Crise italienne : la fragile politique du barrage
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Dans un revirement spectaculaire, la Lega de Matteo Salvini a quitté le gouvernement de coalition avec le Mouvement 5 Étoiles, qui a choisi d'en former un nouveau avec le Parti Démocrate au terme de difficiles pourparlers. Salvini retourne donc à l’opposition. Mais pour combien de temps ?
Cette crise italienne a tout d’une véritable distraction estivale, comme on n’en faisait plus depuis les années 1960. À l’époque, la Démocratie Chrétienne régnait sur les institutions de la péninsule par un habile numéro d’équilibriste - en interne, composant avec ses courants en guerre permanente ; en externe, chapeautant des coalitions qui pouvaient s’étendre des socialistes à l’extrême-droite, selon les contingences du moment.
Si tout cela n’était qu’un film, on aurait pu saluer l’hommage, semblable à un western des frères Cohen. Mais ce n’est pas un film : les différences principales résident dans le fait qu’on n’en voit jamais la fin, et que les acteurs y sont radicalement différents. Pas de happy ending , donc.
La bénédiction de Salvini
Premier acte, au début du mois d’août : Salvini, président de la Lega, décide un beau jour de remettre en cause sa participation au gouvernement. Rapide flashback, pour celles et ceux qui n’ont pas suivi les récentes péripéties de la politique italienne : suite aux élections de mars 2018, le M5E est consacré comme premier parti du pays, devançant le PD et la Lega. Les 5 Étoiles, néanmoins, n’ont pas remporté suffisamment de sièges pour bâtir à eux seuls une majorité parlementaire et sont alors contraints de former une coalition. Le PD refuse tout dialogue : le M5E opte donc pour une alliance avec la Lega, laissant aux démocrates la stratégie du “pop corn”, dictée par Matteo Renzi : on s’asseoit sur le canapé, et on laisse gouverner la Lega et les 5 Étoiles.
Une véritable bénédiction, donc, pour Salvini, qui obtient personnellement le ministère de l’Intérieur et certains autres postes clés pour ses affidés. Tout en représentant le partenaire minoritaire de la coalition, il réussit à imposer son propre agenda politique et médiatique - sa nomination à l’Intérieur, ministère le plus médiatique qui soit, n’y est sans doute pas étrangère. Ainsi, tandis que le M5E ouvre des discussions sur le revenu de base et sur la politique industrielle, Salvini monopolise les chaînes et les Unes en bloquant les navires des ONG, en insultant les roms, ou en embrassant son chapelet au nom de la Vierge Marie.
Épineuse loi de finances
L’expérience de coalition s’apparente donc à un suicide à petit feu pour les 5 Étoiles de Beppe Grillo et Luigi di Maio, contraints à faire marche arrière sur la quasi-totalité de leur programme social et économique, y compris sur des points très médiatiques comme la ligne TGV Lyon-Turin.
Lors des européennes, nous avions écrit que le véritable enjeu résidait dans la loi de finances, qu’il faudra approuver d’ici la fin de l’année, et qui s’annonce draconienne : hausse de la TVA, vente du patrimoine public, contractions des dépenses publiques… L’ensemble de ces mesures pourrait déprimer davantage une économie qui connaît sa troisième récession en dix ans.
Qui va donc assumer une manœuvre financière forcément impopulaire, étant donné que ceux qui ont assumé les précédentes restrictions ont tous été, l’un après l’autre, démolis dans les urnes ?
Le PD gagnerait à se souvenir de ce qui lui est arrivé en 2011, moment singulier qui rappelle à bien des égards la situation actuelle : lorsque, à la fin du dernier gouvernement Berlusconi, une crise financière menaçait d’amener l’Italie sur le parcours chaotique de la Grèce, le président de la République de l’époque, Giorgio Napolitano, a imposé un gouvernement technique pour regagner la confiance des marchés et approuver une loi de finances tout à fait similaire. Le PD s’est rallié à la manoeuvre : il ne souhaitait pas “
gouverner sur un tas de décombres
”, comme l’expliquait alors son secrétaire général, Pierluigi Bersani. Quelques mois plus tard, le Mouvement 5 Étoiles grimpait du néant à 25% des voix, tandis que l’appareil démocrate passait aux mains de Matteo Renzi, qui a depuis traîné le parti dans une débâcle sans fin.
Horizon 2022
Dès lors, le calcul de Salvini - même s’il passe pour l’idiot du moment dans la presse nationale et étrangère - se comprend plus aisément. Actuellement, et depuis la crise économique de 2007-2008, la seul rôle profitable au sein du système politique italien est l’opposition radicale, au parlement et dans les médias. C’est ce qui a fait la fortune des grillini , et ce qui pourrait sans doute faire à nouveau la fortune de Salvini, alors libre de se livrer à une opposition totale, et de retourner à sa démagogie qui a tant fonctionné, notamment sur la question des migrants et sur l’euro - lui-même qui, avant d’entrer au gouvernement, ne passait pas un jour sans répéter qu’il sortirait le pays de la monnaie unique, pour ensuite omettre complètement ce point pourtant capital de son programme.
À l’horizon se dessinent les élections de 2022, celles du président de la République, garant suprême du système institutionnel italien, quoique privé de pouvoirs exécutifs. Il faut tenir jusque-là - nous assurent les parlementaires en faveur de l’accord “jaune-rouge” - pour éviter qu’un parlement salvinien ne choisisse un candidat favorable à la Lega. Mais trois ans, c’est long, très long. Surtout quand le PD est de fait
le
parti libéral italien, qui plus que n’importe quel autre acteur a contribué à détruire le monde et le code du travail, les garanties sociales et syndicales ; qui a également inauguré la politique des lagers - ces camps indignes - pour les migrants en Libye et des procès contre les ONG en Méditerranée.
Dans les conditions économiques que connaît l’Italie, avec une loi de finances aussi dure à l’horizon, il n’est pas forcément plus aisé de gouverner avec le PD - en termes d’alliances politiques - que de s’entendre avec l’extrême-droite. De toute façon, l’élan novateur des 5 Étoiles s’est évaporé depuis longtemps ; le parti est entré en phase de normalisation depuis un moment. Les luttes qui les ont propulsés au pouvoir oubliées, les 5 Étoiles sont devenus des gérants du status quo, surtout économique.
Cela n’augure rien de bon. Car le ventre du pays est en proie à l’hégémonie souverainiste, soit néo-nationaliste, et aucune des deux formations ne semble avoir un plan pour en sortir, encore moins pour la contester. Ils s’en revendiquent même parfois, comme le démontre la politique migratoire des 5 Étoiles (pour Luigi Di Maio, chef du mouvement, les ONG sont des “ taxis de la mer ”). “ Un mouvement 5 Étoiles normalisé et garant des équilibres européens, même si légèrement retouché, et un PD collé aux fauteuils et sans identité ”, comme l’écrit le portail proche de l’autonomie Infoaut : voilà le profil actuel des anciens ennemis qui ont choisi de se lier pour faire barrage à l’extrême droite.
Le barrage, pourtant, est loin d’être solide. Et l’eau, derrière, est noircie de racisme, de violence sociale et de nationalisme. Ça pue, ça schlingue et ça fait peur.
Photo de Une : peinture murale de l'artiste italien TvBoy. Crédits : Laurent Emmanuel / AFP.