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L'ex-agent secret qui en sait beaucoup trop #12 Areva et l'argent de l'affaire UraMin : corruption en Chine ?

Par Marc Eichinger

Fils de résistants, Marc Eichinger a été trader pour plusieurs banques avant de diriger sa société d’enquêtes et de sécurité, APIC, qui protège les entreprises sur des terrains hostiles. Avec l’affaire Areva il devient un espion, spécialisé dans la criminalité financière.

Quels ont été les bénéficiaires de l’opération UraMin ? Pour formuler des hypothèses, une bonne méthode peut consister à revenir sur les affaires de corruption dans lesquelles des employés d’Areva et de ses partenaires locaux ont été impliqués. En commençant par la Chine.

Quand j’ai rencontré pour la première fois l’amiral Thierry d’Arbonneau, qui m’a confié en 2010 une enquête sur le contexte de l’acquisition d’UraMin, il m’a informé qu’un cadre important du groupe, Paul Felten – dirigeant d’Areva NP, la filiale qui fabrique les EPR – avait fait l’objet d’une interdiction de sortie du territoire chinois avec confiscation de passeport en novembre 2007. Ce n’est que début 2008 que Paul Felten a pu revenir en France. Que s’est-il passé en Chine en 2007 pour que la police anticorruption ouvre une enquête et retienne dans le pays, pendant plusieurs semaines, un cadre dirigeant d’Areva ?

L'ex-agent secret qui en sait beaucoup trop #12 Areva et l'argent de l'affaire UraMin : corruption en Chine ?

Si le groupe français avait perdu l’appel d’offres pour construire quatre réacteurs en 2006, il avait très vite repris espoir. Début 2007, les dirigeants de la China General Nuclear Power Corporation étaient venus à Paris et avaient proposé à EDF de reprendre les négociations pour acquérir des réacteurs français, cette fois des EPR : l’électricien chinois ne voulait pas des réacteurs du concurrent d’Areva Westinghouse, préférant continuer à collaborer avec l’industrie française, selon les propos tenus par Hervé Machenaud à Thierry Gadault. Mais, pour cela, il fallait convaincre Kang Rixin, membre du comité central du Parti communiste chinois et patron de la Compagnie Nucléaire Nationale Chinoise, l’organisme public qui dirige le programme nucléaire chinois, sans lequel rien n’est possible.

En novembre 2007, Nicolas Sarkozy, qui venait d’être élu à la présidence de la République, a fait son premier voyage officiel en Chine. Accompagné notamment par Christine Lagarde, la ministre de l’économie, et par Anne Lauvergeon. La patronne d’Areva est alors rayonnante : elle vient signer la vente de deux EPR à CGNPC !

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Anne Lauvergeon et Kang Rixin (patron de la CNNC, plus tard condamné à la prison à vie pour corruption) signent des contrats commerciaux entre Areva et la Compagnie nucléaire nationale chinoise en présence de membres du gouvernements français à Pékin le 26 novembre 2007

C’est au même moment que la police chinoise empêche Paul Felten de quitter le pays. Dans son article du Monde du 18 janvier 2008, Jacques Follorou relate l’incident : « Paul Felten, directeur marketing du pôle réacteurs nucléaires d’Areva depuis 2003, a reçu la visite des policiers dans son hôtel à Pékin, fin novembre 2007, au moment de la visite officielle de Nicolas Sarkozy en Chine. À cette occasion, Areva signait la vente de deux réacteurs de troisième génération EPR pour un montant de huit milliards d’euros. L’assignation à résidence de M. Felten dans un tel contexte aurait pu créer un incident dommageable aux relations franco-chinoises. Le sort de Paul Felten a été au centre de discussions entre l’ambassadeur de France et les autorités chinoises. Si Areva jure 'que le groupe n’a craint aucun préjudice d’image', l’entreprise doit néanmoins gérer de fortes tensions dans le cadre du beau contrat EPR signé en novembre. Ses partenaires chinois conditionnent désormais l’exécution du contrat à un engagement 'irréversible' du groupe français dans un transfert de technologie de retraitement du combustible usé. »

Dans son livre Le Résident (La Compagnie Littéraire, 2010), où il raconte son expérience diplomatique, le géologue Bernard Soyer, qui a longuement fréquenté Paul Felten, relate cet épisode peu glorieux de l’industrie nucléaire française sous forme de fiction. Paul Felten est arrêté par un douanier chinois au moment de quitter le pays. Une interdiction de quitter la Chine pendant deux mois est apposée à son passeport, mais il reste libre de ses mouvements. Dans le livre de Bernard Soyer, auquel il faut porter crédit, Paul Felten dit qu’il n’était pas au courant des transactions scabreuses qui se sont déroulées dans son dos. Bien sûr, le consul de France en Chine a essayé de lui porter assistance. Le passage du livre à ce sujet mérite une citation :

« Le consul rédigea un 'immédiat', c’est-à-dire un télégramme diplomatique à acheminer sans délai avec ordre, ne souffrant aucune attente, de remise en main propre au destinataire. Il n’y eut pas de retour, mais le consul confessa avoir reçu deux ou trois coups de fil lui enjoignant de ne pas se mouiller dans une affaire où la corruption de ladite société pourtant nationale s’avérait probable ».

L'ex-agent secret qui en sait beaucoup trop #12 Areva et l'argent de l'affaire UraMin : corruption en Chine ?

Toujours d’après Bernard Soyer, qui n’a aucune raison d’inventer son récit, il faut que madame Felten menace d’avertir la presse pour obtenir un billet d’avion afin de rejoindre son mari. Pendant ce temps, ce dernier collabore pleinement avec les enquêteurs chinois. D’après leurs questions, il comprend que des dispositions ont été prises à son insu.

Comment Areva aurait-elle pu sortir une somme de 260 millions de dollars de sa caisse sans que cela se voie ?...

Quelques mois après l’incident, une soixantaine de hauts dirigeants du programme nucléaire chinois sont arrêtés par la police chinoise pour corruption. La presse officielle chinoise annonce leur arrestation et met en cause Areva, indiquant que les prévenus ont touché des commissions occultes pour un montant de 260 millions de dollars. Leurs noms : Kang Rixin, le patron de la CNNC ; Shen Rugang, le patron de la CGNPC ; Jiang Xinsheng, le patron de la CNTIEC, qui organise les appels d’offres ; soit les trois hommes-clefs du programme nucléaire ! Ils seront condamnés par la justice, Kang Rixin étant même l’objet d’une peine de prison à vie.

L'ex-agent secret qui en sait beaucoup trop #12 Areva et l'argent de l'affaire UraMin : corruption en Chine ?

Toutes les coupures de presse, ainsi que le livre de Bernard Soyer et son témoignage, ont fait l’objet d’une déposition à la Brigade financière. Et pourtant, aucun des trois juges d’instruction français chargés du volet corruption de l’affaire UraMin n’a pris contact avec les autorités chinoises... Aucun employé du Quai d’Orsay n’a été sollicité pour témoigner.

Conclusion, en forme de question : comment Areva aurait-elle pu sortir une somme de 260 millions de dollars de sa caisse sans que cela ne se voie ?... •••


L'homme qui en savait beaucoup trop. Révélations d'un agent au coeur des secrets d'État, le livre de Marc Eichinger (avec la collaboration de Thierry Gadault) dont ce texte est extrait, est vendu en ligne sous forme d'ebook (9,99 €). Il peut être téléchargé par exemple ici.

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