États-Unis : la grande victoire des évangéliques
Historien, Joël Schnapp a publié Prophéties de fin du monde et peur des Turcs au XVe siècle : Ottomans, Antichrist, Apocalypse (éd. Classiques Garnier).
Au cœur de l’idéologie qui a permis à Trump de s’emparer du pouvoir, la religion a été essentielle, nous dit l'historien Joël Schnapp. Pendant les derniers mois de la campagne présidentielle, le milliardaire n’a cessé de répéter qu’il avait été choisi par Dieu. Son discours est passé d’un millénarisme glaçant à un messianisme exalté, avec l'annonce d’un Âge d’or inspiré de l’Apocalypse de Jean. Depuis la victoire, le religieux est au coeur de la politique présidentielle mise en oeuvre avec le « Project 2025 ». Petit passage en revue des développement actuels qui correspondent à l’agenda politique des évangéliques depuis plus d’un siècle et, plus généralement, au programme du « nationalisme chrétien ».
Dans un article du Guardian qui a marqué les esprits, Naomi Klein et Astra Taylor ont inventé le concept de « fascisme de la fin des temps ». Elles mettent en avant la conjonction des intérêts des milliardaires, qui tablent sur un prochain effondrement civilisationnel (d’où leur frénésie survivaliste), et des fondamentalistes chrétiens, qui répètent inlassablement que la Fin des Temps est imminente. Les deux journalistes affirment notamment que « jamais auparavant on n’avait été confronté à un gouvernement aux tendances si puissamment apocalyptiques ». Dans cet article riche et d’une densité remarquable, les autrices, pour qui le trumpisme n’est pas « un vieux mariage entre le néolibéralisme et le néoconservatisme », sont tellement affairées par la définition de leur concept sur les plans socio-économique et politique qu’elles négligent quelque peu, à leur tour, la dimension religieuse – après l'avoir pourtant dûment pointée du doigt.
Si l’on veut comprendre le trumpisme, il faut interroger, dans une perspective braudélienne de longue durée, l’influence croissante des évangéliques depuis plusieurs décennies. En effet, au cœur de l’idéologie qui a permis à Trump de s’emparer du pouvoir, la religion a été essentielle. Après l’attentat de Butler, pendant les derniers mois de la campagne, le milliardaire n’a cessé de répéter qu’il avait été choisi par Dieu. Ses discours ont dépeint les États-Unis sous un jour clairement apocalyptique et ses adversaires ont été diabolisés – Kamala Harris la première, qui a été implicitement comparée à la Grande Prostituée de Babylone. Vers la fin de la campagne, quand la victoire s’est trouvée à portée de main, le ton a considérablement changé et on est passé d’un millénarisme glaçant à un messianisme exalté. Le candidat annonçait le retour prochain d’un Âge d’or qui partageait de nombreuses caractéristiques avec le millénium décrit au chapitre 20 de l’Apocalypse de Jean. Avec la victoire, les questions religieuses n’ont pas disparu. Bien au contraire, à travers la mise en place du Project 2025, elles semblent constituer le cœur du projet présidentiel. Du chaos consécutif à la prise de pouvoir du milliardaire on peut tenter de mettre en lumière plusieurs éléments qui correspondent à la lettre à l’agenda politique des évangéliques depuis plus d’un siècle et plus généralement à celui des promoteurs d’un « nationalisme chrétien ». Ce dernier consiste en une idéologie assez floue, dont, selon les termes de l’historien Sébastien Fath, « le principe essentiel est que le christianisme a vocation à être le ciment d’une nation forte ».
Sionisme chrétien
La première action diplomatique du président Trump après son entrée en fonction a été de recevoir le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou. Bien entendu, ce choix n’est pas seulement révélateur d’un manque d’empathie envers la population palestinienne martyrisée (que Trump déporterait d’ailleurs volontiers en Jordanie ou en l’Égypte). C’est surtout un marqueur très important pour les évangéliques. La restauration d’Israël fait en effet partie de leurs fondamentaux depuis la Niagara Bible Conference de 1878. Le sionisme chrétien précède en effet d’une quinzaine d’années le sionisme juif tel que Théodor Herzl l’a défini dans L’État des Juifs en 18961.

Superpuissance et « destinée manifeste »
Le président cherche à imposer une nouvelle hégémonie mondiale. Cela se traduit bien entendu par une augmentation drastique et unilatérale des droits de douane, ou par la volonté de régler coûte que coûte les conflits en Ukraine et en Israël. Trump veut montrer que l’Amérique pèse à nouveau sur les destinées du monde entier. On peut certainement y voir une nostalgie de la fin du XXe siècle, quand les États-Unis, vainqueurs de la Guerre Froide, étaient de fait l’unique superpuissance au monde2. On peut également y déceler la volonté de réaffirmer un concept-clé de l’histoire américaine : celui de la manifest destiny. Selon cette « destinée manifeste », le peuple américain aurait été, comme autrefois les Hébreux, choisi par Dieu. Ce concept a permis au XIXe siècle de justifier la conquête de l’Ouest au détriment des populations indigènes et mexicaines. C’est justement à cette idée que Donald Trump a fait référence dans son discours d’investiture, durant lequel il a appelé à la conquête de Mars. Ce messianisme national appartenait déjà aux conceptions des Pilgrim Fathers, les « Pères Pèlerins » à leur arrivée sur le Mayflower en 1620.
DOGE, licenciements et combat séculaire contre le New Deal
Ce qui préoccupe avant tout Trump et son équipe, c’est la situation intérieure aux États-Unis. En témoigne l’arrivée d’Elon Musk à la tête d’un ministère de l’efficacité gouvernementale, le DOGE, Department of Government Efficacity, afin de sabrer dans les dépenses de l’État. Le résultat est impressionnant et évoque la fameuse tronçonneuse de Javier Milei. Depuis la fin janvier, le DOGE a semé la terreur : des milliers de fonctionnaires ont été renvoyés du jour au lendemain et des agences entières ont été brutalement fermées. Or le démantèlement des structures étatiques, notamment de celles héritées du New Deal, est l’aboutissement d’un combat séculaire des évangéliques, qui, selon l’historien M.A. Sutton, « ne croyaient pas que le gouvernement doive s’occuper du bien-être des individus »3.

