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L'ex-agent secret qui en savait beaucoup trop #8 Avant UraMin, un coup d'essai : le scandale Weda Bay

Par Marc Eichinger

Fils de résistants, Marc Eichinger a été trader pour plusieurs banques avant de diriger sa société d’enquêtes et de sécurité, APIC, qui protège les entreprises sur des terrains hostiles. Avec l’affaire Areva il devient un espion, spécialisé dans la criminalité financière.

Marc Eichinger revient, dans cet épisode, sur l'achat de Weda Bay par le groupe minier français Eramet en 2006 et sur la revente à l'État français par Areva de sa participation dans ce groupe en 2012. Deux opérations étonnantes qui ont coûté très, très cher aux contribuables français. Avec à la manoeuvre, déjà, Stephen Dattels, James Mellon et leurs amis.

Sans le coup d’essai de Weda Bay, il n’y aurait sans doute pas eu UraMin.

Quelques semaines avant la nomination d’Anne Lauvergeon par le ministre de l'économie et des finances Dominique Strauss-Kahn, en juin 1999, à la tête de la Cogema (future Areva), cette dernière était devenue actionnaire de la société minière française Eramet, spécialisée dans le nickel. Le prédécesseur, d'Anne Lauvergon, Jean Syrota, voulait constituer un grand groupe minier tricolore en regroupant les actifs de Cogema et de ceux du producteur de nickel. Mais l’État a préfèré faire entrer, comme principal actionnaire d’Eramet, le groupe métallurgiste Aubert & Duval, alors en grandes difficultés financières. Si Jean Syrota n’a jamais compris comment ce groupe en mauvaise santé avait pu convaincre l’État, l’un de ses anciens adjoints en sait peut-être plus : il s’agit de Gérald Arbola, alors directeur financier de Cogema et futur numéro 2 d’Areva, dont l’épouse est une héritière de la famille Duval…

L'ex-agent secret qui en savait beaucoup trop #8 Avant UraMin, un coup d'essai : le scandale Weda Bay
Le logo de la Cogema (Compagnie générale des matières nucléaires, 1976-2006), ancêtre d'Areva

Le 7 avril 2016, la capitalisation boursière d'Eramet était tombée à 563 millions d’euros. En grande difficulté financière, la société minière demandait alors une recapitalisation d’urgence auprès de Bercy.

Quatre ans plus tôt, le 16 mai 2012, Luc Oursel, alors président du directoire d’Areva, avait vendu les 26 % d’Eramet détenus par le groupe nucléaire au Fonds stratégique d’investissement (FSI), qui deviendra début 2013 la Banque publique d’investissement (BPI), et ce, pour un montant de 776 millions d’euros !

La perte est énorme, en définitive, pour la BPI, mais l’opération de vente de 2012 a été faite au cours de Bourse du moment et Arnaud Montebourg a donné son feu vert à cette transaction. Durant les six années précédentes, de 2006 à 2012, Eramet avait publié des bilans pour le moins optimistes. La société minière attendra en effet qu’Areva ait vendu sa participation pour provisionner massivement son actif majeur de Weda Bay, un gisement de nickel dans une île de l’archipel indonésien... La mine indonésienne de Weda Bay devait produire 60 000 tonnes de nickel par an. Pas un gramme n’en était encore sorti en 2019 !

L'ex-agent secret qui en savait beaucoup trop #8 Avant UraMin, un coup d'essai : le scandale Weda Bay
Qui ont été les heureux bénéficiaires des largesses françaises lors de l'OPA d'Eramet sur Weda Bay ? Nous ne le saurons certainement jamais.

Le 15 mars 2006, Eramet avait lancé une OPA sur Weda Bay, société junior cotée à Toronto et détenue par Stephen Dattels, James Mellon et leurs amis. Le montant de la transaction s’élevait à 270 millions de dollars canadiens (environ 194 millions d’euros). La prime payée par rapport à la récente levée de fonds privée de cette junior était de 170 % ! Il n’y avait aucun rapport de réserves, aucune étude de faisabilité, et le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) n’a pas été pas consulté. Le cabinet d’avocats-conseils de Weda Bay, Fasken Martineau, est aussi celui qui s’occupera des placements privés d’UraMin. Quant à la banque qui organise l’OPA, RBC Capital Market, elle signera aussi, plus tard, le prospectus de l’OPA sur UraMin…

