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Travailleurs exploités : à Doha, le faux départ des mondiaux d’athlétisme

Par Antoine Cariou

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Le Qatar, qui accueille du 27 septembre au 6 octobre ses premiers championnats du monde d’athlétisme, mise sur la réception d’événements sportifs majeurs pour asseoir sa stature internationale et rompre avec son isolement diplomatique. Une stratégie aux nombreuses zones d’ombre, sur laquelle plane le spectre de milliers de prolétaires exploités pour servir les ambitions de la diplomatie sportive qatarie.

Faire couler du béton, puis creuser des tombes. C’est le revers de la médaille des grands travaux nécessaires à l’organisation, au Qatar, de deux des plus grands événements sportifs de la planète. Depuis 2010 et l’attribution de la coupe du monde de football 2022 à l'émirat du golfe Persique, les scandales relatifs aux mauvais traitements subis par la main d’œuvre immigrée mobilisée sur les chantiers du mondial n’en finissent pas de s’accumuler. En 2013, se basant sur les rares données statistiques existantes, la Confédération Syndicale Internationale (CSI) estimait à 4000 le nombre d’ouvriers qui se tueraient à la tâche d’ici 2022.

Sous la pression des maîtres d’œuvres, des centaines de milliers de travailleurs immigrés, originaires d’Asie du Sud-est, s’attèlent chaque jour à achever dans les temps la construction des stades qui recevront l’événement. Avec son armature en acier, le stade Khalifa est le premier des 12 bâtiments prévus pour la compétition à être sorti de terre. Il accueille à partir d’aujourd’hui les championnats du monde d’athlétisme, première compétition sportive d’envergure à se dérouler au Moyen-Orient. Un événement sur lequel planent cependant, depuis son attribution à Doha en 2011, de forts soupçons de corruption emblématiques des méthodes de la diplomatie sportive qatarie.

Stade Khalifa. Crédits : Preacher lad / Wikimedia Commons - CC.

Un montage financier douteux

Au printemps dernier, le patron de la chaîne BeIn Sports et du Paris SG, Nasser Al-Khelaïfi, et Yousef Al-Obaidly, alors directeur commercial d’Al-Jazeera Sports à l’époque des faits, ont tous deux été mis en examen pour « corruption active » par le juge Renaud Van Ruymbeke. Au cœur des soupçons des enquêteurs figurent deux virements bancaires, d’un montant total de 3,5 millions de dollars, réalisés d’une structure nommée Oryx Qatar Sports Investment vers la société Pamodzi Sports Consulting.

Soit un transfert d’argent entre la société de Khalid Al-Khelaïfi, frère de Nasser Al-Khelaïfi, et Papa Massata Diack, le fils de l’ancien président de la Fédération internationale d’athlétisme Lamine Diack, intervenant en plein cœur de la campagne d’attribution des championnats. Et ce montage financier douteux, révélé par le journal Le Monde et le quotidien anglais The Guardian, n’est pas le seul à faire flotter un parfum de scandale sur la compétition.

Prévu pour s’étaler jusqu’au 6 octobre - et non en août, comme à l’accoutumée - pour satisfaire aux exigences du pays d’accueil, où les températures sont trop élevées pour accueillir des épreuves à cette période, l'événement fait craindre aux sportifs une préparation tronquée pour les futures échéances. Au lendemain du Meeting de Paris, le recordman du monde du décathlon, Kévin Mayer, s’offusquait du laps de temps trop restreint entre l’échéance qatarie et les Jeux Olympiques de Tokyo, en août 2020. « Cela veut dire qu’on a dix mois, après, pour se préparer pour les Jeux  », remarquait-il sur RMC le 25 août . « On se demande ce qu’il s’est passé en interne mais pour les athlètes, c’est vraiment pas le top  », poursuivait l’athlète français.

En raison d’une chaleur excessive à Doha, la Fédération internationale a émis ce lundi l’hypothèse de voir les épreuves du 50km marche et du marathon féminin annulées [ au 27 septembre, la tenue du marathon féminin est maintenue, NDLR]. Une déconvenue de plus, qui s’ajoute à l’échec commercial des championnats, pour lesquels 50 000 tickets seulement sur les 400 000 potentiels ont trouvé acquéreur, d’après le journal anglais The Guardian. Les organisateurs ont déjà prévu de masquer la section haute du stade et de remplir les travées de travailleurs migrants pour que les téléspectateurs ne remarquent pas le triste spectacle d’un stade à moitié vide.

