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Coronavirus - Dans une Argentine pour l'instant épargnée, les quartiers populaires en première ligne

Par Fabien Palem

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Grâce à une quarantaine strictement maintenue depuis plus de trois mois, particulièrement dans le grand Buenos Aires, le pays austral s'en sort mieux que ses voisins. L’attention des médias et des autorités se focalise sur les quartiers populaires, qui déplorent la perte de plusieurs porte-paroles de leurs luttes. Des leaders sociaux placés en première ligne de contention auprès des populations les plus vulnérables.

Au bout de quatorze longues semaines de quarantaine, les Argentins sont devenus des professionnels de la chasse au coronavirus. Depuis la mise en place des mesures d'isolement social, particulièrement strictes dans la capitale, l'hiver s'est installé et les procédures d'autoprotection citoyenne contre l'expansion de la pandémie se sont vite rodées.

Y compris (et surtout même) au sein des classes sociales les plus vulnérables... Celles et ceux qui pourraient légitimement arguer qu'ils ont d'autres préoccupations que de tremper leurs baskets dans de l'eau chlorée.

Dans les quartiers les plus marginalisés, tels le bidonville du centre de Buenos Aires, connue comme la villa 31, la situation a bien changé depuis la dernière visite du Média. Là où il n'y avait, début avril, pas la moindre trace de masque chirurgical (faute d'information), les riverains appliquent aujourd'hui des protocoles drastiques.

En Argentine, la quarantaine accentue la marginalité des bidonvilles
À Buenos Aires, les habitants des quartiers pauvres ne suivent pas le confinement obligatoire. Les travailleurs informels s’y…

C'est le cas notamment à la porte du N° 127, au bloc ("manzana") numéro 3, où se trouve l'un des trois locaux de La Garganta Poderosa, une organisation sociale avec laquelle nos lecteurs avaient fait connaissance en octobre dernier (lire ici).

Lilian Andrae, 27 printemps dont 25 passés dans les quartiers vulnérables de Buenos Aires, nous y accueille, le sourire caché par un grand masque jetable. Pour les visiteurs, rares, la procédure de la maison est aussi simple qu'inévitable : désinfection des chaussures, changement de masque et prise de température au pistolet. Un rituel que les membres de la Poderosa ont mis en place après s’être informés eux-mêmes, sur Internet et par le bouche-à-oreille.

"La pandémie agit comme un révélateur de problèmes qui existaient depuis longtemps, insiste cette native du Pérou. Notre "comedor" [soupe populaire, NDLR] fonctionnait avant la pandémie. Mais il est vrai que l'urgence alimentaire est plus forte encore : la demande s'est multipliée par trois depuis fin mars. Nous offrions jusqu'ici environ 150 rations individuelles par jour, dont 70 apportées par l'aide de l'État. Aujourd'hui, l'aide n'a pas augmenté et pourtant La Poderosa couvre quotidiennement entre 400 et 450 portions alimentaires individuelles". Pour faire face à cette demande accrue, La solidarité passe par les réseaux sociaux, où la campagne #contagiarsolidaridad ("contaminer de la solidarité") s'est imposée.

Coronavirus - Dans une Argentine pour l'instant épargnée, les quartiers populaires en première ligne
Lillian Andrae devant le local du "comedor" de la Garganta Poderosa. Crédits : Fabien Palem.

Absente des médias au tout début de la quarantaine, la villa 31 a vu les projecteurs se braquer sur elle fin mai. La Garganta Poderosa a fait la Une des journaux lorsque les médias nationaux ont annoncé la mort d'une de leurs camarades : Ramona, emportée le 17 mai après avoir été contaminée au coronavirus. Féministe, habitante du bidonville, en attente d'un logement digne... À 42 ans, Ramona Medina était un pilier de toutes les luttes de la villa 31. Pendant huit jours, elle avait dénoncé le manque d'eau - vidéos à l'appui - qui rendait vaine l'injonction répétée sans cesse par les autorités. Comme un mantra : "Quedate en casa y lavate las manos", 'reste chez toi et lave-toi les mains'.

Lilian, émue par le souvenir de sa camarade, poursuit : "Ramona a passé huit jours sans eau. Je suis moi-même privée d'eau et d'électricité trois jours par semaine. La première personne testée positive ici [dans la villa 31, NDLR] partageait la salle de bain avec 13 personnes. Alors, quand les médias dominants sont venus nous signaler comme des irresponsables, et dire que nous l'avions bien cherchée, la contagion... Eh bien ça met la rage !"

Dans une vidéo sous forme de témoignage in situ, massivement partagée, Ramona dénonçait avec vigueur : "Ils nous demandent de nous laver les mains, de faire très attention, de nous couvrir la bouche, de ne pas sortir dans la rue. Mais comment espèrent-ils que je ne sorte pas si je dois aller chercher de l'eau tous les jours ? Nous passons toute la journée sans eau. Nous ne pouvons plus vivre dans ces conditions". 

