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Le cinéma du Média #7. Bienvenue à l’Hôpital de Californie

Par Emmanuel Burdeau

Critique, Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a publié des livres entre autres sur Werner Herzog, Les Sopranos, Billy Wilder ou encore Vincente Minnelli. Il anime le podcast SPECULATIONS by So Film.

Dans la saison 3 d'Hippocrate, un ancien médecin devenu réalisateur, Thomas Lilti, met en scène des soignants rouvrant au sous-sol de leur hôpital des chambres désaffectées pour soigner des patients que le système ne peut plus accueillir. Selon notre critique Emmanuel Burdeau, Hippocrate ne se limite pas à proposer un état des lieux de la catastrophe sanitaire en cours. Il s'agit aussi d’un état des lieux de la série, vingt ans après la saison 3 de The Wire dont résonne ici l'écho.

Dans la saison 3 de la série américaine The Wire, un policier de Baltimore décide, à l’approche de la retraite, de transformer des bâtiments vides en une zone où le trafic de drogue se fera de façon encadrée. Il s’agit de réduire ainsi la violence, les crimes, les maladies… Sauf que le policier – l’inoubliable « Bunny » Culvin –, n’a prévenu personne, qu’une telle expérimentation est illégale et qu’elle prendra fin aussitôt découverte. Entre-temps, les résultats obtenus auront quand même été bien supérieurs à ceux de plusieurs décennies de « guerre contre la drogue ».

Dans la saison 3 de la série française Hippocrate, un ancien médecin devenu réalisateur fait de même. Devant la situation devenue apocalyptique de notre système hospitalier, Thomas Lilti imagine que quelques soignants entreprennent de rouvrir, sous l’internat de l’hôpital de la Région parisienne où ils travaillent, des chambres désaffectées qu’occuperont des patients que là-haut on ne veut, ou plutôt ne peut plus, accueillir et encore moins soigner. Là aussi : tentative de sauver un système en ruine par une opération clandestine ; va-et-vient entre légalité et impératif moral ; risque d’être découvert, dénoncé et renvoyé, voire pire.

Dans The Wire, la zone s’appelle Hamsterdam, en référence à la capitale hollandaise où certaines drogues sont notoirement en vente libre. Dans Hippocrate elle est baptisée Hopital California. C’est une référence à la chanson « California Dreamin’ » – il s’agit en effet d’un rêve, ou peut-être d’un cauchemar – mais aussi « Hotel California », tube des Eagles où il est question d'un lieu dont on ne peut jamais sortir.

Qu'arrive-t-il dès lors que les lieux clos se transforment en passoire, les métiers en système D et les sous-sols en mouroirs ? Lorsque des pans entiers de la société sont devenus des zones désaffectées où la lumière n’entre pas ?

Hippocrate serait donc un remake en France et dans un autre milieu du chef-d’œuvre de David Simon ? Ou pis, un plagiat ? Justement non, même s’il y a d’autres ressemblances – les citations en exergue de chaque épisode, par exemple – entre les deux séries. L’intéressant n’est pas seulement que Lilti adapte l’hypothèse de The Wire. L’intéressant est qu’Hamsterdam fonctionne à plein avant d’être démantelé, tandis que Hotel California tâtonne, rate, puis réussit sans jamais s’imposer tout à fait. L’intéressant, c’est donc la reprise d’Hamsterdam, mais aussi la réticence avec laquelle cette reprise se fait. Reste à savoir ce que traduit cette réticence. Politiquement et moralement, mais aussi quant à l’évolution d’un genre, la série télé, qui se porte sans doute moins bien aujourd’hui qu’il y a vingt ans (date de l’apparition sur les écrans de la série 3 de The Wire).

Moralement, c’est assez simple : une telle initiative, si elle peut passer pour héroïque, est irresponsable, et quelques chambres rouvertes à la hâte ne sauraient constituer un service à part entière. Faire tourner à plein régime Hotel California, ce serait dire adieu à l’hôpital public. Or à cela, Lilti n’entend pas – on le comprend – se résoudre.