Les spectateurs au frais, les ouvriers sous la fournaise

Pour faire face aux températures caniculaires attendues lors de l'événement, le stade Khalifa s’est doté d’un système de refroidissement révolutionnaire, capable de maintenir le mercure sous les 25 degrés lorsque, dehors, la température peut atteindre 20 degrés de plus. Une prouesse technologique, rendue possible grâce à l’exploitation des Indiens, Népalais ou Pakistanais qui constituent le gros de la main d’œuvre mobilisée sur les chantiers du mondial. Au Qatar, 80% des deux millions d’habitants du pays sont en réalité des travailleurs immigrés originaires du sous-continent indien.

Sous la fournaise qatarie, les forces vives du BTP travaillent depuis bientôt 9 ans pour que l'émirat du golfe Persique rende sa copie à temps, avant l’arrivée des délégations du monde entier. En l’absence d’instance représentative du personnel, mécaniciens, électriciens, maçons et autres ouvriers travaillent près de 11 heures par jour, sans pouvoir systématiquement profiter d’un jour de repos hebdomadaire. Dans l’impossibilité d’accéder aux termes précis de leur contrat, fournis dans une langue étrangère, c’est sur place qu’ils découvrent l’ampleur de la privation de liberté induite par la législation qatarie. Sans permis de séjour délivré par leur employeur, certains d’entre eux n’osent même pas quitter le stade qu’ils construisent.

Un statut liberticide

Au cœur des préoccupations des ONG, qui, les premières, ont alerté sur les conditions de travail des immigrés au Qatar : la kafala. Un système de mise sous tutelle des travailleurs, inspiré de la charia, qui oblige l’expatrié à dépendre d’un « parrain ». « La kafala sacralise une relation de dépendance entre les travailleurs et leurs employeurs  », explique May Romanos, chercheuse spécialiste des droits des migrants dans les pays du Golfe chez Amnesty international, interrogée par Le Média. « Sous le joug de son patron, un ouvrier ne peut ni quitter le pays, ni changer de travail sans recevoir sa bénédiction. Au regard des autorités, de tels actes relèvent du domaine criminel et peuvent aussi bien se traduire par une arrestation qu’une déportation.  »

La FIFA et l’IAAF « ne peuvent prétendre qu’ils ne savaient pas à propos des conditions de travail et de la main d’oeuvre immigrée  ». Mustafa Qadri, chercheur sur les droits des migrants du Golfe, Amnesty International.

En dépit de son abolition par la pétromonarchie en 2016, l’empreinte de la kafala n’est pas encore totalement effacée de la législation qatarie. « Le Qatar n’a pas aboli la kafala mais l’a simplement amendée pour en changer le nom  », dénonce May Romanos. « Aujourd’hui, le noyau dur est toujours présent et les ouvriers ne peuvent toujours pas changer de travail sans permission  ». En 2018, la chercheuse était la principale instigatrice d’un rapport révélant que des dizaines d’étrangers travaillant sur l’un des chantiers du Mondial 2022 n’avaient pas été payés depuis des mois. À raison de 700 riyals mensuel (environ 168 euros), le salaire d’un ouvrier non qualifié représente à peine 4% du salaire médian d’un Qatari.

La FIFA et l’IAAF « ne peuvent prétendre qu’ils ne savaient pas à propos des conditions de travail de la main d’œuvre immigrée  », abonde Mustafa Qadri, lui aussi chercheur sur les droits des migrants du Golfe à Amnesty International. En 2017, le comité d’organisation de la Coupe du monde, prenant à défaut la Confédération Syndicale Internationale, a reconnu dix décès sur les chantiers du mondial. Ils seraient en réalité plusieurs centaines à quitter le pays dans un cercueil chaque année. « Il est impossible d’avoir accès à des données officielles concernant le nombre de morts sur les chantiers  », précise May Romanos.

