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Le poing levé du mutilé

Par Téo Cazenaves

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Le 8 décembre dernier, lors de l’acte IV du mouvement des Gilets jaunes, Antoine Boudinet a perdu sa main à Bordeaux, mutilé par l’explosion d’une grenade GLI-F4. Il a depuis déposé plainte contre Christophe Castaner et milite contre les violences policières. De l’horreur à l’indignation, récit d’un combat politique.

L’incompréhension, la stupeur, puis l’horreur. Une effroyable plainte, entre la nuit et les flammes, qui jaillit de cette vidéo tournée au téléphone portable. Le 8 décembre 2018, Antoine Boudinet vient de perdre une main, emportée par les 25 grammes de TNT de la grenade GLI-F4 lancée par les forces de l’ordre.

Pourtant, cet animateur socio-culturel de 26 ans ne colle pas à l’image fantasmée du « casseur d’ultragauche » que se plaisent à conspuer l’éditocratie et ses relais complaisants. Une enfance à Bayonne, où sa famille, venue de l’Aube, pose ses bagages à deux ans. Le quartier Saint-Esprit, sur la rive droite de la capitale du Pays Basque Nord. Une scolarité hésitante, une année en pensionnat, « pas la meilleure période de ma vie  », admet-il. Retour à Bayonne, collège puis lycée. Une candidature ratée à l’IUT d’animation socio-culturelle, de la philo et de l’informatique, puis un succès à l’IUT. « Une expérience géniale  » : depuis ses quinze ans, il occupe ses étés et ses vacances dans des centres aérés. « C’est un métier qui me passionnait. J’ai trouvé ma voie  », explique-t-il, apaisé. A l’issue des deux années de formation, une césure pour travailler et se « faire un peu plus d’expérience  ». Celui qui a participé à quelques manifestations dans son enfance milite « dans le social, auprès des enfants  ». S’active auprès du Centre Paul Bert, qui vient en aide aux défavorisés du centre ville bordelais, « pour créer du lien avec les gens  ». N’est au départ pas convaincu par « les manifs randonnées, qui vont d’un point A à un point B  ». Avec un franc sourire, il raconte l’un de ses souvenirs de luttes. Le mouvement des Indignés, inspiré par les révoltes arabes et le vent de liberté qui souffle alors sur l’Espagne voisine : les deux mois de campement face au Conseil général, à Bayonne, « un mouvement extraordinaire, autogéré et sans récupération. Le théâtre de rue, pour « faire réfléchir les gens sur l’état de notre société  », les chorales, les assemblées générales « tous les soirs, où l’on discutait, où l’on débattait  », une expérience qui l’a « marqué et formé dans [sa] façon de voir les choses  ».

« L’important, c’était de rester solidaires »

Quand émerge la révolte des Gilets jaunes, il se dit « que c’est peut-être le moment de s’investir et de se lancer dans le mouvement  ». Ce 8 décembre, il déambule avec les manifestants de la Marche pour le climat, qui s’étend sur les quais de Garonne. Dans les rues de Bordeaux, les deux cortèges convergent : « Je me suis retrouvé un coup avec la marche pour le climat, un coup avec les gilets jaunes. Tout était mélangé. On s’en fichait. L’important, c’était de rester solidaires entre manifestants face à la violence qu’on se prenait dans la tronche . » Une fois de plus, la manifestation s’achève à Pey-Berland, face à la mairie, où un imposant dispositif policier attend les manifestants. La place est recouverte d’un épais nuage de gaz lacrymogène, diffusé par les palets que contiennent les grenades tirées par les forces de l’ordre.

Il raconte : « Quand j’ai vu cette grenade qui atterrissait entre mes deux pieds, mon seul réflexe… Elle envoie de la lacrymo avant d’exploser, c’est trompeur. Je l’ai ramassé et je me suis dit que j’allais l’envoyer plus loin, pas sur les flics, juste plus loin . » « Quand elle a explosé, je n’ai même pas compris  ». La main engourdie, il pense avoir été victime d’un tir de LBD qui aurait éjecté la grenade loin de lui. Mais l’effroi des manifestants dévoile la réalité crue. « Ils me regardent, ils s’écartent : ils sont terrifiés. Je vois mon moignon, deux os qui dépassent avec de la chair qui pend  ». Sur une vidéo captée au téléphone portable, on le voit pousser une plainte effroyable à la vue de son poignet en sang. Un cri de douleur ? « Non, d’horreur. Quand quelque chose comme ça arrive, ton cerveau bloque tout de suite la douleur. J’ai directement eu ce que l’on appelle la main fantôme : je sentais encore ma main  ».