Il y a une autre raison. C’est en vérité l’hôpital public dans son ensemble qui, tel que décrit par Lilti, ressemble à une « Californie ». Services en sous-effectif, urgences fermées ou à demi ouvertes, matériel défectueux ou vétuste, malades triés à l’entrée, EHPAD où la négligence devient maltraitance, ophtalmos reconvertis en infirmiers, etc. Autant de manques et de manquements que la série résume d’un nom hélas adéquat : « fast médecine ». Non sans préciser qu’un mot est en trop. Lequel ? Médecine.

Qu’une série élise une profession supposant à la fois un lieu clos et des professionnels dévoués, rien de neuf : c’est même un possible condensé du genre. Qu’il s’agisse de décrire comment un environnement a priori réglé, où ni l’imprévu ni les affects n’ont leur place, est contraint de laisser entrer un peu de vie – d’« humanité » –, rien de neuf non plus : trois séries sur quatre racontent l’incursion progressive de l’in vivo dans l’in vitro. (Une série, ce n’est bien souvent rien d’autre que cela : un programme qui apprend à se déprogrammer). Qu’on descende au sous-sol ou à la cave pour jeter sur la pénombre qui règne là une lumière révélant certains aspects cachés ou mal connus de l’organisation sociale, c’est également classique.

Mais jusqu’à présent ces lieux et ces métiers, ces sous-sols, remplissaient une double fonction. D’une part ils proposaient, à taille réduite, une image fidèle de la société. Et d’autre part ils indiquaient de quelle façon celle-ci pouvait éventuellement se réformer. Le genre, en ce sens, a toujours rempli une fonction thérapeutique. Tout ça, c’était hier. Il semble qu’aujourd’hui on soit passé à autre chose. Qu'arrive-t-il en effet dès lors que les lieux clos se transforment en passoire, les métiers en système D et les sous-sols en mouroirs ? Lorsque des pans entiers de la société sont devenus des zones désaffectées où la lumière n’entre pas ?

C’est là que Hippocrate, non content de proposer un état des lieux convaincant de la catastrophe sanitaire en cours, se double d’un état des lieux de la série en tant que genre. Un temps, le spectateur s’agace des signaux par lesquels Lilti veut lui signifier qu’il sait de quoi il parle, qu’il maîtrise aussi bien le vocabulaire médical que les petits « trucs » – faute de cuillère retourner sa fourchette pour manger la compote avec le manche, par exemple –, et veut en somme garantir qu’on n’est pas, ou pas vraiment, dans une fiction, qu’ici tout est vrai. Cet agacement atteint même un comble lorsque, croisant l’acteur d’une énième série hospitalière en tournage non loin, un personnage fait remarquer à celui-ci que sa tenue manque de vraisemblance.

Ce serait pénible, ce serait même grossier si Lilti s’en tenait là. Or non, la fiction dans la fiction fait une seconde apparition. Et cette apparition n’a rien à voir avec la première. Cette fois, c’est pour que les « Californiens » empruntent en urgence le matériel dont ils ont besoin à l’équipe de tournage, et c’est pour apercevoir – très brièvement – la silhouette en blouse blanche de Vincent Lacoste, auquel Lilti confia il y a dix ans un rôle dans son premier film, déjà intitulé Hippocrate.

Gag ? Clin d’œil ? Facilité de la mise en abyme ? Bien sûr. Mais pas seulement. Manière de dire que la « réalité » – celle dont la série se prévaut un peu trop d’être la transcription quasi directe – se nourrit de la fiction, voire de cette fiction qu’elle était autrefois, une décennie plus tôt. Et manière aussi de dire, à l’inverse, que lorsque la réalité vire au désastre, la fiction elle-même – en l’occurrence celle de la série – ne peut avoir que le plus grand mal à prendre. ••

Hippocrate, saison 3. France, 2024. Série télévisée de Thomas Lilti. Avec Bouli Lanners, Louise Bourgoin, Karim Leklou, Alice Belaïdi, William Lebghil, Zacharie Chasseriaud. 6 épisode de 50 minutes environ. Diffusion sur Canal + depuis le 11 novembre.

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