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Bruno Amable : "Une partie de l'opposition de gauche pense toujours à l'ancien monde" (2/2)

Par Théophile Kouamouo

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Dans la seconde partie de notre entretien, l'économiste Bruno Amable pointe les contradictions de l'écologie de marché, alerte contre les prochaines réformes du gouvernement et évalue les stratégies de la gauche.

Lire la première partie : "Économiquement, le programme du bloc bourgeois réside dans une transformation très radicale du modèle français" (1/2)

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Nous avons mis en relation les trajectoires de vote entre 2017 et 2019 en fonction du revenu médian des communes françaises. Lorsque l’on observe la trajectoire des électeurs de Mélenchon en 2017, on se rend compte que ceux qui vivent dans les communes les plus pauvres sont surtout abstentionnistes. En deuxième partie, ils votent FI ou PCF. Dans le haut du panier, on a affaire à des gens qui sont un peu moins abstentionnistes et optent en premier choix pour EELV. Il y a une sorte de réflexe Yannick Jadot dans ces milieux-là, le même réflexe que l’on retrouve paradoxalement parmi une forte minorité d'électeurs d'Emmanuel Macron en 2017. Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas très surprenant. Il y avait probablement deux choses assez faciles à deviner. Premièrement, LREM devait se droitiser pour aller chercher un soutien vers des groupes de l'ancien bloc de droite. D'un autre côté, une partie du bloc bourgeois de gauche allait probablement être mécontente de cette droitisation. Pas tellement la droitisation économique, mais la droitisation des « valeurs culturelles », entre guillemets. Elle allait probablement aller chercher un échappatoire pour exprimer son mécontentement : EELV, en France, ou les Verts en Allemagne, sont probablement les meilleurs partis politiques pour exprimer ce type de sentiments.

Lorsque l’on regarde la distribution des votes selon la commune, et peu ou prou le niveau professionel, on se rend compte que les partis qui apparaissent finalement comme les plus en phase avec le concept du bloc bourgeois sont LREM et EELV.

Absolument. Sociologiquement, ils constituent davantage le coeur du bloc bourgeois que l’employé du secteur privé de niveau de qualification moyenne qui pouvait faire partie de l’ancien bloc de droite.

Pourquoi ?

Parce que fondamentalement, les réformes néolibérales ne gênent pas ces groupes-là. Pas encore.

A priori, l'écologie pourrait être radicale, contraindre et contrarier le capitalisme. Il n’est pas vraiment simple d’imaginer qu’une partie du bloc bourgeois se réfugie dans ce vote-là.

J'ai l'impression qu’en France comme ailleurs, notamment en Allemagne, cette partie-là du mouvement écologiste est devenue complètement minoritaire. Au sein des verts, vous avez plutôt des gens qui pensent qu'on peut faire un capitalisme vert. Les déclarations de Yannick Jadot, favorable « à la libre entreprise et l’économie de marché », le fait qu’il soit le candidat favori du Medef sont autant d’éléments qui attestent du fait qu’ils ne sont finalement pas incompatibles avec la capitalisme.

En France, un bloc bourgeois s'est consolidé et a gagné les dernières élections de manière assez nette, tandis que les forces politiques populaires sont éclatées. Peut-on considérer que l’élection de 2022 est jouée d’avance ?

Non. Il y a deux ans, qui aurait prédit que la situation du côté de la gauche politique serait aussi catastrophique qu’elle ne l'est maintenant ? On ne sait jamais. Le pire de Macron n’est pas encore venu. Entre la réforme de la fonction publique et la réforme des retraites, une bonne partie des classes qui appartiennent au bloc bourgeois risque quand même de s'apercevoir qu’ils peuvent aussi en souffrir.

Pourtant, les retraités, déjà affectés par les mesures Macron, ont à nouveau plébiscité LREM à l'occasion des européennes.

Oui, mais la réforme des retraites touchera des gens qui seront à la retraite dans dix, quinze ou vingt ans. Ce sont eux qui devraient s'inquiéter, plus que les retraités actuels.

Ne souffrons-nous pas d’un bruit médiatique qui éloigne sans cesse la population française et les classes populaires des vraies questions sociales et politiques pour les amener dans des pièges sociétaux qui, quelque part, aggravent ce phénomène de tribalisation de la vie politique ?