Les CRS le prennent en charge, font un garrot pour éviter que trop de sang ne s’écoule, et attendent avec lui l’arrivée des secours. « Les CRS étaient hallucinés de voir le résultat de la grenade GLI-F4 […]. Je me suis rendu compte qu’il y a un niveau de violence, un niveau d’horreur tel que les excuses ne suffisent plus : tout ce qu’il reste, c’est la culpabilité. Je crois que c’est aussi pour ça que la grenade qui a tué Rémi Fraisse a pu être interdite : il a fallu attendre que quelqu’un se fasse exploser la tête pour que l’on décide de l’interdire . » Il balaie d’un trait les remarques faciles lues sur les réseaux sociaux : « à partir du moment – on va utiliser le mot de Twitter – où l’on est assez “stupides” pour la ramasser, c’est le devoir de l’État de ne pas utiliser de TNT envers les manifestants  », explique-t-il avec conviction.

« Dans le chaos, même les policiers sont soumis au stress et ne lancent parfois pas comme il faut : au pied des manifestants, dans des groupes et causent des dégâts monstrueux. Même si je ne les porte pas dans mon cœur, je ne leur en veux pas. Le problème, c’est qu’on les a armés de ces grenades-là, on leur a donné l’ordre de tirer, on leur a donné l’ordre de blesser les manifestants . » Il désigne ceux qu’il considère comme responsables, les « marionnettistes » : le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, le préfet de Gironde et le sous-préfet. « Ce sont eux qui donnent les ordres, qui décident des armements utilisés. Ils sont responsables de chaque blessé  ».


Et tient à adresser un message à la personne qui a lancé l’explosif : « Je ne veux pas savoir qui a lancé cette grenade. Je ne veux pas connaître son nom : je pense que je tomberais trop facilement dans la haine gratuite et je n’en ai pas envie. Je ne sais pas s’il s’en veut. Mais si un jour il me lit, je tiens à le lui dire : pour moi, ce n’est pas de sa faute. Il n’a probablement pas fait exprès de m’exploser la main. En tout cas, j’ose l’espérer. Et oui, je lui pardonne. Je n’ai pas de ressentiment envers lui.  »

« Je ne suis pas qu’un estropié »

Les secours arrivent et le hissent dans l’ambulance. « Je suis en état de choc, je ne ressens pas la douleur. Tout est confus. Je prends conscience du truc : putain, je n’ai plus de main. Vous m’avez pris ma main  ». Un mélange de « colère, d’ahurissement, de déni aussi  », alors que le véhicule fonce vers l’hôpital Pellegrin. « C’est une blessure de guerre : il a fallu que le chirurgien en chef du service, qui était en vacances, revienne pour l’opération. Il a fait un boulot extraordinaire : ils ont réussi à sauver mon poignet. J’ai quand même une mobilité que beaucoup d’amputés de la main n’ont pas . » Ses jambes portent encore les stigmates des éclats de plastiques et de métal de la grenade : « C’est déjà un énorme pas, pour moi, de me dire que que j’aurai peut-être des cicatrices, mais qu’au moins elles ne seront plus couvertes de pansements  ».

Des cinq jours à l’hôpital, il évoque « les gens qui avaient des blessures bien plus graves que la [s]ienne  » et sa condition nouvelle de personne en situation de handicap, la sollicitude et la pitié : « Les gens ne se rendent pas compte. C’est bienveillant, mais c’est quand même une certaine violence qu’on te renvoie, qui touche toutes les personnes en situation de handicap. A chaque fois qu’on vient te voir pour te dire à quel point t’es courageux de vivre avec le handicap, à quel point t’es extraordinaire, on te réduit à ton statut d’handicapé. Je ne suis pas Antoine Boudinet, animateur socio-culturel : je suis juste Antoine, 26 ans, étudiant qui a perdu sa main. J’ai l’impression de n’être que ça, et toute ma vie depuis un mois ne tourne qu’autour de ça  », résume-t-il. « Sans s’en rendre compte, on me renvoie toujours à mon handicap. Je ne suis pas un être humain, je suis un estropié. Mais je ne suis pas qu’un estropié : je suis un être humain, je suis un geek, un amateur de métal et de punk, un animateur socio-culturel, un militant. Je ne suis pas que le mec qui a perdu sa main. C’est aussi à cause des médias, qui ont tendance à me dépeindre comme ils le souhaitent, comme le “pauvre petit manifestant”, en allant toujours dans le sentimentalisme  ».

