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Chassés du centre-ville, harcelés en périphérie : le calvaire des exilés de Calais

Par Simon Mauvieux

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Le 10 septembre 2020, la préfecture du Pas-de-Calais, sur demande de la mairie, a interdit toute distribution gratuite de denrées alimentaires dans le centre-ville. L’arrêté, qui indigne le monde associatif, n’est que la face visible d’une stratégie répressive qui enferme les exilés dans des conditions de vie toujours plus inhumaines.

Il est 19 heures, quai Paul Dévot, non loin du centre-ville de Calais. Une camionnette blanche se gare derrière un entrepôt, tandis qu’une pluie battante vient tremper les quelques exilés qui l’attendent. Au loin, on aperçoit ces immenses ferries qui font l’aller-retour entre la France et l’Angleterre. Pour les exilés, nombreux à rêver de passer de l’autre côté de la Manche, la traversée dans l’un de ces navires confortables n’est même pas une option. Il faudra se cacher a l’arrière d’un camion, ou y aller en bateau de fortune, au risque d’y laisser sa vie.

Maya Konforti, de l’Auberge des Migrants, ouvre les portes de la camionnette, accompagnée par des bénévoles du Refugee Community Kitchen. Ils sont là pour la distribution quotidienne du soir. Mais l’endroit n’a pas été choisi au hasard. Il est situé à quelques mètres de la zone interdite par l’arrêté préfectoral : la distribution est donc légale.

« Parfois, la police vient et nous dit de partir, qu’on n’a rien à faire là. On doit sans cesse négocier, leur montrer avec des cartes qu’on n’est pas dans le périmètre de l’arrêté », explique Maya Konforti. Le mardi 15 septembre, au même endroit, la police n’a rien voulu savoir et a fait partir le camion de l’association, qui n’a pas pu distribuer de repas, alors qu’il ne se trouvait pas dans la zone d’interdiction circonscrite par l’arrêté.

Chassés du centre-ville, harcelés en périphérie : le calvaire des exilés de Calais
Le camion de l'Auberge des migrants, quai Paul Dévot, lors d'une distribution de nourriture. Crédits : Simon Mauvieux - Le Média.

Les exilés arrivent au compte-goutte, sous une pluie froide, pendant une heure et demie. Parmi eux, Ahmed*, un Soudanais qui vit dans le centre-ville. Il vient ici tous les soirs récupérer un repas chaud et discuter avec les bénévoles. Son large sourire cache difficilement l’âpreté de son parcours et des conditions de vie à Calais. « Je dors sous un conteneur quelque part là-bas, dit-il en pointant du doigt un vieil entrepôt. Je dois aller en Angleterre, c’est mon but », ajoute, déterminé, celui qui a essayé à plusieurs reprises de se faufiler dans un camion.

Parti du Soudan il y a plusieurs années, Ahmed a traversé la Libye, la Méditerranée, avant d’arriver en Italie puis de rejoindre le nord de la France. « Calais, c’est très difficile…très difficile », lâche-t-il avant de repartir avec son repas pour le soir. S’il n’y avait pas cette distribution dans le centre-ville, Ahmed et les 150 exilés qui vivent dans ce secteur devraient marcher quatre kilomètres pour trouver de l’eau et de la nourriture, distribuées par l’association mandatée par l’État, la Vie active. Officiellement, cette association est censée couvrir les besoins de tout le monde. En réalité, elle seule ne suffit pas à prendre en charge les quelque 1500 exilés de Calais, dispersés un peu partout, dans et en dehors de la ville.

Une interdiction symbolique qui cache des problèmes bien plus graves

Avec cet arrêté, les ambitions de la mairie sont claires : lutter contre la présence d’exilés dans le centre-ville, responsables de « troubles à l’ordre public » et ne respectant pas les gestes barrières lors des distributions, selon elle. Pourtant, les exilés ne sont pas venus dans le centre-ville par hasard. Depuis 2015, ils subissent, en dehors de la ville, une répression quasi systématique et des déplacements forcés.

Depuis cinq ans, les interventions des forces de l’ordre suivent une ligne stricte : empêcher toute reconstitution de camps, pour ne pas revivre l’épisode de la jungle de Calais. C’est dans ce contexte qu’en juillet 2020, un grand campement situé dans la zone industrielle des Dunes, à l’est de la ville, a été démantelé. Depuis cet été, les exilés se sont divisés en petits groupes, et les nouveaux campements se sont multipliés. D’autres ont décidé de se rapprocher du centre-ville.