Sûrement. Je ne m’attendais pas à ce que la couverture médiatique de la campagne de 2017 soit aussi médiocre. Personne n’a posé les questions qui auraient dû être posées : « Allez-vous privatiser ADP ? », « Quelle est la nature de votre réforme des retraites ? ». Sur de nombreux éléments, Emmanuel Macron a été suffisamment habile pour ne pas dire ce qu'il allait faire. Ce n’était pas difficile à deviner quand vous travaillez là-dessus, mais ce n'était absolument pas évident pour l’électeur moyen. J'ai finalement l’impression que les médias traitent la compétition politique comme une compétition sportive. On se fiche de savoir s'il existe des différences fondamentales entre l'équipe Macron et les autres équipes : ce qui compte, c'est de savoir qui va gagner le match.

Leur programme et leur agenda est tout à fait compatible avec celui de la montée du RN. Finalement, lorsque Marine Le Pen évoque, quelques jours avant l'élection européenne, La France insoumise en la qualifiant de « France Islamiste », tout cela est préparé par une sorte de scénarisation de la vie socio-politique française.

On peut dire que LREM et RN, c'est un jeu de compères.

Ce sont des alliés.

Objectifs oui, absolument.

Je voudrais maintenant parler de la France Insoumise. Comme l'a expliqué Emmanuel Todd après les élections de 2017, le succès de la FI résidait dans une adjonction de milieux plutôt élevés et de milieux plutôt défavorisés : une sorte de mouvement transclasse avec une forte aspiration à l'égalité sociale. Aujourd'hui, l’électorat le plus pauvre se réfugie dans l’abstention et l’électorat le plus riche va chez EELV. C’est quand même la preuve que le compromis de 2017 ne fonctionne plus.

Cela montre bien qu’il est assez compliqué de s'opposer à la dynamique du bloc bourgeois. Pour agréger un bloc, il faut une stratégie politique. Ceci nécessite de savoir exactement à quelles attentes il faut répondre, quelles attentes il faut négliger. Pour la France Insoumise, c’est finalement assez compliqué. A mon avis, une partie de l’opposition de gauche pense toujours à l’ancien monde et essaie de reconstituer à l’identique la concurrence politique qui existait avant l’apparition de Macron et la consolidation du bloc bourgeois, ce qui, selon moi, est une mauvaise idée.

Vous êtes donc plutôt d’accord avec Raquel Garrido ?

Oui, exactement. Vous avez en gros deux possibilités : soit vous pensez qu’il est possible de reconstituer le bloc de gauche. Comme le bloc bourgeois se droitise à vue d’oeil, il finirait par devenir une sorte de bloc de droite « 2.0 », qui laisse un espace pour un nouveau bloc de gauche. Mais cette optique-là nous ramène vers une conception unidimensionnelle de la politique : d’un côté la gauche, de l’autre la droite, la logique étant qu’il faut être au centre pour gagner. Je pense que c’est ce que les gens du Parti socialiste ont en tête, en voulant survivre, parce qu’ils se disent qu’in fine, il faudra quand même un centre-gauche pour gagner les élections. L'autre optique consiste à dépasser ceci et à tenter de retrouver des dimensions et des thèmes qui permettront d’agréger des groupes qui peuvent s'opposer au bloc bourgeois.

La FI a échoué et la défaite est orpheline. Certains disent que la campagne n’était pas assez populiste, d’autres affirment qu’elle n’était pas assez ancrée à gauche.

Il faut s'entendre sur ce qu’est la gauche. Soit on la définit comme une équipe, en disant « ceci est la gauche, et nous en faisons partie », ce qui induit des déclarations comme celle de Gabriel Attal : « Macron n’est pas de droite » parce qu’il vient de la gauche. Soit vous réfléchissez au contenu : je pense que si l’on dit que la gauche, c’est la protection sociale, le service public, un ensemble de définitions, vous allez vous apercevoir qu’il est finalement possible d’agréger autour de vous des groupes sociaux qui ne seraient peut-être pas spontanément définis comme de gauche. Il faut savoir ce que l’on met derrière l’idée de gauche : soit le maillot d’une équipe sportive, soit les politiques qui définissent ce mot.

Faut-il se délester de certains marqueurs identitaires propres à la gauche qui pourraient ne pas parler au peuple ? Finalement, dans les classes populaires, celles du 93 ou du 59, dans le Nord désindustrialisé ou la France des banlieues, certaines thématiques de gauche ne sont pas vraiment populaires.

