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Assigné à résistance - Nous sommes tous frères

Par Denis Robert

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Stephan Eicher, Noam Chomsky, Gilles Deleuze et Victor Hugo : un casting de choix pour le quatrième épisode du carnet de bord de Denis Robert, confiné près de Metz.

Dimanche, il a fait froid et triste car il n’y avait pas de soleil. Cornelius a fait des cookies, sa mère est restée allongée toute la journée. Je suis allé me balader une heure. J’ai trouvé un endroit impeccable pour observer la nature. Une échelle de chasseur dans un arbre. J’ai vu un chevreuil au loin. Les renards et les sangliers reviennent aussi. En rentrant, j’ai essayé de rattraper le retard sur mes mails, articles et messages.

Assigné à résistance - Nous sommes tous frères

Hier, le soleil est revenu nous réchauffer le crâne. C’est assez magique, quand on y pense, ce mouvement des planètes, du soleil et des étoiles. J’avais commencé à réfléchir à ce cosmos et à ce qui pourrait le dérégler. J’y voyais un rapport avec l’émergence du Covid-19. J’étais concentré sur cette intuition, et la fièvre persistante de Géraldine est venue dérégler ma journée. Rien à voir avec l’épidémie mais une sévère infection bactérienne qui aurait mérité une hospitalisation. Les urgences étant bondées, après une heure chez son médecin traitant, nous sommes allés en pharmacie chercher un traitement à base d’antibiotiques et de morphine. Devant chaque pharmacie à Metz, des queues. En voiture, on a écouté Stephan Eicher et la chanson écrite par Djian, « Déjeuner en paix ». 

Dans mon souvenir, c’était l’histoire d’un type qui voulait déjeuner en paix et que sa femme énervait. Mais pas du tout. C’est l’histoire d’une femme qui aimerait déjeuner en paix et faire un enfant, alors que son mec lui annonce en boucle des mauvaises nouvelles.

J'abandonne sur une chaise le journal du matin… Les nouvelles sont mauvaises d'où qu'elles viennent… J'attends qu'elle se réveille et qu'elle se lève enfin… Je souffle sur les braises pour qu'elles prennent… Cette fois je ne lui annoncerai pas la dernière hécatombe… Je garderai pour moi ce que m'inspire le monde… Elle m'a dit qu'elle voulait si je le permettais… Déjeuner en paix.

Avec l’arrivée du Covid-19, notre vie, notre regard sur le monde, même nos souvenirs vont muter.

Ce matin, mardi 31 mars, 10 heures, Géraldine dort, Cornélius émerge de son coma avec son tee-shirt vert (siglé vainqueur), son éternel short de basket rouge des Bulls et ses claquettes-socquettes blanches. Ça pourrait être la guerre entre nous, car il va encore passer des heures à jouer à la Play. Mais j’ai envie de déjeuner et surtout d’écrire en paix. On se parle par borborygmes, on se sourit. Il m’assure qu’il va bosser son français. Sa prof s’appelle Amandine et c’est visiblement la seule qui se donne un peu de peine pour enseigner Le Clézio et Victor Hugo à ses élèves. Les autres profs ont la flemme ou des problèmes de connexion. À moins que Cornélius ne me baratine... J’enquêterai plus tard.

J’essaie de renouer avec le fil de mes idées en m’enfermant dans mon bureau. Cet ordre qui règne entre les rotations de planète, le jour, la nuit, les supernova, les trous noirs, la Terre. Toute cette machinerie cosmique qui jamais ne se dérègle. 

Jamais. Ou presque.

Assigné à résistance - Nous sommes tous frères
Poppy et son attestation de sortie prennent l'air.

