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Chloroquine, la molécule qui m'a rendu fou - Le dernier protocole (6)

Par Olivier-Jourdan Roulot

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Emmanuel Macron a prévenu les Français lundi soir : ils resteront confinés, au moins jusqu’au 11 mai. Pas un mot, en revanche, sur la molécule miracle de Didier Raoult. Celui que le président qualifie désormais de « grand scientifique » lui a pourtant remis une nouvelle étude. Un événement qui n’a pas échappé aux chasseurs de scoop.

Lire les cinq premiers épisodes de notre enquête : L'agent provocateur (1), Science contre science (2), Les soldats de la cause (3), L'ombre portée des labos (4) et La crise de nerfs (5)

Certains l’espéraient très fort, d’autres sans doute le craignaient tout autant : le président de la République allait-il « en parler » à l’occasion de son intervention sur la crise ? Pouvait-il annoncer un assouplissement de l’usage de l’hydroxychloroquine, voire sa généralisation ? Les spéculations allaient bon train. Les trois heures passées jeudi dernier en compagnie de l’homme providentiel dans les murs de l'Institut Méditerranée Infection avaient marqué les esprits. Les plus fervents rêvaient à voix haute. Ils ont été déçus, une fois de plus.

Chloroquine, la molécule qui m'a rendu fou - Le dernier protocole (6)
Photo diffusée par l'IHU. Dans le bureau de Didier Raoult, jeudi dernier, un petit air de war room. Jupiter sous le regard de Poséidon...

Un « scoop mondial ». Il fallait au moins cela pour être à la hauteur de la surprise et de l’insensé tapage autour de la chloroquine, qui a débordé les frontières d’une France aussi angoissée que divisée. Cette nouvelle sensationnelle, de portée planétaire, Les Echos l’ont publiée le jeudi 9 avril. L’article est mis en ligne à 18h43. Alors qu’Emmanuel Macron est reparti mener sa « guerre » ailleurs, le quotidien annonce que le professeur Raoult lui a remis une nouvelle « étude estimant à 91 % l'efficacité de son traitement contre le coronavirus ». La troisième, par conséquent, qui concerne cette fois plus d’un millier de patients à qui on a administré de la chloroquine.

Théoricien de la Raoultmania

Pour assurer sa publicité et celle de sa molécule, le gourou de la chloroquine a appliqué une stratégie qu’il a théorisée il y a plusieurs années. Il a d’abord joué de médias qu’il avait dans la poche pour allumer la mèche, capter habilement l’attention, puis attiser et conforter le feu. Parallèlement, les réseaux sociaux alimentés par ses vidéos ont donné à l’affaire un retentissement spectaculaire, avec leur puissance virale. Didier Raoult l’a confié : « Je ne pouvais pas imaginer que ça déclenche des passions de cette nature ». La Raoultmania ne doit pourtant rien au hasard. En observant la façon dont la poudre s’est répandue, on détecte des agents déterminants dans le circuit et les canaux empruntés.

Cette théorie, le professeur marseillais l’a délivrée en octobre 2013 à une vingtaine de personnes venues l’écouter lors d’un séminaire organisé dans le Var, à Saint-Cyr-sur-Mer. Il intervient ce jour-là sur les processus de décision qui freinent la recherche en France. « Quand on veut peser sur les politiques, explique-t-il à son auditoire, l’information ne passe pas du tout par les experts, ça passe par le journal et la télévision ! ». Si elle semble de bon sens, cette leçon n’a rien d’une évidence pour des scientifiques ou des chercheurs, peu au fait des mœurs politiques et de la psyché de ceux qui en font. L’ex-président d’université l’a tirée de sa propre expérience, il y a une vingtaine d’années, quand il fréquentait assidûment les ministères, tâchant de faire avancer ses dossiers, ou quand lui-même a joué les conseillers auprès de Jean-François Mattei, ministre de la Santé sous le gouvernement Raffarin.

« Le circuit de l'information n'est pas du tout le circuit prévu, c'est la presse, précise le conférencier. C’est ce qui attire leur attention, des politiques, les cabinets, des directeurs de cabinet… Ce n'est pas du tout ce qu’on dit nous [les chercheurs, NDLR], ils nous prennent pour des oiseaux bizarres et nous laissent parler… ». Le témoignage sent le vécu mais aussi la détermination d’un scientifique qui a compris comment les choses fonctionnent, et sait désormais quelles ficelles tirer. Dans la crise du coronavirus, il va pouvoir s’appuyer sur deux hommes qui vont être ses meilleurs relais. Car avec la folie chloroquine, tout le monde déraille. Sur les forums et les réseaux sociaux, il n’y a désormais plus que des épidémiologistes chez les Français. Et de plus en plus de communicants chez les journalistes.

