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Couvre-feu : Les travailleuses du sexe, oubliées de la crise sanitaire

Par Elsa Gambin et Nicolas Mayart

Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Elsa Gambin et page de Nicolas Mayart.

Les contraintes répressives du confinement et de l'état d'urgence sanitaire ont exacerbé les violences et agressions à l'encontre des travailleuses du sexe. Les principales concernées et les associations de terrain s’inquiètent maintenant des conséquences du couvre-feu.

« Quand Macron a annoncé le couvre-feu, je me suis dit : “ça y est, je suis finie, je ne vais pas réussir à me relever une deuxième fois” », résume Diana*. Cette escort-girl (1), installée dans la banlieue de Saint-Étienne, n’arrive toujours pas à digérer la décision du gouvernement d’interdire les sorties de 21h à 6h dans plusieurs métropoles. « Pendant le confinement, déjà, je n’arrivais plus à financer mes études, faute de clients. Là, rebelote, mes prestations se font surtout sur le temps du midi, quand les clients quittent leur travail durant la pause repas, ou le soir. Mais, avec le développement du télétravail et l’interdiction de sortir après 21h, je n’ai pas vu un seul client en une semaine, c’est désastreux ». 

Mais la jeune femme dénonce surtout une dérive policière et liberticide dans la gestion de la crise du coronavirus  : « Je m’imagine mal justifier à un agent des forces de l’ordre que si je sors à 20h, c’est pour travailler, pas pour m’amuser. J’ai vu ce que ça donnait au mois d’avril, j’ai pris deux amendes en allant bosser, je n’ai pas osé dire ce que je faisais dans la vie pour financer les milliers d’euros que coûte mon école. Même si ce n’est pas plus dégradant que l'intérim ou qu’un petit boulot où on se fait aussi exploiter et sous-payer, mon activité d’escorting et les revenus qui en découlent n’existent pas administrativement ». 

Une autre fois, c’est un de ses clients qui se fait verbaliser. « Il était en colère, il a déboulé chez moi en furie en m’insultant et en me poussant. Il m’a dit que c’était de ma faute s’il avait reçu une contravention ». Choquée, elle ne souhaite pas porter plainte pour ne pas « salir » sa réputation « dans ce métier où on trouve beaucoup de clients par le bouche-à-oreille ».

Des actes de violence en augmentation

Des histoires comme celle de Diana, les associations en entendent des dizaines chaque jour. « Avec le couvre-feu, ce qui a commencé en mars va s’amplifier, s’inquiète Cybèle, escort et secrétaire générale du STRASS (syndicat du travail sexuel). Celles qui travaillent en camion n’arrivent plus à payer leur location, elles vivent au jour le jour. La plupart des TDS [travailleuses du sexe, NDLR] travaillent aujourd’hui à perte ! ». Si la sortie du confinement avait permis « un regain de clients » relatif, le besoin de renflouer les comptes a obligé les travailleuses du sexe à « descendre en qualité » en termes de clientèle. S’est ajouté à cela un nombre croissant de « fantasmeurs », « ces personnes qui négocient avec insistance une prestation au rabais, ou bien prennent rendez-vous, mais n’ont pas l’intention de venir ». 

"Ajoutez un climat général de tensions, et vous avez une augmentation des violences gratuites. Les TDS sont une cible idéale pour se défouler. On a mis dans la tête des gens que ‘c’est une pute, donc tout est permis' !" - Sarah-Marie Maffesoli, coordinatrice du projet Jasmine.

D’ordinaire, les travailleuses du sexe filtrent leurs clients. « Vu la situation actuelle, elles ont beaucoup moins de latitude pour le faire », explique Cybèle. Conséquence, les actes de violence et les agressions ont augmenté à la suite du confinement. « Ceux qui restent, qui osent sortir, sont ceux qui ont le moins de scrupules, qui n’ont peur ni du Covid ni de la police… », poursuit la secrétaire générale du STRASS. D’autant que l’isolement géographique des prostituées favorise les agressions, isolement initialement provoqué par la loi 2016 de pénalisation des clients, et accentué aujourd’hui par un couvre-feu qui oblige les TDS à s’éloigner des centres-villes et autres endroits habituels pour continuer à travailler. Même si certaines tentent tant bien que mal d’adapter leurs horaires.  