J’en parlais à mon copain Jef hier au téléphone. J’évoquais ce jour sans fin immuable qui revient depuis 16 nuits. Le soleil sous les stores, les pieds sur la moquette, aller pisser, dire bonjour, se frotter les yeux. Thé ou café ? BFM qui ronronne sur le grand téléviseur offert à Noël, sur lequel tu zappes très vite pour aller voir ailleurs. Donc Jef et moi on a parlé du cosmos, de la Terre, des hommes et des animaux qui la peuplent. D’habitude, on se parle peu quand les semaines sont normales. Lui donne ses cours à la fac. Je suis ailleurs. Jef est mon ami. Chaque fois, c’est comme si on reprenait le fil d’une longue conversation entamée trente ans plus tôt.

Noam Chomsky – quand j’écrivais avec lui Deux heures de lucidité - m’avait raconté qu’il avait un ami israélien avec qui il parlait une fois par an environ. Chaque fois, ils reprenaient leur conversation à l’endroit précis où ils l’avaient laissée. Ça se passait sans heurts. Naturellement. Dans l’entretien que j’ai eu avec lui à Sienne en 1999, je retiens ces mots qui sonnent toujours juste aujourd’hui :

« À bien des égards, la France est restée repliée sur elle-même depuis la fin de la guerre. Les Français devraient s’en inquiéter…Prenez les camps soviétiques. En 1950, tout le monde, du moins en Occident, connaissait l’existence du goulag. Lorsque les livres de Soljenitsyne sont arrivés, ce fut important, mais on n’a pas appris grand-chose qu’on ne savait déjà. En France, au contraire, ce fut une révélation dont les intellectuels parisiens se sont aussitôt attribués le mérite. Ils n’avaient que trente ans de retard !...

La France est le seul pays où Eric Hobsbawn a eu autant de difficultés à être traduit [pour L’âge des extrêmes]. La France est restée relativement isolée en philosophie, en littérature et dans certains domaines scientifiques. C’est un pays très replié sur lui-même, où un certain nombre d’intellectuels se préoccupent peu de ce qui se passe dans le reste du monde. Je ne parle bien entendu que d’une poignée d’intellectuels parisiens. Mais ce groupe est très influent. Ils créent leur propres mythes sur tout et sur rien, le tiers-monde, le maoïsme, etc. En tous cas, c’est du dogmatisme, sans prise sur le monde réel ». 

J’évoque aussi Chomsky car il revient ces derniers jours hirsute, lucide et confiné dans un formidable entretien avec le philosophe croate Srećko Horvat (dont le livre vivifiant « La poésie du futur » doit sortir à la rentrée chez Zulma) : « On savait depuis longtemps que des pandémies étaient très probables et on comprenait très bien qu’il y aurait probablement une pandémie de coronavirus avec de légères modifications de l’épidémie de SRAS. Ils auraient pu travailler sur des vaccins, sur le développement d’une protection contre les pandémies potentielles de coronavirus, et avec de légères modifications, nous pourrions avoir des vaccins disponibles aujourd’hui », explique entre autres Noam.

Ce matin, Jef m’a reparlé de cette difficulté à s’ouvrir au monde. Y compris pour la recherche sur le virus. Il m’a aussi rappelé Deleuze et sa théorie des catastrophes. Et on a repris le fil pour dévier, à mon initiative, sur des problèmes d’aéronautique. J’y reviendrai une autre fois.

Le Covid-19 apparaît comme une catastrophe ou comme une anomalie aberrante dans un monde régi par le capitalisme qui condamnait à mort sa nature en réchauffant la planète. Les dégâts sont pourtant visibles, avec de plus en plus de pauvreté, des inégalités tellement criardes qu’à chaque nouvelle statistique, on se demande comment ce système peut perdurer. 

Et ces espèces animales qui disparaissent...

Que ce virus soit venu du pangolin ou des chauves-souris, toutes les études reconnaissent que ces animaux se sont rapprochés des colonies humaines car, par la déforestation, ils étaient trop à l’étroit et en danger dans leur habitat naturel. Retenons cela…

J’ai retrouvé dans ma bibliothèque un ouvrage de David Lapoujade intitulé « Deleuze, les mouvements aberrants » (Minuit, 2014). 