Scoop contre scoop

Le « scoop mondial » des Echos (la dernière étude remise en avant-première au président de la République) est signé Paul Molga, le correspondant marseillais du quotidien économique. Le 9 avril au soir, il lui vaut un passage sur BFM TV, le temps d’être interrogé par Bruce Toussaint sur l’Info du jour. Une consécration.

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Au soir de la visite d'Emmanuel Macron, le correspondant des Echos est en direct sur BFM TV pour commenter son exclusivité.

Pourtant, un autre journaliste conteste cette exclusivité... qu’il revendique pour lui-même. Le lendemain, le 10 avril, Hervé Vaudoit publie un commentaire vengeur sur Facebook : « Les Echos disent exclusif mais nous les avons devancés ». Son post renvoie à une interview qu’il a lui-même accordée à la télé locale MProvence, la veille, à... 17h23. Soit plus d’une heure avant la publication de l’article de Paul Molga. Si scoop il y a, c’est à lui et personne d’autre qu’il convient de l’attribuer.

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La réplique d'Hervé Vaudoit. Deux hommes pour un même scoop - il y en a un de trop...

Embarqués dans un de ces bras de fer qui font le sel de la profession, Hervé Vaudoit et Paul Molga ne sont pas deux rivaux lambda. En effet, ils se connaissent parfaitement - tout comme ils connaissent très bien Didier Raoult. Pour une raison toute simple : ils sont... amis. Dans cette folle histoire, ces deux confrères ont joué un rôle décisif. Entre le 17 mars et le 9 avril, le duo a déployé une énergie remarquable pour assurer de concert la publicité des travaux du directeur de l’IHU. La conjugaison de ces louables efforts va mettre le professeur à l’allure de viking sur orbite, et la chloroquine en apesanteur.

Paul Molga allume le premier la mèche. « EXCLUSIF - Coronavirus : « On sait guérir la maladie », affirme l’infectiologue Didier Raoult », peut-on lire dans Les Echos le 17 mars. La veille, le Marseillais a mis en ligne une vidéo dans laquelle il critique la stratégie du gouvernement et vend la chloroquine comme sa solution (épisode 1 de notre série). Deux jours plus tard, Hervé Vaudoit embraye. Le 19 mars, l’ex-reporter de La Provence signe un papier flatteur dans Marcelle, média (en ligne) de (bonnes) solutions. « Mais qui est le professeur Raoult, possible vainqueur du Coronavirus ? », interroge le titre de l’article.

Ce portrait sans distance présente un « médecin aussi génial qu’original », qui, apprend-on, est « un leader, un chef d’équipe ». Un homme hors du lot à la réussite alternativement « extraordinaire » ou « insolente », à qui « les faits finissent souvent par donner raison » face à « des armées de pseudo-experts », « qui ont peut-être du mal à admettre que des Marseillais puissent figurer parmi les meilleurs spécialistes mondiaux de l’infection ».

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Extrait du portrait de Didier Raoult publié le 19 mars dans Marcelle. L'article enregistre des records d'audience - plus de 100 000 lecteurs, selon le pure-player.

L’article de Marcelle est d’autant plus repris qu’Hervé Vaudoit a signé en 2018 un livre à la gloire de Didier Raoult et de son institut. Un ouvrage au titre très corporate : IHU Méditerranée Infection, Le défi de la recherche et de la médecine intégréeUn fait d’armes qui vaut expertise pour décrypter le sujet du moment et la pensée raoultienne, sans que personne n’y voit un possible conflit d’intérêt, à l’image de ceux qu’on a depuis cherchés chez tous les intervenants de ce dossier.

L’objet est préfacé par Philippe Douste-Blazy, administrateur de l’institut marseillais et à l’initiative d’une pétition demandant la généralisation de l’usage de l’hydroxychloroquine. Il a été publié chez Michel Lafon, le même éditeur que celui chez qui Didier Raoult vient de sortir un livre très a propos (épisode 5 de notre série). C’est connu : les livres, ça crée des liens.

