Les sans-papiers meurent au travail et les politiques regardent ailleurs
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Le 17 avril 2021, un travailleur sans-papiers est mort sur un chantier à Pantin. En France, des milliers d’entre eux travaillent dans le bâtiment, l’hôtellerie ou l’agriculture, exposés à des risques insensés, au mépris du droit du travail et à l’hypocrisie de l’État. Reportage.
Ce 16 avril 2021, la France vit son troisième confinement. Couvre-feu, télétravail pour ceux qui le peuvent, rassemblements interdits : la routine. Ce soir-là, dans un hangar de Montreuil où vivent plusieurs centaines de sans-papiers, on s'apprête à aller se coucher. Il est 23 heures, Barry, Moussa* et Semba prennent le thé après avoir partagé un repas. Tous sont amis depuis longtemps et mangent ensemble tous les soirs. Barry Keita, comme la majorité de ces travailleurs maliens, se lèvera aux aurores le lendemain pour rejoindre un chantier de construction.
Le 17 avril, sur un chantier de Pantin, Barry Keita fait une chute de plusieurs mètres. Sans casque, son crâne s'est écrasé sur le sol. « Le matin, à dix heures, on me dit que Barry a eu un accident grave », se remémore Semba. Avec quelques amis, ils partent en hâte à l’hôpital. Barry est dans le coma. Ils reviennent quelques heures plus tard : « On nous a dit d'y retourner parce que son état s'est aggravé. Quand on est arrivé, il était mort », se rappelle Semba.
Dans ce hangar insalubre de Montreuil, la vie suit son cours malgré le drame, rythmée par l’urgence de travailler. « Aujourd’hui c'est Barry, mais demain ça peut être moi, ça peut être quelqu'un d'autre. On travaille tous dans l'insécurité. Un sans-papiers, il n'a pas le choix. Moi, j'ai travaillé en hauteur aussi, sans casque, sans sécurité, rien », fulmine Siby.
Assis à ses côtés, Moussa ricane quand on lui demande s’il a peur d’aller au travail. « La peur, on ne connaît pas, lâche-t-il, en racontant son arrivée en France. Quand tu as traversé cette Méditerranée, pour avoir peur après, franchement... C’est tellement risqué. Tu te jettes dans un zodiac, ton ami meurt devant tes yeux, on le jette à l’eau et on continue… Le chantier à côté, c’est une petite affaire. »
Le mot travail revient comme une obsession. Pour manger, envoyer de l’argent au pays, donner du sens à sa vie : « Quand tu quittes tout pour venir en France, tu prends beaucoup de risques, explique Siby. Tu laisses la misère derrière toi, alors tu es obligé de travailler. Toute ta famille est concentrée sur toi. Si quelqu'un est malade, c’est toi qu’on appelle. Tu vas envoyer la moitié de ton salaire là-bas et tu te débrouilles avec le reste ». Moussa poursuit : « Si t’es pas fort dans ta tête, tu peux perdre espoir et tu tiens plus. J’en vois, des gars qui finissent à la rue, qui boivent et qui ont abandonné. »
Alors, ils s’accrochent à l’idée d’obtenir un jour une régularisation. Pour trouver du travail, la solidarité joue à plein. « Si mon patron cherche quelqu’un, je lui dis que j’ai des frères qui peuvent travailler ici », explique Camara*, un sans-papiers de 24 ans, membre du collectif des Gilets noirs. Le mode de rémunération varie d’un patron à l’autre, ils sont payés en liquide, mais peuvent aussi obtenir des fiches de paies. Pour y arriver, ils utilisent une fausse identité, souvent celle d’un proche régularisé. En dernier recours, il y a toujours ces parkings aux portes de Paris, où des patrons viennent recruter des sans-papiers pour quelques dizaines d’euros la journée.