En compagnie de son avocat, Maître Jean-François Blanco, il a déposé le 17 décembre dernier une plainte pour mutilation contre Christophe Castaner. Alors que l’IGPN a été saisie, Antoine et sa défense réclament l’ouverture d’une information judiciaire indépendante « pour que le ministre de l’Intérieur ne soit pas juge et partie  ». Au sein du collectif bordelais contre les violences policières, les victimes tentent de se coordonner et ont déjà organisé plusieurs rassemblements en parallèle des manifestations des Gilets jaunes, pour alerter sur un bilan local déjà bien sanglant : au moins deux mains arrachées, une mâchoire fracturée et un œil perdu. Après l’acte IX, un manifestant touché à la tête par un tir de LBD est resté dans le coma pendant plusieurs jours. Le 2 février, à l’occasion de l’Acte XII, les victimes des violences policières mobilisées prévoient de manifester devant les gendarmeries et les commissariats. « L’objectif, c’est de forcer l’État à être à l’écoute  », indique Antoine, qui multiplie conférences, interventions et manifestations pour empêcher que la situation ne se normalise. Il a refusé les cagnottes de soutien : « Je refuse que les gens paient pour une chose, qu’à mon avis, l’État doit payer  ».


« Je n’en reviens pas d’avoir à le dire à voix haute : on n’envoie pas de la TNT sur des citoyens. Ça me semble être évident, et pourtant non. La grenade qui a tué Rémi Fraisse contenait encore plus de TNT. Il a fallu attendre qu’il se la prenne au niveau de la nuque et que sa tête explose pour qu’on se dise qu’il ne fallait peut-être pas l’utiliser. Je trouve ça aberrant. On ne lance pas de la TNT sur les gens… Quand on veut péter des bâtiments, quand on fait des travaux : pas sur des gens. Je n’ai pas anticipé qu’il pouvait y avoir des armes pareilles. Qui fait que j’ai ramassé cette grenade. Est-ce que j’ai été stupide, comme le disent les commentaires sur Internet ? Je ne sais pas. Je pense en tout cas avoir été très naïf. Assez naïf pour penser que les policiers n’étaient pas seulement les forces de l’ordre, mais aussi les gardiens de la paix . »

« Je prends mon courage à une main »

Quelques semaines après sa blessure, Antoine Boudinet rejoint à nouveau le cortège qui parcourt Bordeaux chaque samedi. « J’avais peur de retourner en manif. Mais je me rendais compte de toutes les revendications sociales et je me sentais de plus en plus gilet jaune, même si je ne le porte pas, déjà parce que je n’en ai pas. On m’a invité à y aller pour revendiquer et témoigner contre les violences policières. Je me suis dit : je prends mon courage à deux… à une main, et j’y vais  », explique-t-il. Un geste qui n’a rien d’anodin après une blessure de cette ampleur : « Pendant la manifestation, je n’étais pas serein. Quand on m’a demandé de monter sur la fontaine pour témoigner, je me suis dit que c’était important de le faire. Mais ça me faisait peur : être en hauteur, à portée de flashball ... » Des craintes surmontées avec courage : « J’avais envie d’y être. J’avais envie d’être présent pour manifester ma révolte contre ces violences  ».

Il se refuse à condamner moralement les modes d’action des manifestants. « Contrairement à ce que disent les journalistes de C News, contrairement à ce que disent Nicolas Sarkozy ou Manuel Valls, comprendre n’est pas excuser. Je peux comprendre que des gens se retrouvent dans une telle misère sociale, se retrouvent tellement acculés, tellement frustrés, qu’ils en arrivent à de telles extrémités. Je n’approuve pas les agressions sur les personnes, mais là encore, cela dépend  », explique-t-il, remonté contre le traitement médiatique de l’épisode des policiers à moto, lorsque les chaînes d’information en continu n’avaient diffusé que l’épisode des heurts avec les manifestants, et pas le jet de grenades quelques secondes auparavant. « Je pense qu’on doit être plus malins, qu’on doit être plus intelligents qu’eux, mais je ne peux pas en vouloir, je ne peux pas condamner comme je ne peux pas approuver. Je peux comprendre  ».

Il redoute « un carnage, à un moment, des deux côtés, pour que les gens réagissent. J’ai très peur qu’on en arrive là. J’aimerais qu’on puisse résoudre tout ça sans en arriver là. Je n’invite pas les manifestants à être plus violents. J’appelle à continuer à manifester, tant que le gouvernement refusera d’écouter ce qu’on a à dire. J’appelle les gens à se révolter contre les violences policières . » Sur une photo prise par son frère, Alexandre, on le voit lever un poing amputé au milieu des manifestants. « Samedi prochain, j’y serai à nouveau  » .

Crédits photo de Une : Abdulmonam Eassa / AFP. Photos de corps d'article : Téo Cazenaves - Le Média.

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