Dans les Hautes-Alpes, pas de répit pour les exilés
Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Simon Mauvieux, page de Maïa Courtois, page de Teresa Suárez et page de Valentina Camu.
La répression envers les exilés et les bénévoles s’accentue au col de Montgenèvre, à la frontière franco-italienne. Tandis que les associations dénoncent une militarisation de la zone, les familles migrantes prennent de plus de plus de risques pour échapper aux contrôles. Reportage.
D’abord, ce sont cinq ombres fuyantes qui surgissent et courent de toutes leurs forces. Les sacs s’entrechoquent contre leur dos. Puis des hurlements, déchirant le silence de la station de ski plongée dans la nuit. “Reste là ! RESTE LÀ !”. Tout s'accélère alors : les éclairs de lumière blafarde, le vrombissement des motoneiges, la course effrénée des hommes en uniforme. Entre eux et les ombres, la distance se rétrécit.
Face au front de neige, un bénévole de Médecins du Monde, Alfred Spira, accourt. Les yeux rivés sur la scène, il enfile sa veste siglée du symbole de l’ONG. A ses côtés, Manou, membre de l’association Tous Migrants, presse le pas. “Hé ! Oh ! Il y a des gens, là !”, crie un gendarme, faisant soudain volte-face. “Vous avez des attestations ?”, lance-t-il, arrivé à leur hauteur. Les deux bénévoles déclinent le nom de leurs associations respectives. “Une carte, quelque chose qui le prouve ? Une pièce d’identité ? Je vais à la voiture contrôler tout ça”.
Pendant ce temps-là, épuisés, les cinq exilés ont renoncé à fuir. Les gendarmes les ont arrêtés, fait monter dans leur véhicule. Direction le poste-frontière. Après quoi, ils seront refoulés en Italie. “Comment peut-on poursuivre des humains comme si c’était des bêtes… Je ne comprends pas, je ne comprends pas”, répète Alfred Spira, les yeux humides, rajustant ses gants.
En décembre 2018, sept maraudeurs ont été condamnés pour “aide à l’entrée irrégulière”, deux ont écopé de peines de prison ferme.
Au col de Montgenèvre, une fois la nuit tombée, ces situations sont quotidiennes. Plus loin dans les bois, des maraudeurs sont présents un peu partout pour porter assistance aux exilés qui viennent de passer la frontière.
Baptiste est consciencieux. Il sait quand s’arrêter, il sait qu’il vaut mieux marcher sur l’herbe plutôt que de poser ses pieds dans la neige, qui crisse en s’écrasant. Baptiste est maraudeur depuis novembre 2020. Presque tous les jours, il part dans la montagne à la recherche d’exilés, parfois perdus, souvent frigorifiés.
Après une heure de marche, il se poste à une centaine de mètres de la frontière invisible avec l’Italie, puis attend. « On ne peut pas aller plus loin, chuchote-t-il. Là-bas, c’est l’Italie et on ne doit pas passer. On ne doit pas les aider à franchir la frontière, mais leur porter assistance en France ». Baptiste connaît les risques. En décembre 2018, sept maraudeurs ont été condamnés pour “aide à l’entrée irrégulière”, deux ont écopé de peines de prison ferme.
Ce soir-là, trois Algériens se présentent sur le chemin en contrebas, suivis par une famille d’Afghans. Mais lorsque Baptiste part à leur rencontre, des gendarmes, qui attendaient à proximité, sortent d’un buisson et interpellent la famille. Les trois Algériens, à dix mètres des gendarmes, se couchent sur le sol. Ils n’ont pas été repérés.
Les lampes torches finissent par les éclairer. Deux jeunes hommes partent en courant. « Arrêtez-vous ! », leur hurle un gendarme, tandis qu’ils disparaissent dans les bois. Le troisième est arrêté. Ils sont six, assis par terre, à attendre d’être emmenés au poste-frontière. Parmi les membres de la famille d’Afghans, la mère semble mal en point. Elle se plaint de douleurs à la poitrine et respire difficilement. Baptiste tente d’alerter les gendarmes, plus occupés à essayer d’indiquer leur position aux renforts appelés sur place. Après vingt minutes d’attente, ils sont escortés vers la route, où les attend un fourgon. Mais la mère de famille ne va pas mieux. Il faut encore marcher une quinzaine de minutes pour rejoindre la route, et deux de ses enfants sont obligés de la porter, tandis que la police leur intime de ne pas ralentir.