« Officiellement, le sous-préfet me l’a dit en personne, ils veulent éviter la reconstitution d’une grande Jungle. Ils savent bien qu’il y aura toujours des migrants à Calais, mais ils veulent limiter leur nombre pour maitriser la situation. Mais l’expulsion du camp des Dunes a abouti à des déplacements de population qui n’ont rien résolu. On considère aujourd’hui que l’État n’a pas la maîtrise de la situation, mais il affirme l’avoir », détaille François Guennoc, président de l’association l’Auberge des Migrants. « Les conditions de vie des migrants se sont aggravées : ils sont plus loin des points d’eau et des distributions alimentaires. Cet arrêté va encore aggraver les problèmes », poursuit-il. 

Chassés du centre-ville, harcelés en périphérie : le calvaire des exilés de Calais
Pour François Guennoc, président de l'Auberge des Migrants, l'arrêté d'interdiction aggravera les conditions de vie des exilés. Crédits : Simon Mauvieux - Le Média.

Ni ici, ni ailleurs : les exilés bienvenus nulle part

De mesure répressive en mesure répressive, les exilés de Calais n’ont aujourd’hui plus beaucoup de marge de manœuvre. Depuis le début de l’année, l’association Human Rights Observers, qui surveille les interventions policières sur les exilés, estime que la police a procédé à 750 démantèlements de camps. Selon la préfecture, « ces opérations permettent d’éviter la constitution de campements insalubres qui deviendraient en peu de temps des bidonvilles ». Or, dans les faits, lorsque la police a terminé de dégager une zone, de vider les tentes et de repousser les exilés, tout le monde revient quelques minutes plus tard et se réinstalle, sous les yeux des forces de l’ordre. Ces interventions s’apparentent davantage à un travail de sape et de harcèlement qu’à de véritables démantèlements.

Ce vendredi 25 septembre, pour le camp dit « BMX », c’est jour d’évacuation. Alors que la pluie et le froid finissent de réveiller quelque 200 exilés, certains scrutent l’horizon, d’autres commencent déjà à ranger leurs affaires. Tous le savent : la police va arriver, comme elle l’a fait il y a deux jours, et les jours d’avant.

Trente minutes plus tard, deux fourgons et quelques voitures de police arrivent et passent devant le campement. Une vingtaine de CRS en sortent et avancent vers les tentes. Sur la cinquantaine d’abris de fortune, quatre ont été saisis sous les yeux des exilés venus observer les policiers dans une apparente indifférence. Moussa*, un exilé érythréen, a assisté impassible au démantèlement de son camp. « Oui, je suis triste de voir ça, tout le monde est triste ici. Aujourd’hui je fais quoi ? Je vais rester là, il pleut, on n’a rien à faire, il fait froid. On reste là », lâche-t-il froidement.

Ici, personne ne comprend vraiment pourquoi les policiers viennent les réveiller un matin sur deux. C’est simplement devenu une routine : se lever, déplacer sa tente, espérer qu’elle ne soit pas confisquée, puis la remettre à la même place. « Les policiers, eux, ils viennent, ils nous frappent. Eux ils sont bien, ils dorment bien, avec leurs enfants, leur femme. Je veux être bien moi aussi, c’est pour ça que je veux aller en Angleterre. Et je vais y arriver, inch’Allah », poursuit Moussa.

Lors de ces évacuations quasi quotidiennes, de nombreux exilés ont rapporté des cas de violences policières. Moussa raconte comment des policiers lui ont donné plusieurs coups de pied dans la tête, alors qu’il était encore dans sa tente. « J’ai dû prendre des médicaments à cause du mal de tête », explique-t-il. À côté de lui, un homme vient exhiber un plâtre sur son avant-bras. Il lui manque un doigt. « J’essayais de passer la frontière, des policiers m’ont attrapé et m’ont battu. En essayant de m’échapper, je suis tombé sur des barbelés ». « C’est toujours comme ça, ajoute Moussa, les policiers sont là, ils nous surveillent. Une fois, on marchait dans là rue, et la police nous a gazé, comme ça, pour rien et eux ils rigolaient. Quand il y a des journalistes, ils ne font rien, ils font les gentils. Mais ils ne sont pas gentils ».

