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Bolivie : retour sur un putsch

Par Nicolas Radziwon

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Acteur-clé de la chute d'Evo Morales, l'Organisation des États Américains (OEA) voit ses preuves supposées de fraude électorale tour à tour démontées par des contre-expertises. Depuis plus de huit mois, un pouvoir putschiste et autoritaire prospère en Bolivie sur les bases d'une étrange manipulation.

Et de quatre. Quatre études indépendantes viennent désormais remettre en cause la méthodologie utilisée par l’Organisation des États Américains (OEA) pour dénoncer les irrégularités qui auraient entaché la réélection d’Evo Morales, le 20 octobre dernier. Des arguments largement exploités par l'opposition bolivienne, qui n’avait pas hésité à passer du stade de la tension politique à celui du coup d’Etat contre le gouvernement socialiste, en légitimant l’arrivée aux responsabilités d’une extrême-droite qui n'a pourtant jamais pesé plus d’un dixième des voix dans les urnes. 

Si ces nouvelles études n'écartent pas certaines irrégularités dénoncées par l'OEA, elles confirment l'absence de preuves statistiques de fraude et de manipulation des systèmes de comptage informatique. C'était pourtant l'élément-clé de l'argumentation de l'OEA, dont le siège se trouve à Washington.

Le dernier article scientifique en date, publié le 1er juillet par trois chercheurs sous l’autorité de l’Université de Pennsylvanie, qualifie la méthode de l’OEA de « défaillante ». En se basant sur des données obtenues par le New York Times auprès des autorités électorales boliviennes - journal qui a confié au passage avoir « repensé » son analyse initiale de la crise - les scientifiques affirment entre autres que le « saut » dans les résultats qui avait alerté l’OEA et mis le feu aux poudres « n’existe pas » et que la subite progression du président sortant, pointée du doigt par l'organisation, était en fait statistiquement « prévisible ».

Aux origines du chaos : un audit sans "preuve qualitative"

Dans la soirée de l’élection, un second tour entre Evo Morales et son principal rival, Carlos Mesa, apparaît comme l'issue logique du scrutin. Mais le décompte se bloque à 84% et reprend seulement plus de 24 heures après, en donnant « Evo » vainqueur dès le premier tour, disposant à présent de plus de 40% des suffrages et de 10 points d’avance sur Mesa - qui, dès le soir du vote, avait fait part de sa méfiance envers les autorités électorales.

Tollé dans l’opposition, déjà remontée contre le fait que le président ait pu prétendre à un quatrième mandat, alors qu'il avait perdu le référendum qu’il avait lui-même convoqué sur le sujet. La confusion alerte certains observateurs internationaux, à l'image de la mission électorale de l’OEA, présente sur place. « Le TSE - le Tribunal suprême électoral - a publié des chiffres avec un changement inexplicable de tendance qui modifient drastiquement l’issue de l’élection et entraînent une perte de confiance dans le processus électoral », statue-t-elle le soir-même. Le 25 octobre, le décompte final des voix est annoncé : le président sortant, Evo Morales, est officiellement proclamé vainqueur, alors que la crise a déjà pris de l’ampleur. 

Dans son audit, publié trois semaines plus tard, l’OEA affirme qu’il est « statistiquement improbable » que le chef de l’Etat ait arraché une victoire de cette façon, en soulignant que « dans les derniers 5% des votes, Morales a augmenté sa moyenne de 15% par rapport aux 95% précédents », une « tendance très inhabituelle », d'après le document. Les auteurs affirment que « des irrégularités ont été constatées dans les quatre éléments examinés (technologie, chaîne de contrôle, intégrité des bulletins et projections statistiques) », qu'il leur est « impossible de valider les résultats de cette élection », et qu'un « nouveau processus électoral est donc recommandé ».

Cet audit, le gouvernement sortant l’avait pourtant appelé de ses vœux. L’équipe de Morales s’était même engagée à organiser un nouveau scrutin si les recommandations allaient dans ce sens. Ce qui n’a pas empêché la situation de dégénérer davantage, les mutineries de policiers locaux se transformant en l’espace de quelques jours en menaces de soulèvement de l’Etat-major contre « Evo » et ses alliés, contraints à la démission.