Deleuze y évoquait le peuplement, pas seulement des populations humaines, mais de tout ce qui compose la Nature. Voire le Cosmos. Mais il allait encore plus loin en y intégrant tout ce qui « peuple » la pensée des hommes. « Quelle est la logique de tous ces peuplements ? », interrogeait Lapoujade.

« Poser cette question est aussi une manière d’interroger leur légitimité. Ainsi le capitalisme : de quel droit se déploie-t-il sur la terre ? De quel droit s’approprie-t-il les cerveaux pour le peupler d’images et de sons ? De quel droit asservit-il les corps ? Aux logiques que le capitalisme met en œuvre, ne faut-il pas opposer d’autres logiques ? Les mouvements aberrants ne deviennent-ils pas alors les figures d’un combat contre les formes d’organisation – politique, sociale, philosophique, esthétique, scientifique – qui tentent de nier, de conjurer ou d’écraser leur existence ? ».

Dans la théorie des catastrophes, le mathématicien René Thom tentait de modéliser les « discontinuités apparentes » pour les intégrer dans un schéma plus ample et évolutif, inventant de nouvelles dimensions, de nouveaux paramètres. C’est un peu l’idée de Deleuze. Quand une catastrophe survient, elle change l’ordre des choses et le système finit par changer et s’autoréguler à nouveau. Une catastrophe rend aussi visible l’invisible et l’indicible. « Regarde, après un tremblement de Terre, on voit les arbres tomber et leurs racines », disait Jef. Ici avec le virus, on voit les caissières, les profs, les infirmières, le service public qu’on ne voyait plus. On le voit à l’œuvre…

Vous me suivez ? C’est mon intuition. Essayons de voir l’émergence de cette pandémie comme celle d’une aberration prévisible.

J’en ai mangé et vu des vidéos ces derniers temps sur l’épidémie. La plus intéressante est cette conférence, donnée le 16 mars dernier au Collège de France par le microbiologiste et spécialiste des maladies infectieuses Philippe Sansonetti (merci à Bertrand, qui me l'a envoyée). Le Collège de France, temple du savoir et de la rationalité. 

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Le chercheur commence par citer Albert Camus : « On croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête... », avant d’expliquer qu’il est vital pour de nous convaincre de la dangerosité du Covid-19. On sent une émotion chez l’orateur, qui officie dans un grand amphithéâtre vide. Il essaie, tout au long de cette heure dense, savante, jamais ennuyeuse, de nous convaincre qu’il n’est pas (encore) trop tard, mais que le temps presse.

C’est la troisième émergence d’un coronavirus en moins de 20 ans, mais celui qui nous tue en ce moment est particulièrement véloce et imaginatif. Il s’est adapté à la chauve souris (qui vit très bien avec), mais pas à l’homme avec lequel il est entré en « collision ». « Quand un virus ne veut pas pousser, il ne pousse pas », explique le chercheur qui a pris son mal en patience pendant trente années pour arriver à l’élucidation de ce qu’était le virus du Sida. Là, poursuit-il, « ce qui aurait dû prendre vingt ans a été isolé en quelques heures grâce aux progrès de la bio-informatique ».

Selon lui, le climat n’aura aucune influence sur sa prolifération. Chaque porteur du virus infecte en moyenne trois individus sains dans le monde. C’est beaucoup moins que la tuberculose (10) ou la rougeole (entre 12 et 18), mais largement suffisant pour déclencher l’épidémie que nous connaissons. Le taux de mortalité est faible (entre 1 et 2%) mais le taux de « réplication » et d’ « attaquabilité » très élevé…

« Cette maladie n’a pas fini de nous surprendre », lâche le microbiologiste car le virus serait « assez vicieux » : « Il a tendance à annihiler les réponses immunitaires et on ne sait pas pourquoi… Où ont-ils appris à faire ça ? Probablement chez la chauve-souris… ». D’où la nécessité, d'après lui, d’étudier ces animaux. Ce que seraient en train de faire les Chinois, qui ne sont pas à l’abri d’un retour du virus.