Une plainte contre la filiale qatarie de Vinci

Parmi les 149 prestataires lauréats des marchés d’attribution pour les grands travaux, Vinci, le géant français du bâtiment, occupe une place de choix au travers de Qatari Diar Vinci Construction (QDVC), sa filiale qatarie. Trois ans après une plainte classée sans suite, l’ONG Sherpa, qui a fait de la lutte contre la criminalité économique son cheval de bataille, a déposé le 22 novembre dernier une nouvelle plainte contre la multinationale, pour « traite des êtres humains », « réduction en servitude », « travail incompatible avec la dignité humaine », « travail forcé », « mise en danger délibérée », « blessures involontaires » et « recel » sur les chantiers de la firme, en lien avec la coupe du Monde 2022. Au rang des plaignants se pressent également le Comité contre l’esclavage moderne et 6 anciens ouvriers indiens et népalais ayant travaillé à la construction des infrastructures du mondial.

Dans leurs témoignages, que Le Média a pu consulter, tous font état de conditions de travail épuisantes et dangereuses. Ils admettent s'être fait confisquer leur passeport par QDVC dès leur arrivée sur le sol qatari.  « Quand j’ai eu mes premiers problèmes cardiaques, j’ai commencé à vomir  », avoue l’un d’entre eux, de retour dans son pays après avoir travaillé en tant que plombier pendant 5 ans à Lusail City. Une pathologie qu’il impute « [au] gaz […], [à] l’odeur des émanations, [au] pétrole et [au] type de nourriture qu’ils donnaient  ». « Si Vinci a dit avoir conservé notre passeport pour des raisons de sécurité, c'est un mensonge  » dénonce-t-il avant d’indiquer avoir « parfois travaillé 7 jours par semaine, 11 heures par jours  » sous une chaleur accablante. Selon son témoignage, QDVC aurait finalement rendu leurs passeports aux ouvriers concernés après l’abolition de la kafala. Les travailleurs de Pat Engineering, sous-traitant de QDVC, n’auraient pour leur part pas récupéré leurs passeports au moment des faits.

En 2015, Sherpa avait été invitée sur place par une délégation CGT de l’Internationale du Bois et du Bâtiment (IBB) qui regroupe les syndicats du bâtiment, des matériaux de construction et du bois. L’association avait alors déposé, devant le tribunal de Nanterre, une première plainte qui avait déclenché l’ouverture d’une enquête préliminaire contre le géant du BTP. Celle-ci avait dans un premier temps été classée sans suite en avril 2018. L’instruction de la seconde plainte devrait elle débuter dans les prochains mois. « L'enquête du parquet s’est révélée insuffisante sur cette entreprise du CAC 40  », estime Clara Gonzales, chargée de contentieux pour l’ONG. « Dans son classement sans suite, le parquet explique que Vinci a amélioré les conditions de travail sur place  », explique-t-elle. Une justification qui n’a pas lieu d’être pour l’association qui précise que « le rôle du juge en matière pénale, est de juger à un instant T, et surtout pas d’apprécier les faits litigieux au regard des améliorations qui pourraient advenir a posteriori  ».

« Nos contacts sur place nous ont affirmé que la plainte leur a fait très peur  », avance Clara Gonzales. « C’est surtout l’ouverture de l’enquête préliminaire par le parquet qui a entraîné l’engagement d’accords avec les syndicats sur place.  » Le 28 mars 2019, Vinci publiait un audit social mené conjointement avec l’IBB qui soulignait, selon l’entreprise, le « caractère éthique des pratiques et d’emploi de QDVC  », ainsi que le « bon niveau de santé et de sécurité observé sur ses chantiers  » et la « protection des droits des travailleurs  ».

« Nous ne pouvons pas accorder de crédit aux rapports réalisés par une entreprise à son bon vouloir  », avertit Clara Gonzales. « Il faut a minima que Vinci organise un audit indépendant pour évaluer les conditions de travail au sein de ses structures  », considère l’ONG, qui reconnaît toutefois les améliorations survenues sur les chantiers de la firme : « C’est pour cela qu’on utilise aujourd’hui le droit pénal face à des multinationales. Leur faire peur et les faire réagir, c’est déjà une victoire pour les travailleurs  ».

Malgré nos tentatives répétées, Vinci, la Fédération Française d’athlétisme et l’Ambassade du Qatar en France n’ont pas donné suite à nos demandes d’entretien.

Photo de Une : Ouvriers sur un chantier de construction, à Doha, en 2007. Crédits : Stefano Campolo / Flickr - CC.

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