Bolivie : retour sur un putsch
Le 10 novembre 2019, le général Calderon annonce qu'une enquête a été ouverte contre 7 membres du Tribunal électoral suprême après les annonces de l'OEA au sujet de "sérieuses irrégularités" dans la tenue du scrutin. Crédits : Aizar Raldes / AFP.

Le 19 novembre, dans le quartier de Senkata, situé à El Alto, deuxième ville bolivienne, des milliers de partisans d’Evo Morales, alors exilé au Mexique depuis une semaine, défilent pour dénoncer le coup d’État en cours. L’ambiance est tendue, l’armée est déployée aux abords d’installations pétrolières occupées depuis quelques jours par des manifestants. Les affrontements qui éclatent sont particulièrement violents : on dénombre huit morts à la fin de la journée. 

Selon Sonia Brito, députée du MAS - le parti du président déchu -, l'épisode révèle la nature autoritaire du pouvoir autoproclamé. Le Média l’a interviewée quelques heures après que son groupe parlementaire, majoritaire, a voté une motion de censure contre le ministre de la Défense. La présidente autoproclamée, Jeanine Añez, l’a destitué avant de le réinstaller dans ses fonctions le lendemain.

La parlementaire dénonce des obstructions répétées de la part de l’exécutif : « Ils agissent de manière inconstitutionnelle, et ne se gênent pas pour outrepasser les fonctions d’un soi-disant gouvernement provisoire ».

Les affrontements de Senkata, tout comme ceux de Sacaba, qui ont éclaté quatre jours avant, ont été qualifiés de « massacres » par la Commission interaméricaine des droits de l'homme (CIDH), organisme autonome de l’OEA, qui s’est rendue en Bolivie fin novembre et a recensé 36 morts et plus de 800 blessés, ainsi que des centaines d’arrestations. Près d’un mois de chaos déclenché à la suite du premier tour controversé des élections générales, le 20 octobre.

« Il n’y a pas eu de fraude, mais un coup d’État », assène Sonia Brito, qui dénonce une « pression injuste, préméditée [...]. L'audit de l'OEA a été un prétexte pour déclencher le soulèvement de certains secteurs urbains, préparés depuis des mois au scénario d’une fraude ». 

Une thèse qui s'effrite, des putschistes qui s'accrochent

Dans un autre rapport paru au mois de mars et relayé par le Washington Post, deux statisticiens du Massachusetts Institute of Technology (MIT) ont également démontré que la victoire de Morales dès le premier tour était bien plausible, et ce en considérant les chiffres d’avant la coupure de 24 heures. D’après leurs calculs, qui croisent les résultats préliminaires et définitifs, la différence entre la tendance attribuée au MAS lors de la première annonce et les résultats finaux ne constitue pas une « preuve qualitative d’irrégularités ».

Des simulations basées sur les dynamiques locales du vote leur permettent d’affirmer qu' « Evo » a effectivement obtenu 10 points d’avance sur Carlos Mesa, une tendance observable dès le "blocage" à 84% du dépouillement et explicable en partie, d'après eux, par le fait que le gros des forces électorales de Mesa se situait dans la première vague de votes comptabilisés, tandis que ceux des bastions acquis à Morales sont arrivés plus tardivement. Une observation corroborée par la localisation des soutiens des deux candidats : les villes pour l'un, les zones rurales pour l'autre. 

« Nous nous sommes intéressés à cet événement en raison du coup d’État qui s’est déroulé à la suite d’étranges accusations de fraude de l’OEA », explique Jack R. Williams, l'un des auteurs du rapport interrogé par Le Média. « Il est étrange qu'un changement de tendance [serve] de méthode de détection de la fraude », précise le statisticien.

Comme d'autres, le chercheur ne nie pas l’existence d’incohérences ou de mouvements suspects, mais il souligne que ces derniers ne sont pas statistiquement notables. « Doit-on rejeter une élection pour un vote frauduleux ? Probablement pas », écrit-il dans la réponse qu'il nous a fait parvenir. Une conclusion similaire à celle d’une autre étude publiée le 13 novembre 2019, réalisée par Walter R. Mebane Jr., un professeur de l’Université du Michigan, pour qui les « votes frauduleux n’ont pas été décisifs dans le résultat ». 

