les acteurs les plus en vue de la pensée écologiste française sont portés, pour la plupart, à ignorer les divergences d’intérêts qui structurent les sociétés.

Il n’empêche que le coup a porté. Petit signe intéressant, le logo de BNP-Paribas a bien disparu de la liste des sponsors affichée sur le site internet d’Agir pour le vivant, comme l’ont demandé les participants réunis autour de Morizot et Zhong Mengual après avoir lu l’appel publié par Terrestres. La « Note des organisateurs », en outre, s’inquiète ouvertement de ce que les intervenants d’Agir pour le vivant, désormais, pourraient être « définis par l’image d’un sponsor ou le jugement d’un groupe de personnes », autrement dit perdre en crédibilité parmi les militants et les chercheurs. Et cette même « Note » insiste lourdement sur la nécessité que les sponsors de l’événement – qui sont naturellement « désintéressés » et loin de « chercher à faire valoir leur image », cela va de soi ! –, ne puissent pas « mettre en danger leur réputation ».

Fremeaux et Jordan ont donc, dans une large mesure, atteint leur objectif. Relayés nolens volens par Morizot, Zongh Mengual et d'autres participants d'Agir pour le vivant à la suite de ces derniers, ils ont provoqué (semble-t-il) le retrait de l’un des sponsors dont la présence était parmi les plus pernicieuses. Surtout, ils ont « pollué par les conflits », pour reprendre les termes amers de la « Note des organisateurs », le cadre très consensuel dans lequel évoluent d’ordinaire les acteurs les plus en vue de la pensée écologiste française – portés, pour la plupart, à ignorer les divergences d’intérêts structurantes dans les sociétés.

Autrement dit, ils ont imposé de la politique. Et donc offert à tous un modèle d'action.

Charles Guingouine •••

[23 août 2020, 12h : La Revue Terrestre vient de publier un nouveau texte d'Isabelle Fremeaux et John Jordan pour faire suite à la discussion, sous le titre « Cinq questions en marchant à celles et ceux qui ont decidé de rester à Agir pour le vivant ». Avec en exergue cette prise de position de Donna Haraway dans la controverse : « Je suis une boycotteuse. Je suis et j’ai toujours été pour certains mondes et pas pour d’autres. S’il y a jamais eu un moment pour un anticapitalisme axé sur la vie, c’est MAINTENANT »].

Image du film de Fabrizio Terranova « Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival » (Icarus Films, 2017)

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