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La Poste au tribunal : un procès inédit contre la sous-traitance abusive

Par Tania Kaddour-Sekiou

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Dans les murs du Tribunal de Grande Instance de Nanterre, l’entreprise publique était jugée hier suite au décès, il y a six ans, d’un jeune livreur employé par l’un de ses sous-traitants. Une procédure dans laquelle la Poste est accusée de « prêt illicite de main d’œuvre et de marchandage » : trois syndicats se sont portés partie civile pour protester contre ce qu’ils qualifient de « sous-traitance abusive ».

Il aura fallu six ans pour que s’ouvre à Nanterre, le 13 mai 2019, un procès inédit aux enjeux considérables. Le 15 décembre 2012, Seydou Bagaga, jeune travailleur de 34 ans, effectue une tournée pour l’entreprise DNC Transport, prestataire de Coliposte, une filiale de l’entreprise publique en charge de la livraison des colis. Alors qu’il livre des paquets sur des péniches amarrées en bord de Seine, à Boulogne-Billancourt, un colis tombe à l’eau. Le livreur essaie de le récupérer et se jette dans une eau dont la température hivernale ne dépasse pas les 5 degrés. Repêché par la brigade fluviale, il succombe à son coma trois semaines plus tard. Un accident dramatique et révoltant, qui révèle, pour les parties civiles, l’ampleur des abus de sous-traitance au sein de La Poste et de ses filiales, au mépris des nombreuses alertes de l’Inspection du travail.

Un sous-traitant sans contrat de travail

Dans le cadre de son emploi au sein de DNC Transport, Seydou Bagaga n’avait pas fait l’objet d’une déclaration préalable à l’embauche (DPAE), pourtant obligatoire. « L’extraction URSSAF nous permet de constater que Monsieur Bagaga a fait l’objet d’une déclaration le 15 décembre 2012 à 16h05  », peut-on lire dans le procès verbal établi par l’Inspection du Travail, que Le Média a pu consulter. La DPAE, ainsi que le contrat de travail, ont donc été établis après l’accident. Dans le même temps, le directeur de l’entreprise DNC Transport se trouvait pourtant au commissariat pour son audition. Plus étonnant encore, le procès-verbal indique que « la consultation du registre unique du personnel mentionnait une date d’entrée dans l’entreprise au 14 décembre 2012  », alors que Seydou Bagaga était en activité depuis le 8 décembre, d’après l’Inspection du Travail. Le directeur de DNC Transport, quant à lui, le considérait « en formation ». « Il n’avait pas perçu de rémunération ni signé de contrat de travail  », expliquait ainsi le procureur de la République le 26 janvier 2018.

D’origine malienne, Seydou Bagaga possédait une carte de séjour et « était soumis à un rythme de travail intensif, notamment deux tournées par journée entre 6 heures 30 et 19 heures (…) dans l’espoir d’obtenir un CDI  », ajoute le Tribunal. Le jour de l’accident, 154 colis doivent être distribués par le défunt et son collègue pour le compte du prestataire de la Poste.

Plus de 4 colis sur 5 livrés par la sous-traitance

Au moment des faits, il y avait 27 salariés sous-traitants sur le site Coliposte d’Issy-les-Moulineaux, contre 6 salariés postiers. « La livraison est notre cœur de métier  », souligne pourtant Thierry Lagoutte, syndicaliste à SUD-PTT. « Le nombre de tournées affectées aux sous-traitants sont, pour le mois de décembre 2012, au nombre de 723 tournées (pour 38 salariés)  », constate l’Inspection du travail. « Les Colipostiers ont gérés 257 tournées pour la même période (pour 34 salariés)  » ajoute-t-elle. Pour Maître Richard Forget, avocat de la CGT interrogé par le Média, « employer des sous-traitants, c’est s’affranchir des problèmes d’heures supplémentaires, de sécurité, de droits  ».

Comme l’indique un exemplaire du contrat de travail type signé par tous les prestataires, auquel nous avons eu accès, « La Poste/Coliposte a fait le choix de recourir à un prestataire extérieur pour compléter le dispositif de livraison  ». Pourtant, sur l’année 2012, 78,7% des livraisons colis étaient issues du site d’Issy-les-Moulineaux étaient sous-traitées. Au total, sur cette même période, 71,2% de l’activité de livraison colis d’Île-de-France était également sous-traitée. « C’est une manière de privatiser l’activité Coliposte  », s’accordent à dire Thierry Lagoutte et Casimir Largent, respectivement responsables syndicaux de SUD-PTT et de la CGT. En effet, La Poste fait appel à de petites entreprises privées, composées en moyenne de dix salariés. « Elle remplace le travail des postiers par des salariés privés dans un but lucratif  », ajoute Casimir Largent.

Crédits : Jeanne Menjoulet / Flickr - CC.