À l'angle de la ruelle où vivait Ramona, une affiche implore : "Le virus ne discrimine pas [ses victimes, NDLR]. Ne nous discriminons pas entre nous". Les couleurs flashy de ces posters rappellent ceux qui annonçaient, dans le monde d’avant, les concerts de Damas Gratis et autres groupes fétiches de cumbia villera, ce genre musical né dans ces quartiers marginalisés.

"Cette crise permet de prendre conscience que le problème, ce n'est pas nous"

Une semaine après Ramona, un autre référent des luttes sociales de la villa 31 est mort du Covid-19 : Victor "Oso" Giracoy, bénévole de la soupe populaire "Estrella de Belén". Deux cas qui médiatisent la vague de contagions des quartiers pauvres, et prouvent que le virus touche en premier lieu les leaders sociaux, à l'écoute des nécessités des plus démunis.

Aux différentes entrées de la villa 31, des banderoles invitent aujourd'hui les riverains à respecter la distanciation sociale. Elles portent la couleur jaune de la municipalité de Buenos Aires, en charge de la "ré-urbanisation" de la villa 31 depuis l'approbation de la loi N° 6.129, en décembre 2018.

Une initiative qui engage l'administration auprès des habitants, d'autant plus dans le contexte actuel. Tous les vendredis, les Conseils de gestion participative (CGP) mettent ainsi face à face des élus et fonctionnaires de la Ville et des riverains, aujourd'hui réunis autour du Comité de crise. Rulo, membre du Courant classiste et combatif (CCC) – un mouvement politico-syndical proche du Parti communiste révolutionnaire - participe à ce Comité exceptionnel. Il explique au Média que "la pandémie a obligé tout le monde à pousser dans la même direction, au-delà des clivages politiques. Il faut continuer à unir les forces".

Personne ne s'est opposé à l'initiative du gouvernement, qui a lancé le Dispositif stratégique de test du coronavirus sur le terrain en Argentine (DetectAr, détecter en espagnol) début mai. Ce programme de dépistage "maison par maison" du coronavirus se poursuit et confirme la principale préoccupation des autorités locales et nationales : l'aire métropolitaine de Buenos Aires, où sont concentrés un tiers de la population argentine et la plupart des cas. 

Entre protection bienveillante et stigmatisation inquiétante, les quartiers populaires et marginalisés sont aujourd'hui en ligne de mire. Les images de la "villa azul" encerclée par les militaires ont fait le tour du monde. Ce quartier hyper-précaire de la périphérie sud de Buenos Aires a dû accepter bon gré mal gré la quarantaine qui lui a été imposée, et couper les ponts pendant deux longues semaines avec l'extérieur.

Dans la villa 31, peuplée de plus de 45 000 habitants, plus de la moitié des tests au coronavirus réalisés sortent positif. La contagion est importante mais la létalité reste basse : « seulement » 25 pertes selon les estimations de Buenos Aires au 12 juin. Le pays s'en sort mieux que ses voisins et vient à peine de dépasser la barre du millier de morts, avec 1116 décès comptabilisés au 24 juin. Bien loin des Brésiliens (53 895 décès), des Péruviens (8586) ou des Chiliens (4903)... 

Selon Lilian, de la Poderosa, "cette crise permet de prendre conscience que le problème, ce n'est pas nous". "On voit bien qu'il n'y a pas qu'ici que l'eau et l'électricité manquent. C'est le cas dans d'autres quartiers de la capitale, c'est le cas dans les favelas à Rio..."

Des faiblesses systémiques que les Argentins préfèrent affronter avec le soutien de l'État. Chez les voisins brésiliens, régulièrement cités en contre-exemple par les médias (de tous bords) argentins, l'État a disparu. Au point que les cartels des favelas se sont mis à dealer des médicaments au lieu des drogues illicites (lire ici).

En Argentine, c'est tout ce que veulent éviter les administrations. Les politiques de tous bords répondent présent ... Au moins dans la forme ! En quittant la villa 31 en direction la gare de Retiro, le visiteur tombe sur un grand scanner qui devrait, nous dit-on, prendre la température des passants. Une technologie de luxe, enturbannée des banderoles jaunes de la Ville... et à côté desquelles les habitants passent en toute impunité. "De toute façon, tout le monde sait qu'il ne marche pas, ce scanner", souffle Eliana, une jeune riveraine qui passe par là.

Coronavirus - Dans une Argentine pour l'instant épargnée, les quartiers populaires en première ligne
Le scanner out of service, à l'angle des rues Rodolfo Watch et Perette, dans la zone-tampon entre ville et bidonville. Crédits : Fabien Palem.

Face au scanner, un dispositif trois fois plus imposant est censé désinfecter l'extérieur des véhicules. Lui aussi est out of service. De quoi compléter le décor surréaliste de cette zone tampon entre ville et bidonville, où la principale chaîne de fast-food états-unienne et une grande banque espagnole ont récemment inauguré des sièges. À l’endroit-même où d'autres avaient l'espoir de voir naître un hôpital. 

Photo de Une : A quelques pas de la maison de Ramona. Sur l'affiche : "Le virus ne discrimine pas. Ne nous discriminons pas entre nous". Crédits : Fabien Palem.

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