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Le 20 mars, l'IHU Méditerranée Infection assure sur les réseaux sociaux la promotion du livre d'Hervé Vaudoit consacré à l'institut et à sa figure tutélaire.

Youri... Chloroquine et l'homme invisible

D’entrée, le tableau est posé et la mise à feu de la fusée actée. Les bases du match à venir sont là : Marseille contre Paris, le pragmatique contre les élites hors sol, un produit miracle… Les deux amis/confrères ne vont plus lâcher le cosmonaute Didier Raoult, monté à bord de l’appareil avec sa molécule. Paul Molga et Hervé Vaudoit alimentent le feuilleton qu’ils ont installé en se tirant la bourre. S’ensuivent une série de papiers toujours plus enthousiastes, relevant autant du supportérisme que les journalistes sportifs ou les banderoles qui rejouent le match Paris/OM à l’extérieur du bâtiment de l’institut de la Timone. La Raoultmania leur est redevable.

Pour tenter de joindre Didier Raoult, j’ai appelé Paul Molga il y a trois semaines. Au téléphone, il me l’a assuré : il n’avait pas son numéro personnel. À défaut, il m’a donné celui de sa secrétaire. Le Média a échoué à interroger l’épidémiologiste, qui nous a renvoyé vers son assistant pour répondre à nos questions. Lequel, nous l’avons raconté, n’a jamais donné signe de vie.

Yanis Roussel, c’est son nom, est celui qui donne la réplique à la star de l’Institut Méditerranée Infection dans les vidéos qui font un tabac sur le net. L’homme invisible. Ce étudiant très occupé a trouvé le temps de prendre au téléphone le comique Jean-Marie Bigard, qui a déclaré sa flamme au Marseillais. Pas Le Média. Peut-être - c’est une hypothèse – ce doctorant avait-il lu et peu apprécié l’enquête que nous avions consacrée au candidat macroniste à Marseille pour les municipales, Yvon Berland… Pour la petite histoire, Yanis Roussel est suppléant de la députée LREM Cathy Racon-Bouzon. Par ailleurs, il était candidat sur les listes d’Yvon Berland - une vieille connaissance de Didier Raoult, qui est venu se faire traiter à la chloroquine dans son institut (épisode 3 de notre série).

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A l'IHU, la mise en abyme est un chef d'oeuvre. Exemple ici : Yanis Roussel, le communicant de Didier Raoult, retweete un message d'Yvon Berland, candidat LREM aux municipales à Marseille, qui se félicite de la visite du chef de l'Etat. En réponse, la députée LREM Anne-Laurence Petrel modère l'enthousiasme d'Yvon Berland, soulignant que beaucoup d'autres chercheurs travaillent dans la discrétion. Sans doute, là encore, un hommage à Yanis Roussel, lui-même... député suppléant LREM !

Le correspondant des Echos, pour revenir à lui, n’avait donc pu ou voulu me communiquer le portable du professeur Raoult. Pour autant, le lecteur n’a pas tout perdu : deux jours après mon appel, le 26 mars, il pouvait profiter « [d’]un entretien [exclusif] avec celui qui est au cœur des polémiques : Didier Raoult » dans Marcelle. Une interview signée... Paul Molga et Hervé Vaudoit. Quelques jours plus tard, le 31 mars, Paul Molga - encore lui - prend la pose devant le bâtiment de l’IHU, exhibant fièrement une carte de dépistage sur son compte twitter.

Une semaine plus tôt, réfugié dans l’arrière-pays, mon confère m’assurait ne vouloir pour rien au monde mettre les pieds à Marseille, fermement décidé à laisser ce bain viral à distance... Le voilà annonçant un papier à venir de plus en plus enthousiaste, pour raconter ce reportage embedded. Pour Les Echos ? Non. Le 8 avril, Paul Molga livre le récit de son immersion, cette fois encore, dans le média en ligne Marcelle. Dont il est, comme Hervé Vaudoit, l'un des créateurs. Le même jour, heureusement, le chroniqueur Didier Raoult publie une tribune dans Les Echos pour dire que « nous nous trompons de méthode sur le coronavirus ».

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Le journaliste Paul Molga, "embedded" à l'Institut Méditerranée Infection et dépisté.

"Sinon je raccroche !"

