Le Cinéma du Média #15. Filles-mères, mères-filles et frères Dardenne
Critique, Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a publié des livres entre autres sur Werner Herzog, Les Sopranos, Billy Wilder ou encore Vincente Minnelli. Il anime le podcast SPECULATIONS by So Film.
Prix du scénario à Cannes, le nouveau film de Jean-Pierre et Luc Dardenne est en salle depuis vendredi 23 mai. Une vraie réussite, selon notre critique Emmanuel Burdeau, pour qui Jeunes mères parvient à renouveler le réalisme social des « frères » en mêlant de façon à la fois simple et vertigineuse la maternité et l’enfance.
Sous le titre Enfants sans enfants, l’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas a publié il y a une trentaine d’années un recueil de textes organisé autour de la figure de Franz Kafka. Les personnages du livre ont en commun d’être, tout comme Kafka lui-même, sans descendance. Ce sont des enfants sans enfants. Des enfants qui, faute d’en avoir eus à leur tour, le sont définitivement restés. Le nouveau film des Belges Jean-Pierre et Luc Dardenne s’appelle Jeunes mères mais Enfants avec enfants eût également fait un titre adéquat. Car les frères, ainsi qu’il est d’usage de les appeler, ne racontent pas seulement l’histoire de jeunes femmes qui, devenues mères avant la majorité, ont recours aux services d’une Maison Maternelle pour apprendre à s’occuper du bébé ou trouver à qui le confier. Ils racontent aussi, ils racontent surtout comment Jessica, Julie, Ariane et Perla restent également des filles qui sont loin d’en avoir fini avec leur propre mère, absente ou trop possessive, morte ou abusive, parfois à peine plus mature qu’elles. Ce sont donc des enfants avec enfants. Des enfants qui le demeurent même une fois devenus parents. Des filles qui se sentent peut-être d’autant plus douloureusement telles depuis qu’elles-mêmes ont enfanté.
Ce n’est pas la première fois que Jean-Pierre et Luc Dardenne parlent de l’enfance ni du rapport entre les générations. Le film qui les a propulsés sur la scène internationale, La Promesse (1996), mettait en scène un père et son fils. Il s’agissait, impossible de l’oublier, d’Olivier Gourmet et de Jérémie Rénier. Plus tard vinrent les simplement mais justement nommés Le Fils (2002) puis L’Enfant (2005) qui, six ans après Rosetta, leur valut une seconde Palme d’Or. Il y a toutefois quelque chose de nouveau dans Jeunes mères. Il suffit en effet que nous sachions que chacune de ces jeunes femmes est à la fois mère et fille – fille-mère, comme on ne dit plus guère –, et que ces deux états leur occasionnent des difficultés de même importance pour que nous les regardions d’un œil neuf. Non pas seulement comme des êtres soudain saisis par une responsabilité, puisqu’Ariane et les autres doivent encore rendre des comptes à leur propre mère. Ni comme des êtres en situation de dépendance, puisqu’une vie est désormais à leur charge. Mais comme les deux à la fois.

Est-ce à dire que la réussite de ce film tient à ce que le spectateur soit mis en position de regarder ces jeunes femmes pour elles-mêmes ? Oui, à condition de comprendre que « pour elles-mêmes » signifie tout le contraire d’une existence autonome : un réseau de dépendances complexes, d’affections contradictoires, de libertés impossibles et de responsabilités trop lourdes. Ariane veut confier son enfant, reprendre ses études et échapper au joug de sa mère. Perla veut s’installer avec son copain et réussir à ne pas devenir une ivrogne comme sa mère. Jessica veut retrouver la sienne, comprendre pourquoi celle-ci l’a abandonnée et ce que cet abandon fait à sa propre maternité. Tout cela est si bien tressé, cette maternité survenue avant la fin de l’enfance et cette enfance qui insiste jusque dans la maternité, cette responsabilité qu’a la mère de sa fille mais aussi, parfois, que la fille a de sa mère, tout cela se combine avec une précision telle qu’il devient difficile de ne pas y voir un condensé de ce réalisme social dont les Dardenne sont, depuis trente ans, un des noms.
Quel réalisme ? Celui inventé par les frères Dardenne ne tolère pas que quoi que ce soit arrive qui ne soit lié à d’autres choses de plusieurs façons et par plusieurs côtés. C'est un réalisme dans lequel la misère et le malheur ne sont pas sans cause, dans lequel ils n’ont pas non plus une cause unique mais en ont au contraire plusieurs, trop de causes. Un art majeur, ne serait-ce que par les thèmes – sociaux et graves – qu’il traite. Et un art mineur, qui dirait qu’en vérité l’enfance dure toujours, car il n’existe pas de façon proprement adulte d’affronter les problèmes.
Un art majeur, ne serait-ce que par les thèmes – sociaux et graves – qu’il traite. Et un art mineur, qui dirait qu’en vérité l’enfance dure toujours.
Tout, dans Jeunes mères, résonne et se répond, le majeur et le mineur, les filles et les mères, mais aussi les jeunes mères entre elles, dans l’enceinte de cette maison maternelle où le film ne s’attarde pas tellement mais dont il est clair qu’elle est un lieu d’écoute et de solidarité. On dira alors que l’art des Dardenne est bien rôdé. C’est vrai. On guetterait en vain une fausse note, un dérapage. Les fins de scène sont sèches, les ruptures de ton empêchent qu’on s’appesantisse, les passages d’un personnage à l’autre qu’on s’attache trop. L’équilibre général frôle la perfection et cette perfection frôle, à son tour, le maniérisme. Les actrices qui interprètent les jeunes mères, Babette Verbeek, Elsa Houben, Janaïna Halloy Fokan et Lucie Laruelle, pour citer les quatre principales, sont inconnues, mais il y a quand même au casting un visage connu, celui de la douce India Hair. Fidèles à leurs principes, les Dardenne n’utilisent aucune musique, mais celle-ci survient quand même, dans la dernière scène, jouée au piano par l’ancienne institutrice de Julie. Et lorsqu’arrive une réconciliation tant attendue, c’est après une brève étreinte qu’elle se déroule, mais sans nous, derrière une porte fermée.
Cela fait maintenant un certain nombre d’années, dix ou quinze peut-être, que la maternité est devenue un sujet majeur du cinéma. Moins le désir que la crainte, en vérité, d’être mère, la perplexité devant la nécessité biologique ou sociale de le devenir, l’envie d’avoir des enfants mais aussi celle, les ayant eus, de s’en débarrasser, de les abandonner sur un parking ou à la plage, voire de les tuer. Il y a là une angoisse très contemporaine dont il était logique que le cinéma s’empare. On en a fait des caisses, des mélodrames et des films d’horreur. Quelques tabous ont ainsi pu commencer d’être levés. Les Dardenne ne vont pas jusqu’à ces extrémités. La mesure fait partie de leur éthique : ni violons du mélo, ni cris propres au gore. Leur souci est ailleurs, dans la description d’un devenir-mère universel qui serait aussi un devenir-fille. Double devenir vertigineux, si l’on y songe. Sans doute est-ce ce vertige qui, en dernière instance, fait de Jeunes mères un film si beau. ●●
Jeunes mères. Jean-Pierre et Luc Dardenne, 2025. Belgique, 1h45. Avec Babette Verbeek, Elsa Houben, Janaïna Halloy Fokan, Lucie Laruelle, India Hair. En salle depuis le 23 mai.