« Il faut bien comprendre que les TDS souhaitent au maximum respecter les décisions sanitaires, y compris le couvre-feu. Mais comment est-ce possible sans aucune aide ?, s’indigne Sarah-Marie Maffesoli, coordinatrice du projet Jasmine de Médecins du Monde. Cette situation arrive 4 ans après une loi qui a déjà précarisé les TDS. Elles n’avaient pas les ressources pour faire face à cette épidémie ».  

Les associations éreintées

Certaines escorts ont pourtant arrêté leur activité pendant le confinement. Mais sur le site du projet Jasmine, qui recense les violences depuis 1 an et demi, aucune baisse n’a été constatée. Pire, souligne la coordinatrice, « s’il y a moins de TDS en activité, mais toujours autant de violences recensées, cela signifie bien qu’elles ont augmenté. Les politiques abolitionnistes, couplées à des politiques répressives, ont renforcé la stigmatisation des TDS. Ajoutez un climat général de tensions, et vous avez une augmentation des violences gratuites. Les TDS sont une cible idéale pour se défouler. On a mis dans la tête des gens que ‘c’est une pute, donc tout est permis' ! ». 

Les cyberviolences ne sont pas en reste. « Ce sont des clients qui enregistrent par cam’ à l’insu de la TDS, du chantage, ou bien encore des plateformes qui retiennent l’argent », confie Cybèle, secrétaire générale du STRASS.

Ainsi, plus la précarité des TDS est grande, plus les violences sont importantes. « L’épidémie de Covid, c’est la pénalisation des clients à son paroxysme [qui peuvent être maintenant verbalisés pour infraction au couvre-feu, NDLR] », s’alarme Sarah-Marie Maffesoli. Et une possibilité encore plus faible pour les travailleuses d’aller dénoncer les violences dont elles sont victimes. « Comment une travailleuse du sexe pourrait-elle aller porter plainte alors qu’elle travaillait après l’horaire du couvre-feu ? », s’interroge la coordinatrice, partageant l’inquiétude de Diana, l’escort stéphanoise. 

Au STRASS, l’épuisement dû au confinement a provisoirement réduit et précarisé l’équipe. « Nous travaillons à réorienter les personnes vers les ressources sociales existantes. Elles connaissent très peu leurs droits… Les gens qui nous contactent n’avaient jamais eu besoin d’aide auparavant ». Le service juridique est sursollicité. Confinées, les TDS ont dû se diversifier, notamment via internet. Certaines, peu habituées, sans réellement connaître et mesurer les dangers. Les cyberviolences ne sont donc pas en reste. Tout s’est démultiplié. « Ce sont des clients qui enregistrent par cam’ à l’insu de la TDS, du chantage, ou bien encore des plateformes qui retiennent l’argent », confie Cybèle. Cette interconnexion entre les métiers du travail du sexe, couplée aux pressions ambiantes, provoque des tensions intracommunautaires entre les TDS elles-mêmes.

En plus de l’explosion des cas de violences, beaucoup de travailleuses du sexe se sont lancées dans une démarche de régularisation au niveau fiscal, « afin de percevoir le fonds d’indemnisation des autoentrepreneurs, statut auquel peuvent s’affilier les TDS », rappelle la syndicaliste.

La cagnotte organisée pour soutenir les TDS a également eu raison de certaines bonnes volontés. « Il a fallu interpeller les pouvoirs publics pour un fonds d’urgence, gérer la communication autour de la cagnotte, l’argent qui arrivait et la redistribution », se souvient Cybèle. Une activité chronophage et épuisante, que le STRASS ne renouvellera pas. Le plaidoyer des TDS pour une aide gouvernementale a donné lieu à des chèques service venant de la DIHAL (délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement). Rien d’autre. Certaines associations se lancent donc dans des cagnottes locales, comme Grisélidis, à Toulouse.  

Une présence policière oppressante

Dans la cité des violettes, la situation est « catastrophique pour les prostituées ». « L’État avait plusieurs mois pour se préparer à la seconde vague. Déjà, pendant le confinement, on les avait alertés, mais rien n’a été fait pour y faire face dans le secteur de l'économie souterraine » abonde June, chargé de communication de Grisélidis. Malgré le couvre-feu, l’association toulousaine de santé communautaire organise de nombreuses maraudes pour leur venir en aide.