L'ex-agent secret qui en savait beaucoup trop #8 Avant UraMin, un coup d'essai : le scandale Weda Bay
Le site minier de Weda Bay sur l'île d'Halmahera en Indonésie (photo Eramet)

Aucun analyste ne comprend les raisons de cette transaction, mais le directeur général de Weda Bay, Patrick Evans, parle d’une licence de classe mondiale, capable de sortir 60 000 tonnes de nickel par an, soit 5 % de la demande mondiale. Énorme, quand on sait qu’Eramet, acteur historique du secteur, ne produit que 30 000 tonnes annuelles. En plus, l’OPA se fait sans aucune concurrence. Aucun pays, aucun acteur minier ne vient se battre pour Weda Bay. Trop forts, ces Français !

En réalité Weda Bay et Eramet se fréquentent déjà depuis des mois. Quand la « bande à Dattels » prend le contrôle de la société, à partir de septembre 2005, Weda Bay ne vaut pas grand-chose. La société, qui détient le gisement de nickel indonésien, est alors exsangue.

Dattels lance alors une série d’augmentations de capital par placement privé. Systématiquement, les actionnaires ont droit à des bons de souscription gratuits (warrants). Si un tiers fait une OPA sur Weda Bay, il doit acheter les actions plus les bons, même si les actions n’ont pas été effectivement libérées. Le but du jeu n’est pas d’investir, mais de faire grossir la grenouille.

Stephen Dattels et James Mellon viennent de rendre un « service » qui va coûter cher au contribuable français.

Prenons un exemple concret pour expliquer l’astuce des warrants, une technique boursière qui fut également utilisée dans l’affaire UraMin. Ma société WB demande à ses actionnaires de souscrire à une augmentation de capital à un prix de 0,75 centime de dollar par action. Pour encourager mes amis actionnaires, je leur donne gratuitement, pour chaque action souscrite, le droit de souscrire plus tard à une nouvelle action (c’est le warrant) à un prix de 1,25 dollar. Ce droit reste valable un an. Donc vous ne payez que 0,75 dollar en cash pour obtenir potentiellement deux actions (et potentiellement 2 dollars pour 2 actions si vous utilisez le warrant). La société E décide d’acheter ma société WB en lançant une OPA (Offre publique d’achat) et fait une offre à 2,70 dollars par action, soit 170 % au-dessus du cours retenu pour l’augmentation de capital assortie de la distribution gratuite de warrants : j’ai artificiellement fait monter le cours de mes actions trois mois auparavant. Tous les actionnaires apportent leurs actions à l’OPA, mais sans débourser un centime de cash : pour chaque action cédée, ils reçoivent alors, outre son prix, la différence entre 2,70 dollars, le prix d’achat de l’OPA, et 1,25 dollar, le prix d’exercice du warrant.

C’est exactement en ces termes que s’est passée l’opération Weda Bay. Génial, non ?

Le 2 mai 2006, Eramet annonce le succès de son OPA. Une enveloppe de 270 millions de dollars canadiens en cash vient de sortir de la trésorerie d’Eramet. Qui ont été les heureux bénéficiaires des largesses françaises ? Nous ne le saurons certainement jamais.

L’État actionnaire d’Areva va flouer l’État actionnaire de la Caisse des dépôts. Un tour de passe-passe réussi sans que personne, ni Bruxelles ni les concurrents, ne tente le moindre recours contre cette opération.

À l’époque, le groupe minier déclare dans son document de référence 2006 : « Eramet a fait l’acquisition du gisement de nickel de Weda Bay, situé sur l’île d’Halmahera en Indonésie. Ce gisement de classe mondiale permettra à terme un quasi-doublement de la production de nickel du groupe. » En fait, pas un gramme ne sera produit sur ce site et c’est seulement en juin 2017 qu’Eramet annoncera la cession d’une participation majoritaire à son concurrent chinois Tsingshan, sans donner la moindre précision sur les conséquences financières de cet accord (Le document de référence 2018 d’Eramet se contente d’indiquer que l’entrée du groupe chinois dans Weda Bay a permis de dégager une plus-value de 147 millions).