« Plus l’épidémie progresse, plus son contrôle sera difficile », concède-t-il avant de reconnaître qu’aujourd’hui en France, compte tenu des pénuries, nous n’avons pas d’autres choix que d’espérer au plus vite « écraser les pics épidémiques ». Autrement dit, nous confiner dans nos panic room et attendre que les chercheurs de vaccin, les médecins et les soignants fassent le job.

À la fin, ému, le chercheur cherche ses mots : « Dans cette phase de vide, c’est nous, notre compréhension de la maladie… On a eu des guerres… Notre destin est entre nos mains. Ce n’est pas tous les jours que notre destin est aussi marqué par un événement… Les guerres modernes, ce sont les maladies émergentes infectieuses. Là, dans les jours qui viennent, il faut se mettre dans ce logiciel. Là, notre vie va changer. Voilà, je vous remercie ».

On peut rester sur ces mots perplexes et méditatifs, et relire le premier des microbiologistesn Charles Nicolle, qui en 1933, dans « Le Destin des Maladies Infectieuses », écrivait :

« La connaissance des maladies infectieuses enseigne aux hommes qu’ils sont frères et solidaires. Nous sommes frères parce que le même danger nous menace, solidaires parce que la contagion nous vient le plus souvent de nos semblables ».

Serons-nous suffisamment frères et solidaires ? That's the question.

Je pourrais en faire des caisses ici sur les incroyables, improbables, virevoltants discours autant d’Emmanuel Macron que d’Édouard Philippe qui, à nouveau, occupent les écrans pour grimper dans les sondages d’opinion et dire l’inverse de ce qu’ils ont toujours dit et fait. Gros bonimenteurs qu’ils sont. 

Ce qui prévaut depuis le début de cette crise du coronavirus, c’est l’impréparation au plus haut niveau de l’État, l’amateurisme, le mensonge sur tout : les tests, les masques, les moyens. Et les hôpitaux en subissent les conséquences très violemment.

Un de mes amis est médecin-chef dans un hôpital de région. Je l’ai eu longuement, hier, au téléphone. Il était en rage et en larmes. Son réel dépasse toutes les fictions, même les plus sombres. Une partie de son personnel a été placée en arrêt maladie. Une autre partie – au front - est mal préparée. Il a récupéré des respirateurs qui soignent à peine les apnées du sommeil. L’ARS (Agence régionale de Santé) est aux abonnés absents et les laisse se débrouiller avec des stocks de tests, de réactifs et de médicaments covid-19 en voie d’épuisement.

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Concernant les Ehpad que son service doit fournir en masques : « Pour une semaine, l'allocation quotidienne est de 50, utilisables pour les patients et le personnel, alors qu'il y a 100 résidents en moyenne. Or, en EHPAD, dès que tu as une personne contaminée, tu peux être sûr que cela se répand comme une traînée de poudre. La consigne est claire, la personne doit mourir en EHPAD et ne pas venir emboliser les lits de réanimation des hôpitaux de court séjour », m'explique-t-il, dépité.

Je suis encore très long, malgré mes efforts. Je reviendrai demain sur cette conversation.

Le devoir de Français de Cornélius concerne le discours sur la misère de Victor Hugo, alors député. Nous sommes en 1848. :

« Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société tout entière ; que je m’en sens, moi qui parle, complice et solidaire et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l’homme, que ce sont des crimes envers Dieu ! »

Cornélius trouve ça pas mal. Il y a donc un léger espoir…

Salut, rideau et à bientôt.


PS - Mon conseil confinement (intelligent) du jour : profitez de ces longues journées pour prendre ou reprendre l’abécédaire de Gilles Deleuze. Un firmament d’intelligence…

Illustration de Une : Adrien Colrat - Le Média.

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