Ubérisés avant l’heure
Dans le bâtiment, où le recours aux sans-papiers est devenu la norme, le travail ne manque pas et les patrons n’hésitent pas à les embaucher. Main-d’œuvre bon marché, corvéable et malléable, les travailleurs sans-papiers subissent toutes les entorses possibles au droit du travail. « Les patrons, ils savent bien que tu n’as pas de papiers. Si tu refuses de faire ce qu’ils demandent, ils te disent qu’ils iront chercher d’autres sans-papiers », résume Bouba, un Malien de 28 ans qui travaille sur des échafaudages. Siby lui, a été viré de sa boîte, sans explications, après un an de travail. « Je me suis retrouvé sans rien, sans droits, sans argent. »
Pas de pauses, des heures supplémentaires non payées, pas de vacances ni de chômage, telle est la réalité de ce monde du travail parallèle. Barry Keita en est mort, d’autres ont été blessés, mutilés, handicapés à vie. Deux jours après la mort de Barry, un autre Malien a été gravement blessé au travail puis abandonné par son patron devant son foyer. Et que dire de ces deux ouvriers morts à Épinay-sur-Seine en juin 2019, des travailleurs blessés de Breteuil en 2016, ou de ces travailleurs maliens, licenciés après avoir passé des années à ramasser de l’amiante sans protection ? « Quand tu te blesses, ton patron dit de ne pas revenir, c'est tout », raconte Moussa.
La liste est longue et elle est largement sous-évaluée, tant les statistiques sur ces accidents spécifiques sont rares. Et les travailleurs eux-mêmes refusent bien souvent de faire déclarer leurs accidents, par méconnaissance de leurs droits ou par crainte de perdre leurs emplois. « Beaucoup de gens ont peur, ils ont des accidents, ils se disent que ce n’est pas trop grave et ils ne vont pas les déclarer, ils préfèrent protéger le patron et ne rien dire », s’énerve Bouba. Il raconte les risques qu’il prend tous les jours dans les échafaudages où il travaille : « On a une seule corde pour deux harnais. Si je tombe, la corde va juste servir à tirer mon cadavre », explique-t-il froidement. En France, en 2020, tous travailleurs confondus, 384 personnes sont mortes au travail et 533 autres ont été gravement blessées, selon le recensement de Mathieu Lépine, sur son compte twitter Accident du travail : silence des ouvriers meurent. En 2021, 100 personnes ont déjà perdu la vie sur leur lieu de travail.
« Pendant le confinement, c'est nous qui étions dans les métros »
Travailleurs essentiels, les sans-papiers sont la force productive de secteurs comme le bâtiment ou l’hôtellerie, qui ne pourraient se passer d’eux. « Tout le monde, au premier chef les responsables politiques, sait très bien qu’une partie de l'activité économique de ce pays est le fait de personnes qui sont sans autorisations de travail. C’est d’une grande hypocrisie », accuse Violaine Carrère, responsable des questions de travail des sans-papiers au Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti). D’autant qu’une bonne partie d’entre eux paient des cotisations sociales à travers leurs fiches de paie sous alias. « En France, personne n’aime les sans-papiers, pourtant, on nous engage pour travailler. Pendant le confinement, c’est nous qui étions dans les métros ! », relève Siby.
Les lois elles-mêmes reconnaissent de fait la présence des sans-papiers sur le territoire, tout en rendant toujours plus difficile leur régularisation. La circulaire Valls de 2012 donne par exemple un pouvoir discrétionnaire au préfet qui peut, s’il le souhaite, régulariser un sans-papiers sur la base de son travail, alors même que la loi interdit le travail non déclaré.
Les sans-papiers doivent fournir 24 fiches de paie après avoir passé trois ans sur le territoire pour espérer être régularisés. Au final, en 2019, seules 7 821 personnes ont obtenu un titre de séjour avec ce dispositif, alors qu’on estime que 350 000 sans-papiers vivent sur le territoire. En comparaison, près de 20 000 personnes ont été expulsées du territoire en 2019 et 10 000 en 2020, une forte baisse qui s’explique par la crise sanitaire.