Toujours plus de forces de l'ordre
"C’est une soirée un peu agitée…", lâche dans un soupir Agnès Antoine, l’une des coordinatrices de Tous Migrants, devant le poste-frontière. Elle allume une cigarette et évoque l’altercation, la veille, entre des sénateurs de gauche et le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. Inquiets du respect du droit d’asile à cette frontière, les élus semblent parler à un mur. “Les policiers, les gendarmes et les agents de la préfecture travaillent dans des conditions extrêmement difficiles, parfois avec des militants politiques et des parlementaires qui viennent les embêter, pour ne pas dire plus”, leur a rétorqué Gérald Darmanin.
Depuis le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures en 2015, le cadre légal de ces points de passage demeure flou. Avec de lourdes conséquences sur les droits des exilés. Les autorités affirment qu’elles n’ont pas à enregistrer les demandes d’asile aux frontières intérieures de l’Union Européenne, et que les refus d’entrée, suivis des refoulements, sont tout à fait légaux. En 2020, selon la préfecture des Hautes-Alpes, 1576 personnes se sont vues opposer un refus d’admission sur le territoire, à Montgenèvre.
De leur côté, les associations dénoncent l’absence d’évaluation de la situation des personnes et une atteinte au droit d’asile. Le Conseil d’Etat leur a donné raison dans une décision du 8 juillet 2020, affirmant que la procédure d’entrée sur le territoire au titre de l’asile doit bel et bien s’appliquer à la frontière franco-italienne. Mais le bras de fer judiciaire se poursuit, et le droit d’asile continue d’être bafoué.
Pendant ce temps, le contexte répressif empire. “Depuis le début de l’hiver, les contrôles et les interpellations, c’est tout le temps. Il y a vraiment une intensification”, expose Manou, la bénévole de Tous Migrants. En novembre 2020, à la suite de l’attentat de Nice, Emmanuel Macron annonce le doublement des effectifs de forces de l’ordre aux frontières intérieures. À Montgenèvre, cela se traduit par “30 gendarmes en plus des 55 que l’on a déjà en permanence depuis avril 2018, 10 policiers, et même 20 Sentinelle”, déroule Michel Rousseau, maraudeur pour Tous Migrants. Les forces Sentinelle, présentes en permanence, patrouillent entre Montgenèvre, Cervières et le col de l'Échelle. Les associations dénoncent une militarisation de la frontière, tandis que le gouvernement défend la lutte anti-terroriste.
Excès de zèle et entraves à la solidarité
En février, une soixantaine d’amendes pour non respect du couvre-feu ont été distribuées aux maraudeurs, pourtant munis d'attestations valables. Mais la police va plus loin dans l'entrave à la solidarité. Ce soir du 19 mars, une quinzaine d’exilés ont été arrêtés. Parmi eux, cette mère de famille afghane, mal en point lors de son arrestation. Alerté par son cas, Alfred Spira, de Médecins du monde, demande à pouvoir faire une consultation au sein du poste-frontière. Il en revient quelques minutes plus tard, dépité. “J’ai demandé à entrer en tant que médecin, mais ils s’en foutent”, déplore-t-il.
L’arbitraire règne dans ces montagnes, à l'abri des regards. “La réaction des gendarmes change tout le temps, raconte Baptiste, qui a été contrôlé près de 40 fois depuis novembre. Les escadrons restent un mois, et après ça tourne, ça dépend beaucoup des équipes. Ceux de Mâcon par exemple, c’était les plus durs”.
"Ce n'est pas normal que l'on soit traités comme des passeurs" - Laurent Thérond, agriculteur solidaire interpellé le 20 mars.