Quand on cherche des informations financières sur le coût du projet Weda Bay dans les documents de référence annuels d’Eramet, on ne trouve pas grand-chose. En 2015, lorsque le groupe annonce la mise sous cocon officielle du site indonésien, on déniche, dans les annexes aux comptes consolidés, une dépréciation sur la valeur de la participation dans Weda Bay de 137 millions d’euros, ce qui ramène cette participation à 124 millions d’euros. L’année suivante, le rapport annuel indique qu’Eramet a racheté, à leur demande, la participation de Mitsubishi (30 %) et de Pacific Metals (3,4 %) dans Weda Bay. Aucune précision des montants engagés, si ce n’est que ces rachats ont augmenté de 97 millions d’euros l’endettement d’Eramet.

Stephen Dattels et James Mellon viennent de rendre un « service » qui va coûter cher au contribuable français.

La justice aurait pu demander quelques explications utiles, par exemple à Thomas Devedjian, embauché en 2015 par Eramet pour devenir son directeur financier après avoir suivi les dossiers miniers, dont celui d'Areva, au ministère de l'économie et au Fonds stratégique d'investissement.

Quand Luc Oursel arrive à la tête d’Areva en juin 2011, après avoir été membre du comité exécutif et du directoire depuis 2007, il connaît sans doute tous les secrets de cette opération. Non seulement le groupe nucléaire est le deuxième actionnaire d’Eramet, mais, en 2006, il détenait trois sièges au conseil d’administration, un quatrième étant occupé par un ancien directeur financier de Cogema (l'ancêtre d'Areva). Enfin, l’épouse de Gérald Arbola, bras droit d’Anne Lauvergeon, est une héritière de la famille Duval, principal actionnaire d’Eramet.

La première décision d’Oursel est de se débarrasser en urgence de la participation d’Areva dans Eramet. L’opération de cession des parts d’Eramet au Fonds stratégique d’investissement (FSI), notamment à la Caisse des dépôts, permet de faire rentrer de l’argent frais dans les caisses d’Areva, qui est exsangue, et de se débarrasser d’une participation gênante à bien des égards. L’État actionnaire d’Areva va flouer l’État actionnaire de la Caisse des dépôts. Un tour de passe-passe réussi sans que personne, ni Bruxelles ni les concurrents, ne tente le moindre recours contre cette opération. Le fonds d’intérêts stratégique disparaît ensuite dans la Banque publique d’investissement et personne n’ira mettre son nez là-dedans. Surtout pas la Cour des comptes. Hélas, à l’époque, le parquet national financier n’existe pas encore.Il y a quasiment prescription dans cette affaire Weda Bay, qui n’a fait l’objet d’aucune plainte et donc d’aucune instruction. Surtout pas !  

Il y a quasiment prescription dans cette affaire Weda Bay, qui n’a fait l’objet d’aucune plainte et donc d’aucune instruction. Surtout pas !

Pourtant la justice aurait pu demander, par exemple à Thomas Devedjian, quelques explications utiles : ce brillant jeune homme (Sciences Po, HEC et ENA), embauché en 2015 par Eramet pour devenir son directeur financier, doit très bien connaître le dossier. Depuis 2004, au ministère de l’Économie puis comme conseiller ministériel de Thierry Breton à Bercy, et enfin au FSI (devenu depuis BpiFrance) qu’il a rejoint à sa création jusqu’en 2013, moment où il a quitté la haute fonction publique pour rejoindre un fonds d’investissement, il suivait tous les dossiers miniers, dont celui d’Areva…

À la santé des contribuables français, qui ne savent pas encore qu’un autre tour de passe-passe leur coûtera bientôt une nouvelle enveloppe de 1,8 milliard d’euros. Aujourd’hui, il y a quasiment prescription dans cette affaire Weda Bay, qui n’a fait l’objet d’aucune plainte et donc d’aucune instruction. Surtout pas !

Nul doute que papy Stephen raconte cette jolie histoire à ses petits-enfants, avant le passage du marchand de sable.

(à suivre)

L'homme qui en savait beaucoup trop. Révélations d'un agent au coeur des secrets d'État, le livre de Marc Eichinger (avec la collaboration de Thierry Gadault) dont ce texte est extrait, est vendu en ligne sous forme d'ebook (9,99 €). Il peut être téléchargé par exemple ici.

L'ex-agent secret qui en savait beaucoup trop #8

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