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"Victor Schœlcher n'est pas notre sauveur" - Abolition, les œillères de l'histoire officielle

Par Clara Menais

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Cibles de militants, objets de débat et de polémique, les statues de Victor Schœlcher incarnent un récit officiel de l’abolition de l’esclavage en France. Pour certains, en plus de simplifier à outrance une histoire complexe et d’occulter les révoltes anti-esclavagistes, ce récit participe aussi à la pérennité d’un ordre social néocolonial encore prégnant en Martinique.

Dans la nuit du 10 juin 2020, une étrange veille s’opère dans la capitale guyanaise. Alors que le monde fait face à une vague sans précédent de contestation de la police, les policiers de Cayenne sont mobilisés pour une mission un peu particulière : des heures durant, ils se relaient pour surveiller la statue de Victor Schœlcher, sur la place du même nom au centre de Cayenne. Pourquoi ce bronze décrépi fait-il l’objet d’une protection policière aussi rapprochée ?

Le préfet de Guyane craignait probablement que l'effigie de l'ancien député subisse le même sort que ses homologues martiniquaises : quelques semaines plus tôt, lors de la journée de commémoration de l'esclavage et de son abolition en Martinique, deux statues de Victor Schœlcher (1804-1893) étaient déboulonnées et détruites par des militants.

Alors que le président de la République, une foule d’élus et de commentateurs s'empressent de condamner (et avec fermeté, toujours), une vidéo et un communiqué paraissent, dans laquelle deux militantes revendiquent ces saccages : "Ceci est un message pour la gendarmerie, la police, les forces armées, les juges, les magistrats", assènent-elles. "Nous assumons pleinement notre acte car nous en avons assez, nous jeunes martiniquais, d'être entourés de symboles qui nous insultent". 

Ce n'est pas la première fois que des symboles liés à Victor Schœlcher sont pris pour cibles. En 2013, une statue à son effigie est recouverte de l'inscription "la liberté ne se donne pas, elle se prend". En 2017, il est encagoulé à Cayenne, en Guyane. En 2018, on le peint de rouge avec le message "Île à vendre". 

Le schœlcherisme, un mythe national

Le personnage de Victor Schœlcher incarne en effet "l'histoire officielle" de l'abolition, mettant en scène une république généreuse donnant leur liberté aux esclaves. Cet homme politique du XIXe siècle, aujourd’hui encore omniprésent dans l’espace public antillais, est couramment présenté comme le principal instigateur de cette abolition. En 1952, déjà, Frantz Fanon décryptait ce récit officiel dans son ouvrage Peau noire, masques blancs : « Le Noir se contentait de remercier le Blanc, et la preuve la plus éclatante en est le nombre impressionnant de statues érigées dans toute la France et les colonies montrant la France blanche caresser les cheveux crépus de ce gentil Noir dont les chaînes venaient d’être brisées ».

"Victor Schoelcher n'est pas notre sauveur" - Abolition, les œillères de l'histoire officielle
L'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises en 1848, tableau de François-Auguste Biard, représente un député, incarnant la République, tenant son décret. On peut voir des Noirs presque nus se prosterner devant des colons richement vêtus de blanc.

Il est pourtant aujourd'hui historiquement établi que le processus ayant abouti à la fin de l’esclavage en France est autrement plus complexe. De nombreuses révoltes des populations esclavagisées ou encore le précédent de la révolution haïtienne, seule révolution anti-esclavagiste victorieuse sur l’Empire français en 1804, ont largement pesé dans les rapports de force, comme le rappelle l’historienne et directrice du Centre international de recherches sur les esclavages et post-esclavages Myriam Cottias, dans un entretien publié dans La Croix : “S’il ne faut pas minimiser le rôle de Victor Schœlcher dans cette lutte, il faut aussi être conscient de l’existence d’une multitude de révoltes d’esclaves tout au long de la période esclavagiste et plus particulièrement au XIXe siècle, qui exercent une pression sur la société esclavagiste française”.

Autre donnée peu mise en exergue dans le récit officiel : les calculs économiques. Joao Gabriel, militant panafricaniste et auteur du Blog de Joao, souligne (tout en reconnaissant l'interaction entre les luttes des populations esclaves et des mouvements abolitionnistes européens) qu’à l’époque de Schœlcher, les courants abolitionnistes étaient motivés « non pas uniquement par des enjeux humanistes, mais aussi économiques ».

Le blogueur rappelle en effet que depuis Adam Smith, des arguments en faveur d’un travail libre plus rentable que l'esclavage circulent dans le monde occidental. Selon lui, on peut même voir l’abolition de 1848 comme « une défense du système colonial au travers d'une critique de l'une de ses modalités - l'esclavage - vu comme archaïque sur les plans moraux et économiques [...], c'est à dire une réforme, une amélioration du système colonial pour permettre une exploitation pérenne ».