La loi, une fabrique de sans-papiers
Mais pour être régularisé, encore faut-il obtenir ces fameuses fiches de paie, c’est-à-dire travailler suffisamment longtemps, ne pas être payé en espèces et obtenir une attestation de concordance [un document attestant que l’embauche a été effectuée sous alias lorsqu’un sans-papiers utilise une fausse identité, NDLR]. Et ils sont nombreux, comme Semba, à avoir passé une dizaine d’années en France, enchaînant les petits boulots sans pouvoir être régularisés.
Et si le dossier déposé en préfecture n’est pas parfaitement rempli, un refus de régularisation se solde bien souvent par une obligation de quitter le territoire, et l’impossibilité de redéposer une nouvelle demande pendant au moins un an avec le risque d’être expulsé. Un cercle vicieux qui rend les travailleurs encore plus vulnérables et qui ne protège pas plus face aux abus de leurs patrons. « La fabrique de sans-papiers fonctionne à fond », résume Violaine Carrère du Gisti. Car depuis les années 2000, les régularisations se font au cas par cas, et cet enjeu a progressivement glissé hors des débats politiques. La crise sanitaire a vu resurgir ces questions, à l’initiative des corps intermédiaires comme la Cimade ou la CGT. En avril 2020, 317 associations ont adressé une lettre à Emmanuel Macron pour la régularisation des travailleurs sans-papiers. Un appel resté sans réponse.
En bout de ligne, ce sont les grandes entreprises qui en profitent le plus, celles du bâtiment par exemple, qui obtiennent des appels d’offres en proposant des tarifs très compétitifs, grâce à leurs sous-traitants qui embauchent des sans-papiers. Frédéric* est inspecteur du travail et syndicaliste. Pour lui, c’est aux grandes entreprises d’être vigilantes sur les conditions de travail de leurs sous-traitants. Pourtant, ces grands groupes ne sont jamais inquiétés. « Pour moi, l’impunité se trouve du côté des grosses boîtes. Elles passent au travers des procédures, c’est très compliqué de mettre en cause les donneurs d’ordres. Les petites boîtes se retrouvent au tribunal, mais elles sont aussi victimes du système de sous-traitance qui pousse les prix des contrats toujours plus bas ». Il invite donc à limiter le nombre de sous-traitants autorisés sur un contrat, pour resserrer les responsabilités et avoir une meilleure vision de l’ensemble de la chaîne de production.
Face au déni, l'auto-organisation
Dans le cadre de ses activités syndicales, Frédéric est amené à rencontrer des acteurs du monde du travail : représentants de groupes patronaux, Pôle emploi, ministère du Travail. En coulisses, tous reconnaissent l’importance de ces travailleurs. « Quand on expose les difficultés rencontrées par les sans-papiers, on nous répond qu’on a pas tort, que ce n’est pas normal. On nous donne jamais l’argument de l’appel d’air, c’est un truc de médias ça, je ne l’ai jamais entendu dans un lieu sérieux où les choses se décident. Mais dès qu’on arrive au niveau de la politique politicienne, cet argument arrive », regrette-t-il.
Bouba, Camara et Sacko, tous membres des Gilets noirs, collectif crée en 2018, ont bien compris qu’il n’y a plus rien à attendre des politiques. Alors ils s’auto-organisent. Les Gilets noirs multiplient les actions. Grèves, occupations, formations, ils organisent et structures les luttes des sans-papiers. On les a vu voir bloquer Roissy, occuper le Panthéon, ou manifester aux côtés des femmes de ménage de l’Ibis Batignolles.
Les Gilets noirs ont intégré la lutte dans leur quotidien, pour créer un rapport de force sur leur propre terrain, celui du travail ou des foyers. En attendant les présidentielles, ils ne se font pas d’illusions : on parlera d’eux dans les débats, dans les programmes et dans les médias, mais sous l’angle d’un problème, à régler ou à expulser. « Pour être président en France, il faut être anti-immigré », résume sèchement Semba. Barry Keita est mort de cet aveuglement, d’autres le suivront sans doute. En juin, son corps est retourné au Mali pour ses funérailles.
* À la demande des personnes interviewées, certains prénoms ont été modifiés.
Crédits : Simon Mauvieux – Le Média TV.