Le lendemain, dans la nuit du 20 au 21 mars, deux maraudeurs sont placés en garde à vue. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre au petit matin. Réunis devant la PAF, les bénévoles se relaient pour tenter de comprendre. Les deux hommes ont été arrêtés avec un groupe d'exilés, renvoyé immédiatement en Italie. Ils sont soupçonnés “d'aide à l’entrée irrégulière”. Ils ne seront relâchés qu’au bout de 35 heures, sans poursuite. “L’officier m’a posé la question : “Est-ce que vous avez demandé de l’argent ?” Tout en ajoutant : “Bon, je sais très bien que vous n’en avez pas demandé”… C’était une mascarade”, raconte Jules*, l’un des deux interpellés, membre de Tous Migrants. “Ce n’est pas normal que l’on soit traités comme si on était des passeurs”, fulmine Laurent Thérond, le second gardé à vue, un agriculteur solidaire qui effectuait là sa première maraude.
Dans les premières années, ce point de passage était emprunté majoritairement par de jeunes hommes venant d’Afrique de l’Ouest. Mais depuis un an, la population a changé : ce sont désormais des familles, venues d’Iran ou d’Afghanistan, qui empruntent cette route dangereuse. Une population plus vulnérable qui fait face à une présence policière accrue.
Dans l’après-midi du 20 mars, les pompiers sont appelés à intervenir sur un chemin enneigé. Une mère de famille a fait un malaise : elle est allongée dans la neige, entourée de son mari, sa fille et son neveu. Donya*, 59 ans, est diabétique. Transportée à l’hôpital, elle en sort plusieurs heures après. Elle est alors amenée au Refuge solidaire de Briançon, un lieu d’accueil tenu par des bénévoles, où sa famille l’attend. Dans un couloir étroit où des vêtements pendent le long d’un fil à linge, Donya explique : “Un de nos fils vit à Paris, depuis onze ans. Il aimerait devenir citoyen français”. C’est lui qui les aide à organiser leur trajet. La famille compte le rejoindre, avant de faire route vers l’Allemagne, où vivent d’autres proches.
La présence policière, une posture politique
Le déploiement sécuritaire à la frontière s'apparente davantage à une vaste opération de communication qu’à une réelle volonté d'empêcher l’entrée des exilés en France. Car c’est un secret de polichinelle : l’action des forces de l’ordre est inefficace.
“Ici, c’est juste un théâtre mis en place pour faire croire à l’opinion publique française, qui devient de plus en plus extrémiste et raciste, que les frontières sont bien protégées. Alors qu’on sait très bien que les gens qui veulent passer passeront. C’est une politique néfaste” - Agnès Antoine, coordinatrice de l'ONG Tous Migrants.
Yacine, 26 ans, a fait six tentatives. Puis il a fini par passer. C’est lui et son ami qui ont réussi à échapper à la police la veille, en partant en courant lorsqu’ils ont été découverts. Cheveux rasés et toujours souriant, le jeune homme est parti d’Algérie en 2018 : il n’y trouvait pas de travail, malgré un master en droit des institutions internationales. Heureux d’avoir pu passer la frontière après avoir échappé aux gendarmes, il raconte : “J’ai fait demi-tour et j’ai emprunté un autre chemin jusqu’à une route. J’ai marché jusqu’à une heure du matin, comme ça, en baskets, et j’ai passé la frontière”.
Dans un enregistrement audio capté au cours d’une visite de parlementaires français au poste-frontière, début 2021, un agent de police affirme que “100 %” des exilés refoulés en Italie “finissent par passer”. Un aveu d'échec qui rend d’autant moins compréhensible l’importance du déploiement policier à la frontière.
“Ici, c’est juste un théâtre mis en place pour faire croire à l’opinion publique française, qui devient de plus en plus extrémiste et raciste, que les frontières sont bien protégées, fustige Agnès Antoine. Alors qu’on sait très bien que les gens qui veulent passer passeront. C’est une politique néfaste”. Et mortifère. Au col de Montgenèvre, au moins cinq personnes sont mortes depuis 2018, en essayant de traverser la frontière ou de fuir les contrôles.
Photo de Une : Baptiste, un bénévole, suit les gendarmes qui emmènent des exilés au poste de la Police aux frontières. Crédits : Teresa Suárez.