Depuis des semaines, Les Echos jouent une partition dissonante au sein d’une presse nationale au mieux dubitative, et même assez hostile au directeur de l’IHU. Dans ce tableau d’adversité, le quotidien économique est un relais précieux et puissant de la thèse raoultienne, et de la passion pour la chloroquine. À coup « [d’]exclusivité[s] » qui laissent entrevoir une proximité qui sort du cadre de la relation habituelle entre un journal et son sujet. Exemple, le 24 mars : Les Echos annoncent que Didier Raoult « claque la porte » du conseil scientifique pour le covid. Fracassante, cette révélation de Paul Molga fait le tour de la France, à un moment où la tension atteint une sorte de paroxysme. Elle donne lieu à un curieux épisode. L’entourage de Didier Raoult semble démentir dans un premier temps et lui plutôt confirmer, sans que… l’on comprenne très bien au final ce qu’il fallait comprendre.

Cette passion du quotidien détenu par Bernard Arnault pour le druide de Marseille infection est nourrie, on l’a vu, par le microbiologiste qui, alors qu’il fait black-out aux demandes de la presse depuis des jours, trouve le temps de prendre la plume et lui offrir une tribune. Encore un joli coup au crédit des Echos.

Car le professeur Raoult se sent redevable. C’est bien le moins. Comme dans la revue scientifique où il a publié la première étude polémique (épisode 2 de notre série), il est comme chez lui aux Echos, où il tient une chronique régulière.

Pour assurer la promotion de son collaborateur, le titre de Bernard Arnault a plus que joué le jeu en cette période de crise, et son correspondant à Marseille donné du sien. Le grand patron n’est pas en reste. Il a décroché son téléphone pour convaincre le microbiologiste de donner une interview à Radio Classique. Un entretien exclusif.

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Dans les pages des Echos, Didier Raoult est comme chez lui. La dernière livraison du chroniqueur maison, consacrée au secteur hospitalier, a été publiée le 24 mars.

Le 1er avril, bien qu’à l’antenne, Didier Raoult a moyennement envie d’être là. Il est d’humeur cassante. Il en profite tout de même pour pourfendre ces « contrôleurs du travail des autres », ces « gens qui ne sont ni praticiens, ni scientifiques ». Quand Guillaume Durand essaie de reprendre la main avec cette voix qui faisait autrefois autorité, « [l’]invité exceptionnel » de la matinale le renvoie sèchement à son confinement. Comme on le ferait avec un débutant : « Vous savez, je ne suis sur cette radio, je ne fais pas d’interview… je suis sur cette radio parce que Bernard Arnault m’a rendu un grand service, on était en panne de quelque chose... Il a dit « écoutez, ça me ferait plaisir », je le fais… [...] ».

L’ancien présentateur vedette de La Cinq tente de canaliser cet invité revêche. Sans effets : « Je ne vais pas jaser avec vous […], prévient la star mondiale de la chloroquine, décidément retors. « Ne me posez pas de questions comme ça, parce que sinon je raccroche ». Au cours de sa longue carrière, Guillaume Durand a connu client plus conciliant. L’entretien ira à son terme. De quoi satisfaire la première fortune de France : en effet, Radio Classique appartient au groupe Les Echos - donc au propriétaire de LVMH, Bernard Arnault.

Pendant trois semaines, les révélations s’enchaînent sur un rythme soutenu. Experts d’un sujet qu’ils connaissent trop bien, Paul Molga et Hervé Vaudoit ont été les meilleurs communicants du professeur Raoult. Un stakhanovisme qui dévoile un monde dans lequel les journalistes copinent avec leur sujet, déjeunent avec, lui délivrent des prestations et des conseils pour sa com', avant de publier des papiers qui le montent en épingle.

La journée du 9 avril sonne comme l’apothéose de cet activisme, à travers lequel on aura appris qu’il existe maintenant des exclusivités mondiales – ce qui suppose qu’il y en a des seulement locales, des départementales, voire des régionales. Nos deux chasseurs de scoop ne pouvaient manquer la visite présidentielle. Sauf que l’histoire de cette chasse n’est pas totalement complète. En réalité, les deux reporters n’ont bénéficié d’aucune fuite. Ils ont même été devancés par un troisième homme : Didier... Raoult lui-même. En effet, les deux amis, désormais rivaux, ont simplement lu des informations mises en ligne sur le site de l’IHU. Beaucoup moins sexy forcément, dit comme ça.

Illustration de Une : Adrien Colrat - Le Média.

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