En réalité, dans les années qui suivent, les propriétaires passent de maîtres à patrons. La chaîne Instagram Histoires crépues, qui revient sur les histoires coloniales, précise que le décret d’abolition de 1848 prévoit d’ailleurs des indemnités financières… pour les colons. Aboli en 2016, ce privilège accordé aux propriétaires par la République leur permet de maintenir leur domination sur les nouveaux citoyens : le marronnage [la fuite d'un esclave hors de la propriété du maître, NDLR], déjà très répandu, est sévèrement réprimé avec l’interdiction du vagabondage et les anciens esclaves sont bien souvent engagés sur les plantations.

"Victor Schoelcher n'est pas notre sauveur" - Abolition, les œillères de l'histoire officielle
A Cayenne, le 2 juillet, une statue de Victor Schoelcher recouverte de faux sang.

Le récit de la République française qui rebat complètement les cartes et rétablit l’égalité entre esclavagistes et esclavagisés est donc bien discutable. “C’est une des variantes du mythe des « deux France », utilisé aussi pour aborder la période vichyste, et qui, dans ce cas précis, oppose la bonne France, républicaine et abolitionniste, à la mauvaise France, monarchique, impériale et pro-esclavagiste”, observe encore Joao Gabriel dans un billet de blog.  

Un ordre social et économique néocolonial qui reste à abolir

Si l’hégémonie du schœlcherisme comme discours officiel est de plus en plus décriée, c’est bien parce que les inégalités sociales et économiques qui découlent de l’histoire coloniale structurent encore aujourd’hui la société martiniquaise. 

À l’automne dernier, lors des blocages de supermarchés sur l’île, on pouvait voir des pancartes « Békés stop privilèges ». En prenant pour cible les « békés », ces descendants de colons blancs, les militants dénoncent les inégalités de l’île comme une prolongation directe de la domination coloniale. S’ils ne sont plus que quelques milliers, les békés contrôlent toujours une large partie des entreprises et possèdent un nombre non négligeable de terres.

Le Groupe Bernard Hayot, pour ne citer que lui, est un reliquat direct de l’économie négrière : la famille Hayot, présente sur l’île depuis le XVIIe siècle, a prospéré sur l’exploitation d’esclaves dans des champs de canne à sucre. Reconverti dans la grande distribution et l’automobile, premier employeur du secteur privé sur l’île, le groupe affiche aujourd’hui près de 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, et son patron figure toujours en bonne place parmi les plus grandes fortunes françaises. 

En première ligne, le Mouvement International pour les Réparations (MIR), groupe anti-impérialiste, avait déjà revendiqué le retrait des symboles coloniaux de l’espace public, sans succès. Il avait aussi intenté plusieurs actions en justice pour faire reconnaître le préjudice toujours subi par les descendants d'esclaves sur les territoires français.

En mars dernier, leur demande de réparation « pour le crime contre l’humanité que sont les razzias, la déportation et la mise en esclavage d'Africains aux Amériques » a été jugée recevable par la Cour européenne des droits de l’homme. Les juridictions françaises l’avaient jusqu’ici toujours déboutée. 


Repères historiques sur l'abolition de l'esclavage en Martinique

  • 1794 - Suite à une révolte d’esclaves à Saint-Domingue, première abolition de l’esclavage par la France.  
  • 1802 - Napoléon rétablit l’esclavage sous la pression des planteurs.
  • 1804 - Révolution anti-esclavagiste victorieuse à Haïti. Développement du marronnage et révoltes sporadiques dans les Antilles.
  • 1833 - Les Britanniques abolissent définitivement l’esclavage
  • 1845 - Les lois Mackau prévoient une abolition échelonnée sur 30 ans avec certains droits accordés aux esclaves et devoirs attitrés aux propriétaires.
  • 1848 - Une Révolution républicaine aboutit à la Seconde République. Victor Schœlcher est engagé, avec d’autres, pour une abolition totale et immédiate. Bras de fer entre pro-abolitionnistes et propriétaires d’esclaves, qui menacent de faire sécession et de sortir du domaine colonial français. Débats sur l’indemnisation des propriétaires.
  • 27 avril 1848 - Décret Schœlcher. Donne des indemnisations aux propriétaires. Les transmissions sont longues : le décret doit s’appliquer après réception dans les colonies.
  • 20 mai 1848Révolte du Prêcheur contre le Maître Duchamp. Un esclave nommé Romain, qui joue du tambour, refuse d’obéir à son maître qui a interdit l’instrument traditionnel. Il est arrêté et enfermé. De violentes émeutes éclatent et sont réprimées dans le sang.
  • 23 mai 1848 - Abolition en urgence en Martinique avant l’application du décret Schœlcher, qui arrivera sur l’île 10 jours plus tard.  

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