Les attaques contre l’éducation
Parallèlement aux vagues de licenciements de fonctionnaires et à la destruction des agences gouvernementales, les attaques contre l’éducation ont également été d’une rare violence. Il s’agit visiblement de mettre fin au « wokisme » supposé des institutions scolaires et universitaires. L’éducation est donc la cible de l’administration Trump et le président, qui a nommé Linda McMahon, une ancienne dirigeante de la fédération de catch ( !) au secrétariat d’État à l’éducation, lui a demandé se mettre elle-même au chômage. En ligne de mire, il y a en effet la suppression de ce secrétariat d’État, ce qui priverait les écoles américaines d’au moins 13% de leur financement. L’école est indéniablement un lieu de crispation intense pour les tenants du nationalisme chrétien, car on donne aux enfants dans certains États une éducation sexuelle qui relèverait de la théorie du genre et qui reconnaitraît les différentes orientations sexuelles, LGBTQ+ inclus. La fin des subventions fédérales donnerait l’occasion de s’y attaquer.

Les universités en danger
Des menaces similaires planent sur les universités et sur leur financement. Présentées comme des repaires de gauchistes antiaméricains et wokistes, elles sont également coupables de mobilisations massives contre le génocide à Gaza. Ce n’est donc pas une surprise qu’elles apparaissent comme une cible privilégiée de l’administration Trump – et en tout premier lieu l’université de Harvard. C’est précisément dans cette université, avec l'élection à sa présidence de Charles William Elliot en 1869, qu'a commencé la modernisation et la sécularisation des universités. Par réaction, les fondamentalistes ont alors ouvert des universités privées et religieuses, des Bible Schools, dont les programmes réservent une place centrale à la théologie4. L’heure de la revanche a donc sonné. Mais il ne s’agit pas seulement de régler des comptes avec des universités progressistes. On peut aussi voir dans l'offensive actuelle des attaques directes contre la science. Donald Trump n’a jamais caché son climato-scepticisme et son mépris total pour les questions d’environnement. C’est dans cette perspective qu’il faut replacer les attaques contre la science : on retrouve, parmi les premières victimes du DOGE, évidemment les sciences du climat ; et la plupart des documents concernant le réchauffement climatique ont disparu des bases de données des différents ministères. Au diapason de son président, J. D Vance mène la charge, lui qui affirmait déjà en 2021 que les « professeurs sont l’ennemi » .
Le bureau de la foi
Enfin, le Bureau de la foi a été créé à la Maison Blanche et confié aux mains expertes de la pasteure évangélique Paula White. La lecture de l’ordre exécutif du 7 février 2025 qui crée ce bureau est édifiante : on y lit dans la section 1 que les « entités basées sur la foi », présentées comme bénéfiques pour la population, doivent bénéficier de subventions, de contrats et de programmes fédéraux. Au moment où tous les autres programmes fédéraux sont gelés, on comprend bien qu’il s’agit de remplacer des structures étatiques laïques par des structures religieuses. Plus loin, à la section 4, une formule retient considérablement l’attention : il y est question de la lutte contre les actes « antichrétiens ». Cela peut sembler anodin pour le commun des mortels, d’autant qu’il y a fort peu d’actes de violences dirigés contre des institutions chrétiennes ; mais il faut se souvenir que le terme « antichrétien » peut désigner tout autant les actes contre les communautés chrétiennes que les crimes de l’Antichrist. « La meilleure définition du fondamentalisme », écrit Sutton3, « c’est un évangélisme radical et apocalyptique ». On en trouve ici une illustration frappante. En jouant sur les mots, cet ordre exécutif instille la peur de l’Antichrist, à savoir l’Ennemi Ultime de l’humanité. Il rappelle à tous les fidèles que la fin du monde approche et que la lutte contre les armées de l’Antichrist a déjà commencé.
Le trumpisme est-il donc un fascisme ? La question est à la mode, mais il faudra sans doute attendre la fin du mandat présidentiel pour y répondre exactement. En revanche, on peut dès maintenant affirmer que les actions du gouvernement Trump sont parfaitement calibrées pour répondre aux attentes des évangéliques. La victoire de Trump en 2024, c’est avant tout la leur, et ils espèrent qu’elle durera longtemps. Steve Bannon l’a affirmé sans ambages ces derniers jours : il faut rendre permanente la révolution en cours. Si rien ne vient contrecarrer les plans des nationalistes chrétiens, il est possible que le prochain régime américain ne soit pas très différent de la République de Gilead dans La Servante Écarlate de Margaret Atwood, où une charia chrétienne est mise en place. ●●
1. Voir Jean Pierre Filiu, Comment la Palestine fut perdue et pourquoi Israël n’a pas gagné, histoire d’un conflit, Le Seuil, 2024, p. 40.
2. M. Tessier, M. Fortmann, « Les États-Unis : mutation d'une superpuissance dans l'après-guerre froide », Revue internationale et stratégique, n° 41/1, 2001, p. 163-170
3. Mathew Avery Sutton, American Apocalypse. A History of Modern Evangelicalism, Harvard University Press, 2017, p. 246.
4. Voir Mokhtar Ben Barka, « Les universités fondamentalistes entre tradition et modernité », Revue française d’études américaines, 2003/1, 95, p.102-117.