Dans une lettre cinglante, l’OEA balaie l’analyse des chercheurs du MIT - « ni honnête, ni factuelle ni complète, encore moins scientifique » - et renvoie à l’audit complet de 96 pages publié le 5 décembre dernier, qui détaille notamment de supposées failles informatiques et physiques dans la transmission des données du scrutin. « Ils n’ont absolument pas justifié leur analyse, ils nous attaquent personnellement et déclarent que leur partie statistique n'était pas nécessaire pour prouver la fraude. C'est assez absurde de leur part », dénonce Jack R. Williams.

D'après le Center for Economic and Policy Research (CEPR), l’audit de l’OEA ne permet pas de caractériser la fraude. Ce think-tank a publié une contre-analyse une semaine plus tard ainsi qu'une récente étude visant à « observer les observateurs » et leur « conduite peu éthique » en Bolivie. Ses membres considèrent que « le rapport final de l'OEA déforme à la fois les données et les éléments de preuve trouvés lors de son audit dans le but de renforcer ses allégations de manipulation intentionnelle par les précédentes autorités électorales boliviennes ».

Bolivie : retour sur un putsch
L'ancien président bolivien Evo Morales, lors d'une conférence de presse en Argentine, le 21 février 2020, après l'annonce du gouvernement d'intérim qui lui interdit de candidater au Sénat. Crédits : Ronaldo Schemidt / AFP.

En pleine campagne pour sa réélection pendant la polémique, et depuis lors largement réélu, Luis Almagro, le secrétaire général de l’OEA, a peu intérêt à remettre en cause les prises de position de son organisation. Seul le Mexique a marqué le pas en demandant des explications à la suite de cette nouvelle publication qui écarte la thèse de la fraude en Bolivie. 

« En Amérique latine, il y a eu une fraude systémique documentée lors de l'élection au Honduras de 2017, organisée par un gouvernement qui a pris le pouvoir via un coup d'État en 2009 », relate Jack R. Williams. « La différence par rapport au cas bolivien, c'est que les États-Unis soutiennent le régime au pouvoir ». 

Malgré la tension ambiante et les « persécutions » dénoncées par ses membres, le MAS est donné favori pour les élections générales, repoussées du fait de la pandémie. Interrogée par Le Média, Amanda Dávila, ancienne ministre à présent porte-parole d'Evo Morales, avertit néanmoins de la possibilité d’une « fraude ». « Ils vont à tout prix essayer de nous empêcher de gagner ces élections », assure cette proche de l’ex-président.

En pleine crise sanitaire, le pouvoir autoproclamé a multiplié les scandales : corruption avérée de l'une de ses ministres, atteintes à la liberté de la presse... Jeanine Añez, la présidente intérimaire, est à présent accusée par le MAS de s’accrocher à son siège en rechignant à promulguer la loi qui permettrait d'organiser un nouveau scrutin avant le 6 septembre, en agitant un « risque énorme pour la santé et la vie » lié à la situation épidémique.

Interdit par les autorités de se présenter au Sénat, Evo Morales reporte désormais ses espoirs sur Luis Arce, l'ancien ministre de l'Economie qui domine les intentions de vote devant Jeanine Añez, Carlos Mesa et l’ultra-conservateur Luis Fernando Camacho. « Ils [les candidats de droite, NDLR] n’ont pas pu se mettre d’accord sur une candidature unique parce que chacun représente des intérêts politico-économiques spécifiques » affirme Amanda Dávila. « Il y a d’ores et déjà des négociations avec des entreprises étrangères au sujet de nos ressources nationales, en particulier sur le lithium », poursuit-elle. Selon l'ancienne ministre, les appétits autour de cette richesse convoitée pourraient expliquer la genèse du putsch qui a secoué le pays.

Photo de Une : Soldats boliviens déployés dans les rues de La Paz, le 16 janvier 2020. Crédits : Aizar Raldes / AFP.

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