Si les travailleurs associatifs ne sont pas gênés dans leurs déplacements en mission, ils constatent le désastre économique et psychologique que représente le couvre-feu. June ne décolère pas : « Déjà vendredi soir, on voyait l’angoisse des prostituées monter. Et pour cause, elles font partie des oubliées de cette crise sanitaire. C’est une population déjà très précarisée et stigmatisée, là c’est encore plus exacerbé avec le couvre-feu ». Alors, quand la police vient les contrôler, « elles se cachent pour échapper aux verbalisations. Elles peuvent être contrôlées une petite dizaine de fois dans une même nuit ». Si le gouvernement a appelé les forces de l’ordre « à faire preuve de discernement et de bon sens », au moins une prostituée sans domicile fixe a été verbalisée à Toulouse. 

"On n’attend rien du ministère chargé de l'Égalité entre les femmes et les hommes. Ils ont une vision idéologique de la prostitution. Marlène Schiappa a même dit, à l’époque où elle était encore chargée de ces questions, qu’elle ne s'exprimerait plus sur le sujet des travailleuses du sexe" - Antoine Baudry, animateur pour l'association lyonnaise Cabiria.

Une contravention qui fait bondir Antoine Baudry. Cet animateur de prévention pour l’association lyonnaise Cabiria est également trésorier pour la fédération Parapluie Rouge (qui rassemble la plupart des associations de santé communautaire et de travailleuses du sexe en France). À Lyon, aucune verbalisation ne lui a été remontée, mais la présence policière « se fait de plus en plus oppressante pour les prostituées, déjà reléguées en périphérie ».

« On ne peut même pas compter sur le gouvernement pour nous aider : les quelques avancées qu’on a obtenues, c’est grâce à un fatiguant travail de lobbying. Certains députés ont fait leur boulot sur la thématique des TDS, tout comme le ministère du Logement et celui de la Santé, relativise Antoine Baudry. Mais en revanche, on n’attend rien du ministère chargé de l'Égalité entre les femmes et les hommes. Ils ont une vision idéologique de la prostitution. Marlène Schiappa a même dit, à l’époque où elle était encore chargée de ces questions, qu’elle ne s'exprimerait plus sur le sujet des travailleuses du sexe. Quand les prostituées ont vraiment besoin d’aide comme c’est le cas aujourd’hui, on ne les aide pas. Pour elle et sa successeure, elles sont juste bonnes à servir des intérêts politiques ».

Le discours du ministère et la réalité du terrain

Pour le moment, la fédération Parapluie Rouge n’a pas pris contact avec Elisabeth Moreno et son ministère. Sollicité par Le Média, celui-ci tient à rappeler qu'il ne veut pas parler de travailleuses du sexe, mais de « femmes en situation de prostitution, qui subissent à 95% la traite des êtres humains. La prostitution n’est pas un travail pour nous, qui avons un positionnement abolitionniste ».

« Pour les femmes qui seraient en danger immédiat, les forces de l’ordre, sensibilisées, interviendront toujours, y compris entre 21h et 6h du matin. En pénalisant le client, et non la personne en situation de prostitution », indique le ministère dans un discours en contradiction avec ce qu’observent les associations sur le terrain. Et les travailleuses du sexe ne pourront pas non plus compter sur des aides du gouvernement pour payer les loyers, les charges ou leur nourriture. Quant aux maraudes des associations, « elles pourront continuer, en journée. Aucun dispositif spécifique n’est prévu avec le couvre-feu »,  a indiqué le ministère.   

Pas de quoi rassurer les travailleuses du sexe, qui n’auront d’autres solutions que de braver les interdits pour tenter de survivre au contexte répressif, très différent d’une ville à l’autre, selon les forces de l’ordre et les choix politiques en place. « Les travailleuses du sexe, c’est une population qui connaît très bien les contextes épidémiques, insiste Sarah-Marie Maffesoli de Médecins du Monde. Ce sont des personnes qui savent prendre soin de leur santé. Si elles ne sont pas en mesure de respecter les mesures sanitaires, il faut bien entendre que c’est parce qu’elles n’ont pas le choix ! ». Un dilemme auquel les pouvoirs publics n’apportent, pour le moment, aucune réponse.


* Les prénoms ont été modifiés.

(1) Le terme escorts désigne ici celles qui travaillent en appartement ou hôtel, en opposition à celles qui travaillent dans la rue ou en camion.

Photo de Une : Des travailleuses du sexe rendent hommage à Jessyca Sarmiento, assassinée au Bois de Boulogne le 21 février 2020. Crédits : Lucas Barioulet / AFP.

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