"Eux ils ont des maisons, pourquoi ils nous font ça ?"

La même scène se répètera le lendemain matin, dans le plus grand camp de Calais, « l’Hospital Jungle ». Là-bas, des centaines de tentes se cachent dans un sous-bois, en face de l’hôpital de la ville. Un matin sur deux, la police arrive pour déloger tout le monde. Alors à 8 heures, peu avant leurs arrivées, les exilés s’entraident et déplacent leurs tentes à l’extérieur du bois. Cette fois, un homme refuse de bouger la sienne. Il n’a que quelques mètres à faire pour la poser avec les autres, et éviter de la perdre, mais il refuse. « Vous venez tout le temps. Pourquoi vous faites ça ? On est des humains, pas des animaux ! », lance-t-il aux policiers. Le dialogue est impossible, l’homme continuera de crier sur la police pendant toute l’intervention et finira par déplacer sa tente. Avant de la replacer une fois les CRS partis, comme tous les autres.

« Ils m’ont pris ma tente il y a deux jours, affirme un autre exilé. Eux ils ont des maisons, pourquoi ils nous font ça ? ». À l’entrée du camp, un exilé afghan observe ce va-et-vient de tentes qu’on déplace. « C’est difficile pour nous, ça ne sert à rien de faire ça, ils viennent tout le temps, ils sortent nos tentes, on revient, puis ils les reprennent, puis on revient… Ça ne sert à rien, c’est juste une formalité pour eux. Ils ne viennent pas pour savoir comment on va, s’il y a des enfants, des femmes, juste pour enlever les tentes », dit-il, écœuré.

Chassés du centre-ville, harcelés en périphérie : le calvaire des exilés de Calais
Des exilés déplacent leurs tentes lors de l'intervention policière du samedi 26 septembre. Crédits : Simon Mauvieux - Le Média.

Le 29 septembre, la préfecture a procédé à un démantèlement définitif de ce camp. 800 personnes ont été emmenées en bus dans des centres d’accueil. Pour la préfecture, cette évacuation a pour but de mettre les exilés à l’abri pour l’hiver, mais aussi de rendre inaccessible cette zone à un futur campement. Tous savent très bien que les exilés finiront par revenir ailleurs.

Pour la Défenseur des droits, "un déni d'existence des exilés"

C’est dans ce contexte de harcèlement quotidien que les exilés sont forcés de se déplacer régulièrement, quitte à perdre le contact avec les associations. « Les mouvements de personnes sont directement liés aux expulsions et à la dispersion qui en résulte, analyse Aurélie Denoual, de Médecins du Monde. Ça complexifie beaucoup notre travail, car on doit aller au plus proche de ces personnes, mais si elles sont contraintes de se disperser et de s’éloigner, c’est plus compliqué pour nous ».

Coincés entre la volonté de la mairie de ne pas rester dans le Centre Ville et le harcèlement quotidien des forces de l’ordre dans les campements à l’extérieur de la Ville, les quelque 1500 exilés de Calais vivent aujourd’hui dans des conditions pires qu’à l’époque de la Jungle. 

Mi-septembre, 12 associations ont tenté de faire invalider l’arrêté préfectoral devant le tribunal administratif de Lille. Sans succès. Le 15, leur cause a été portée devant le Conseil d’État, qui a aussi refusé de mettre fin à la décision du préfet. 

Le 24 septembre, après une visite de Calais et des campements, la Défenseure des droits, Claire Hédon, s’est indignée des conditions de vie des exilés et a exhorté les pouvoirs publics à « ne pas s’obstiner dans ce qui s’apparente à un déni d’existence des exilés qui, présents sur notre territoire, doivent être traités dignement, conformément au droit et aux engagements internationaux qui lient la France ». 

À Calais, les exilés n’attendent plus grand-chose de la France. Ils ont passé plusieurs années sur les routes de l’exil en Europe, sans n'avoir pu obtenir l’asile nulle part, vivant dans la rue, à attendre un appel ou un rendez-vous. L’Angleterre est leur dernière chance, où les conditions de vie sont meilleures, parait-il. En attendant, ils restent là, dans la boue et le froid, victimes invisibles et silencieuses de l’échec des politiques d’accueil de la France.


* Les prénoms ont été modifiés.

Crédits photo de Une : Simon Mauvieux - Le Média.

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