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On sort les dossiers

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Chaque semaine, Fabrice alias le Stagirite porte un regard décalé sur l'actualité et les stratégies de communication des puissants. L'ironie n'empêchant pas l'analyse rigoureuse.

Ce cadeau que le complotisme fait aux médias mainstream

Le discours complotiste est toujours porteur d’une hostilité à l’encontre des médias. Ils sont à la solde du pouvoir, et ne font donc que présenter la version officielle. Pour connaître la vérité il faudrait leur tourner le dos. Mais comment trouver des sources d'information fiables ? Faudrait-il croire davantage des médias alternatifs, simplement parce qu'ils sont alternatifs ? La solution proposée semble simple : il suffit de faire preuve d’esprit critique, de penser par soi-même, et, selon la formule consacrée, de "faire ses propres recherches". Au risque de se voir traité de complotiste.

Le terme "complotiste" semble un peu être utilisé à tort et à travers. Il devient une étiquette qu'on plaque sur son interlocuteur pour le discréditer, sans même prendre la peine d'examiner ce qu'il dit. On a l'impression que dès que quelqu'un se met à critiquer le pouvoir en disant qu'il a des intentions cachées, il se voit automatiquement accusé d'être partisan d'une "théorie du complot". Le risque, c'est qu'à crier systématiquement au complotisme pour accuser ses opposants, l'expression "théorie du complot" ne finisse par devenir une étiquette usée, démonétisée. Et, comme dans l'histoire de l'enfant qui criait au loup, on finit alors par ne plus pouvoir distinguer les cas où l'accusation est pertinente.

S'il est juste de pointer cet usage abusif - il est réel - on aurait cependant tort de prétendre que cette accusation n'a jamais aucun sens, qu'elle est toujours malhonnête. Il y a bien des fois où l'on dit qu'un complot secret est la cause de tel événement, alors que ce n'est pas le cas.

Au fond, que signifie "complotiste" ? D'abord, le complotiste n'est pas celui qui complote : celui-ci c'est le comploteur, le conspirateur. Ensuite, ce n'est pas celui qui dénonce un complot (1). Cela, il a le droit et le devoir de le faire (comme un lanceur d'alerte). Selon le sens courant, on appelle "complotiste", quelqu'un qui voit un complot là où il n'y en a pas (2). Les débats polémiques autour du terme portent sur la confusion entre (1) et (2). Le complotiste (2) se pense en général comme étant un lanceur d'alerte (1).

Dans ces accusations en miroir on finit par perdre de vue deux choses. D'une part, qu'il y a des gens qui se perdent à voir des complots là où il n'y en a pas. D'autre part, que l'explication par le complot est tout à fait légitime en histoire ou en politique. Par exemple, il est faux de prétendre que le gouvernement américain a préparé l'explosion et l'effondrement des tours du World Trade Center, mais il est tout à fait juste de dire que l'organisation terroriste Al-Qaïda a conspiré pour commettre des attentats contre les USA le 11 septembre 2001. La conséquence est une impression de "verrouillage" du débat. Comme si les élites médiatiques, intellectuelles, politiques, étaient de mèche pour faire bloc autour de la "version officielle".

Mais cette expression "version officielle" est trop équivoque. Si l'on veut dire "la version des pouvoirs publics ou du gouvernement", alors il n'y a rien d'irrationnel à croire à une thèse contraire. Lorsque le président des Etats-Unis défend par exemple une thèse climato-sceptique, c'est en un sens la version "officielle". Mais elle s'oppose à la thèse admise par les experts des sciences du climat. Il faut donc distinguer la “version officielle” de la version défendue par les spécialistes de la question. Et on peut de façon parfaitement rationnelle s’opposer à la version officielle en convoquant celle des spécialistes. Les “spécialistes” du sujet, c'est-à-dire l’ensemble des personnes qui ont le plus de chance de savoir ce qui est vrai (chercheurs scientifiques, mais aussi journalistes spécialisés).