Si l’on veut unir ces groupes-là, il faut définir les politiques qui pourraient obtenir leur support. A mon avis, tant dans le 93 que dans le 59, on veut des écoles correctes, un hôpital qui fonctionne, un travail, des services publics, des conditions de travail correctes. Ce n’est pas la peine de s’écharper sur des fantasmes, l’invasion étrangère, que sais-je. Ce n’est pas la peine d’exciter les gens sur des oppositions qui sont probablement, dans le fond, tout à fait artificielles.

Dans cette course à la récupération du peuple, le Rassemblement National a tout de même pris beaucoup d’avance : il est politiquement stable ; son électorat, même populaire, se mobilise plutôt lors des élections intermédiaires. On a l’impression d'avoir affaire à une sorte de moloch qui bloque la route à toute tentative d'unification du peuple français sur une base égalitaire.

Se dire qu’il est possible de regagner une partie de ces électeurs en adoptant exactement le même genre de thématiques, c’est une erreur. Le Rassemblement National devrait être très faible si ses électeurs regardaient véritablement le contenu de son programme économique. C’est là qu’il faut agir, plutôt que d’essayer de les récupérer sur des polémiques, en disant « oui, c’est terrible, ces supporters de football qui sifflent la Marseillaise ».

On a tout de même l’impression que la médiation médiatique masque aux électeurs du RN son programme, et lui rend service. Le débat n’est jamais posé de manière audible dans les grands médias sur la nature même des propositions de Marine Le Pen.

Absolument. Pas plus qu'avec Macron dans le passé d'ailleurs.

Vous ne nous donnez pourtant pas votre recette miracle pour réconcilier le peuple français autour de valeurs sociales.

Ce n’est pas mon métier ( rires ). Je crois qu’il faudrait recentrer sur des thèmes au potentiel unificateur, voir quels sont les vrais problèmes qui touchent notamment les classes populaires - mais aussi les classes moyennes - et dire « voilà ce que nous voulons faire, voilà ce que les autres font, voilà les conséquences qui vous affecteront. Maintenant, réfléchissez : voulez-vous vraiment que ça continue ? ».

En Europe, le populisme de gauche, ou en tout cas le recentrage social de la gauche tenté par Die Linke en Allemagne ou par Podemos en Espagne ne fonctionne pas très bien. En Italie, le Mouvement 5 Étoiles, qui a cru bon de s'allier avec l'extrême-droite pour finalement ralentir et se substituer au bloc bourgeois, ne réussit pas non plus. On a l’impression qu’un peu d’espoir émerge seulement quand les sociaux-démocrates renaissent de leurs cendres, comme au Danemark ou en Espagne.

C’est ce qu'espèrent probablement tous les partis sociaux-démocrates : que l’on revienne à l’idée qu’il faut un centre-gauche, et que ce centre-gauche seul peut gagner l’élection. Le Danemark est un pays qui dispose d’un État social très développé, où la société soutient très largement cette protection sociale. En France, nous ne sommes pas dans cette situation. On a eu, soi-disant, un centre-gauche, celui d’Hollande, qui a porté de très dures réformes néolibérales il y a à peine deux ans. En tant qu’électeur, feriez-vous confiance à Moscovici, revenant de Bruxelles, s’il disait incarner désormais le centre-gauche et lutter contre la néolibéralisation ? Feriez-vous confiance à cette proposition politique ? Je ne pense pas. La situation danoise, à mon avis, est spécifique : c’est parce que des gouvernements de droite ont remis en question la protection sociale d’une manière tellement forte qu’a émergée une opposition. L’alternative en question : un parti social-démocrate, qui a fait sur le plan économique un virage à gauche et restait crédible. En France, si les socialistes revenaient et promettaient un virage à gauche, je pense que personne ne leur ferait confiance. Et à juste titre.

Bruno Amable est économiste. Il enseigne à l'Université de Genève. Spécialiste des différentes formes de capitalisme, il a coécrit avec Stefano Palombarini l'ouvrage « L'illusion du bloc bourgeois – Alliances sociales et avenir du modèle français », publié en 2017 aux éditions Raisons d’Agir.

Entretien mené par Théophile Kouamouo. Édition : Téo Cazenaves.

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