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Le cri du coeur d'Aurélie-Anne, une infirmière indignée : "je rentre chez moi, je pleure"
Nous avions rencontré Aurélie-Anne le 18 septembre 2025, lors d’une précédente mobilisation devant l’hôpital Tenon, à Paris. Le cri de colère de cette infirmière, amoureuse de son métier mais épuisée par des années d’austérité, nous avait profondément touchés. Le 2 octobre, jour de mobilisation intersyndicale, nous avons décidé de la suivre à nouveau, avec une question simple : pourquoi elle ne lâche pas ? Qu’est-ce qui la fait encore tenir ?
Ce matin-là, à l’entrée de l’hôpital, les banderoles rouges et blanches de la CGT s’accrochent aux barrières, une table se monte à la hâte, la caisse de grève passe de main en main. « Aujourd’hui, on est en grève parce que les annonces budgétaires sont catastrophiques pour la santé », explique Aurélie-Anne. « Il faut montrer que toutes ces discussions qu’on entend à la télé ont des conséquences très concrètes sur nos vies, nos conditions de travail, et sur les patients. » Infirmière depuis trois ans, elle dit aimer profondément son métier. « J’adore ça. Ce métier, tu as tout : du relationnel, du technique, de l’urgence… tu peux tout faire. » Elle se souvient de ses débuts, marqués par la fierté de soigner et la promesse d’une stabilité : « Je savais que je trouverais toujours du travail, que je pourrais déménager, recommencer ailleurs. Je croyais que ce serait une forme de sécurité. »
Mais aujourd’hui, cette sécurité s’effrite. « J’ai un tableau budget, tout le monde se moque de moi. Chaque mois, je note tout. Et pourtant, j’ai l’impression de courir derrière. » Dans son service, la situation est devenue intenable. « On est en sous-effectif tout le temps. Je ne compte plus les pots de départ. Tous les mois, c’est une collègue qui s’en va. » Derrière cette hémorragie, la fatigue, les salaires trop bas, la solitude des jeunes infirmières livrées à elles-mêmes : « Elles ont la trouille au ventre. Certaines se retrouvent seules avec trente patientes la nuit. Tu m’étonnes qu’elles craquent. »
Pour Aurélie-Anne, l’épuisement n’est pas qu’une question de rythme, mais aussi de conscience professionnelle. « Le gouffre entre ce que j’aimerais faire et ce que je peux faire est énorme. C’est de la souffrance. Parce que je sais que je ne fais pas les choses comme je devrais. Il m’arrive de ne pas revoir une patiente pendant une heure alors que je devrais la voir toutes les quinze minutes. Et tu sais que ça peut avoir des conséquences dramatiques. » Elle marque une pause avant d’ajouter : « Je rentre chez moi, et des fois je pleure. Parce que je me dis : est-ce que ce que j’ai pas eu le temps de faire a pu faire du mal ? Je ne veux pas vivre avec cette peur. »
Alors, pourquoi continuer ? La réponse fuse : « Parce que j’aime ce métier de tout mon cœur. Et je refuse de le laisser dans cet état à d’autres. » Si elle se bat, c’est aussi contre un discours politique qui culpabilise les soignants. « On nous dit que le problème, c’est les gens qui vont aux urgences pour rien. Mais c’est faux. Si les gens attendent, c’est parce qu’il n’y a pas de lits. Et s’il n’y a pas de lits, c’est à cause des politiques d’austérité. » Elle dénonce une hypocrisie institutionnelle : « On est tellement indispensables qu’on n’a pas le droit de faire grève, mais tellement inutiles qu’on supprime nos postes. » Assignée lorsqu’elle se déclare gréviste, elle risque des sanctions si elle ne se présente pas. « On peut venir te chercher avec les flics. C’est ça, la réalité. »
Face aux discours gouvernementaux, Aurélie-Anne rit jaune. « Macron dit qu’on a investi dans l’hôpital ? On cherche encore les millions ! On les a pas vus. Les seuls “investissements”, ce sont 183 euros de prime. Mais l’hôpital, lui, continue de s’effondrer. » Ce qu’elle réclame, c’est un changement de cap politique : « Il faut une grosse enveloppe pour l’hôpital. Tout est en train de s’effondrer, à tous les niveaux. Les infirmières, les aides-soignantes, les internes, même la restauration. L’hôpital tient parce que des femmes travaillent six jours par semaine. » Elle hausse les épaules, puis conclut d’une voix plus douce : « Je suis fatiguée, oui. Je suis en colère, aussi. Mais le matin, quand je vais travailler, je suis contente. Je suis indignée, mais je continue. Parce que cette colère, elle se transforme en force. »
Reportage de Lydia Menez, Sarah Duhieu et Lorenzo Cottier.