En revanche, s'opposer au consensus des experts sur un sujet ne semble pas très rationnel, parce que cela suppose de croire :

(i) soit que toute la communauté des spécialistes ment, ou fait partie du complot - ce qui est une hypothèse pour le moins coûteuse.

(ii) soit que les spécialistes se trompent. Mais il est assez prétentieux de se croire plus fiable que des spécialistes. À moins d'avoir en main des données déterminantes qu'ils n'ont pas. Mais il faut alors les montrer...

Le propagateur d'une théorie du complot est celui qui défend coûte que coûte l'une ou l'autre de ces options. Il ajoute même, en général : "ne faites confiance à personne, pas même à moi, ne croyez que ce que vous avez vérifié par vous-mêmes, ayez un esprit critique". Mais demander de "penser par soi-même”, de ne plus rien laisser entrer dans son esprit sans l'avoir soi-même vérifié, c'est demander quelque chose d’impossible : chercher à savoir quelque chose en partant de zéro, sans pouvoir s'appuyer sur des gens qui savent déjà. En effet, dans la vie quotidienne comme dans la recherche scientifique, on s’appuie toujours sur autrui pour savoir. Je crois que mes parents sont mes parents, parce qu'ils me l'ont dit. Je crois que la Terre est ronde parce que je l'ai appris à l'école. J'utilise ma calculatrice parce que je fais confiance à l'ingénieur qui l'a conçue. Et si Météo France annonce qu'il va pleuvoir, je prends mon parapluie.

Le point important, c'est que tous ces savoirs, je ne les acquiers pas par moi-même, j'ai besoin de faire confiance à ceux qui savent. Je sais qu’il y a eu un tremblement de terre à l’autre bout du monde parce que je l'ai appris dans le journal. Je n'ai pas d'autre choix que de faire confiance, et surtout je n'ai pas forcément de raison d'en douter. Si je voulais le vérifier, je consulterais un autre journal, si bien que la question se reposerait. Je sais donc qu'il y a eu un tremblement de terre parce que je sais que des géologues le savent (où des gens qui l’ont subi), et que mon journal s'est appuyé sur eux pour me transmettre cette information.

La question n'est pas de se couper des sources. Mais 1) d'apprendre à discerner celles qui sont plutôt fiables et celles qui ne le sont pas, et 2) d'exiger que celles qui sont plutôt fiables le soient encore plus.

Des épisodes comme celui de l'infox de l’attaque de la Pitié-Salpêtrière qui tourne en boucle pendant une journée diminuent la crédibilité du système médiatique traditionnel : il apparaît comme une simple courroie de transmission des erreurs et manipulations du pouvoir.

Pour qu'une démocratie fonctionne, le citoyen doit pouvoir disposer d’informations publiques pertinentes. C'est aux médias dominants de montrer qu’ils ne font pas que relayer la pensée du pouvoir. Plus généralement c’est à chaque institution (scientifique, médiatique, de conseil, de vulgarisation, etc.) de montrer qu’elle est capable de produire une pensée de spécialistes potentiellement distincte de la “version officielle”. On doit pouvoir leur faire confiance.

Si vous commencez à dire – tel le complotiste - qu’on doit se passer de cette confiance, être toujours méfiant, et toujours tout revérifier par soi-même, vous obtenez le résultat suivant : la charge de la vérification se déplace des institutions vers les individus. Vous exonérez les institutions productrices de savoirs de leur responsabilité pour la faire peser sur les individus.

Dans l’idéologie libérale, l’individu est responsable de tout ce qui lui arrive. Qu’importe qu’on ait un chômage structurel à 10% : chaque chômeur est responsable de son employabilité. De même, le complotiste transfère la charge de la vérification vers l'individu (les erreurs lui seront imputables), au lieu d'exiger d'institutions comme la presse qu'elles soient plus performantes ou de défendre l'indépendance de la recherche publique.

Renoncer à cette idée de pouvoir faire confiance, c'est décharger la société ou l'Etat de sa tâche de garantir les conditions de production d’un savoir public, accessible au plus grand nombre, et éventuellement dérangeant pour les pouvoirs politique et économique.

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