Le cinéma du Média #4. Désir de Guiraudie
Critique, Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a publié des livres entre autres sur Werner Herzog, Les Sopranos, Billy Wilder ou encore Vincente Minnelli. Il anime le podcast SPECULATIONS by So Film.
Avec Miséricorde, son septième long-métrage sorti sur les écrans cette semaine, Alain Guiraudie poursuit une oeuvre décidément à nulle autre pareille. Le scénario, inspiré de passages de son roman Rabalaïre – car le cinéaste est aussi écrivain – met en scène le retour d'un jeune homme dans son village du Gard. Autour de lui, nous dit notre critique Emmanuel Burdeau, l'imprévisible d'un désir universel.
Un grand film est-il autre chose qu’un film qui a failli être, sinon mauvais ou raté, du moins aberrant ? Le sentiment de sa grandeur n’est-il pas celui de cette aberration changée en évidence ? Le sentiment d’un monde impossible et pourtant irréfutable ? Un monde qui n’existe pas mais qui pour deux heures devient le seul possible, notre monde en somme ?
Les personnages du nouveau film d’Alain Guiraudie se comptent sur les doigts d’une main. Les décors aussi, ceux d’un village du Gard, entre une maison, une ferme, une église et une forêt : rien de bien folichon. La dramaturgie est pauvre : toutes les fois que Jérémy, revenu à Saint-Martial pour l’enterrement de son ancien patron, sort faire un tour, il croise quelqu’un de sa connaissance. Sans justification aucune : chacun se contente de surgir au coin du bois, au bord d’un lit ou au détour d’une route. Pour un peu on se croirait dans une pièce de boulevard, les fourrés et les voitures remplaçant juste les placards. Les mêmes scènes se répètent, autour d’une table pour l’apéro ou dans la forêt pour la cueillette des cèpes. À l’identique ou presque. Lorsqu’un corps disparaît, la police enquête avec mollesse et même complaisance : à sa place, n’importe qui aurait vite trouvé le coupable. Les dialogues alternent quant à eux entre bon sens rural et envolées métaphysiques. C’est qu’un des personnages est prêtre, mais du genre bizarre : à demander qu’on le confesse – au lieu de l’inverse – et à tenir d’étranges propos sur la nécessité de la violence en ce bas monde.
La cause guiraudienne a toujours été celle du désir. Elle l’est plus que jamais dans Miséricorde.
Liberté de Guiraudie, bien sûr, qui depuis 25 ans a habitué ses spectateurs à les mener loin des sentiers battus. Sentiers cinématographiques mais aussi littéraires, puisque Guiraudie est aussi écrivain et que Miséricorde s’inspire de quelques épisodes de son roman monstre, Rabalaïre (POL, 2021). Liberté est toutefois un mot trop facile, qui laisse mal entendre à la fois l’effort qu’il a fallu fournir pour se détacher des contraintes et la cause que cette liberté sert.
La cause guiraudienne a toujours été celle du désir. Elle l’est plus que jamais dans Miséricorde. Sauf que l’Aveyronnais ne filme plus le sexe entre hommes. Non par pudeur : il a amplement montré, notamment avec L’Inconnu du lac (2013), que sur ce terrain il était prêt à aller très loin. Dans Miséricorde il n’y a que du désir mais pas de sexe. Pas un baiser, aucune véritable caresse, à peine une bite bien dure entre-aperçue dans le bas du cadre. Mais ce désir circule dans toutes les directions. Il concerne les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les sexy et les autres, les gros et les minces, ceux qui sont désirables a priori comme ceux qui, tels le prêtre, ne sont pas censés l’être. Aucune différence sous ce registre – ou si peu – entre les acteurs Felix Kysyl, David Ayala, Jean-Baptiste Durand, Jacques Develay et Catherine Frot. Tous formidables, tous désirables et désirants. Et jamais tenus de rendre raison de leur attirance, quelle qu’elle soit.
« Ne sous-estimez pas la force du désir » est une des répliques importantes de Miséricorde. Force érotique, bien sûr. Force d’amour et force de vie. Force mystique, surtout si l’on songe que c’est le prêtre qui prononce ces mots. Mais force cinématographique peut-être surtout. Il faut en effet se figurer un film où le désir est partout mais la séduction nulle part, où le désir s’énonce sans cesse mais ne se réalise jamais, où sa force, se passant de tout pourquoi, n’obéit à aucune des distributions d’âge, de genre ou de rang qui continuent de régler l’écrasante majorité de la production cinématographique. Il faut prendre la mesure d’une telle originalité et ne surtout pas la sous-estimer.
La position guiraudienne est si inhabituelle, elle libère de tant de coquetteries que bien des choses, devenues superflues, tombent alors d’elles-mêmes : l’obligation de varier les décors et les entrées en scène, les travaux d’approche et les justifications plus ou moins adéquates. Que reste-t-il au cinéma quand on enlève tout le « cinéma » qui désigne certains corps au désir plutôt que d’autres ? Il ne reste que l’essentiel. Il reste une épure se tenant au bord de l’abîme où le non-film et le rien, l’impossible et l’aberrant menacent. Aussi bien reste-t-il tout le reste. Il reste l’excès et la fête, l’imprévisible d’un désir désormais universel.
« Ne sous-estimez pas la force du désir » est une des répliques importantes de Miséricorde.
Il est vrai qu’il n’y a pas que cela, dans Miséricorde. Il y a aussi l’ombre du mal, le poids de la terre et l’odeur de la mort. Et sans doute faudra-t-il un jour essayer de comprendre comment l’utopie guiraudienne compose avec cette part maudite. De même qu’il faudra – mais plus tard – voir quel virage religieux ce film aura marqué dans son œuvre. Pour l’heure il importe de voir combien le désir aspire et bouleverse tout. L’enquête elle-même sert à le démontrer. Car il se passe cette chose dingue – inédite et très drôle – qu’à chaque fois qu’un témoin est interrogé et donc suspecté, il lui suffit de présenter un alibi d’ordre sexuel pour être aussitôt innocenté voire applaudi. Y compris lorsqu’il s’agit du jeune héros et que l’alibi fourni est une nuit passée dans le lit et entre les bras du prêtre ! Union pour le moins incongrue dont même la police se réjouit et à laquelle elle souhaite très sincèrement le meilleur.
Autant dire que le désir – quel qu’il soit, insistons-y, jusqu’au moins convenable – est l’innocence même, pour Guiraudie, la réponse à toutes les suspicions et à tous les doutes. L’innocence dans un monde cerné par la culpabilité, mais l’innocence quand même.
Miséricorde. Alain Guiraudie, 2024. France, 1h43. Avec Félix Kysyl, Catherine Frot, Jean-Baptiste Durand, Jacques Devalay, David Ayala.