Dans un courrier rédigé suite au décès de Seydou Bagaga, La Poste s’était engagée à revoir sa politique de sous-traitance et à mettre en place des plans de préventions. Le même courrier souligne « la nécessité de redonner du sens à l’utilisation de la sous-traitance  ». Pourtant, en 2015, 76,67% de l’activité de livraison colis était toujours sous-traitée sur le site d’Issy-les-Moulineaux. « La Poste se décharge de tous les risques liés à l’emploi direct des salariés  », accuse Maître Julien Pignon, conseil du syndicat SUD qui, avec la CGT et l’UNSA, s’est constitué partie civile.

La réglementation enfreinte à 146 reprises

146 infractions ont été relevées par l’Inspection du travail, le 31 janvier 2018, lors d’une visite à la direction des colis Île-de-France. Celle-ci avait pourtant transmis pas moins de 8 courriers à la direction de La Poste pour lui rappeler ses engagements en termes de sous-traitance et de prévention. L’Inspection du travail témoignait également « d’une certaine réticence à communiquer des documents  » de la part de l’entreprise publique.

« La Poste a installé un abus social dans ses locaux  », s’émeut Casimir Largent. La sous-traitance abusive étant devenue la norme, les salariés de ces entreprises n’ont pas les mêmes droits et avantages qu’un postier. « Pas de surveillance médicale prévue par le code du travail, pas de représentation du personnel, pas de salaire minimum conventionnel  », énumère ainsi l’Inspection du travail. Une liste de carences à laquelle s’ajoute le manque de formation et de sensibilisation aux impératifs de sécurité. « C’est la jungle  », s’insurge Thierry Lagoutte. Pour Maître Forget, « c’est une manière d’externaliser les contraintes liées à l’emploi de salariés : pas de risques de grèves  ».

Deux statuts pour un même métier

« La charge de travail est beaucoup plus importante pour les sous-traitants  », explique Thierry Lagoutte. « Le contrat prévoit un volume de prestation annuelle et un minimum mensuel  » note l’Inspection du travail dans un procès-verbal, mais ne réserve aucune clause si Coliposte ne respecte pas ses engagements. Le prix des prestations évolue entre 1,30€ et 1,45€ par colis, et prévoit « une pénalité allant de 20 à 50% du prix de la prestation pour les colis qui ne seraient pas livrés  ». Dans un procès-verbal, le directeur de DNC Transport parle d’une rémunération « dérisoire ». Même son de cloche du côté des syndicats. Pour Casimir Largent, ces prix bas impliquent « une certaine mise en concurrence avec les postiers  ». Dans un procès-verbal, le directeur de DNC Transport évoque un nombre de salariés qui évolue au gré des envies de La Poste. Les responsables Coliposte « décident quand il doivent prendre un salarié et quand ils doivent s’en séparer  ».

« Rien ne distingue les salariés des entreprises sous-traitantes des salariés Coliposte  », commente l’Inspection du travail. En effet, un colis non-livré par un sous-traitant aura une incidence sur les revenus des postiers. « Cela influe sur le résultat de l’agence et sur la prime du postier  », explique Casimir Largent. Au-delà d’une dépendance économique, les sous-traitants dépendent du matériel fourni par La Poste, qui les dote notamment des badges, flasheurs et gilets. Sans eux, impossible de travailler. Par ailleurs, dans la pratique, « les secteurs géographiques confiés au prestataire peuvent évoluer au fil du temps  » alors que les contrats de travail signés par chaque prestataire régissent normalement à l’avance les zones d’activité.

Le procès du dévoiement de la sous-traitance

Ce lundi 13 mai 2019, dans les murs du TGI de Nanterre, le procureur requiert donc 150 000€ d’amende contre l’entreprise publique, le maximum prévu par la loi. « Le maximum, c’est le minimum  », tonne le magistrat. Dans la salle d’audience, Franck Pommier, le directeur juridique de la Poste, s’adresse au tribunal. « Pour faire face à la concurrence, la sous-traitance est un mode normal de fonctionnement  », explique-t-il. « Vos sous-traitants et vos salariés disent qu’ils font le même travail mais dans des conditions différentes  », rétorque alors la présidente. Les salariés sous-traitants, plus souvent étrangers, ne sont pas informés de leurs droits : pas de congés payés, pas de sécurité sociale, pas de visite médicale, des heures supplémentaires non majorées... « Il s’agit du déni de la qualité de salarié  », poursuit le procureur.

Un postier touche en moyenne un salaire proche de 2000€ par mois. Seydou Bagaga, lui, s’était vu offrir 80€ main à main par son directeur, qui le qualifiait d’ « observateur » avant une embauche potentielle. « Quel savoir-faire apporte une petite entreprise de sous-traitance alors que de grandes entreprises pourraient être en mesure de le faire ?  », questionne le procureur. En effet, toutes les sociétés prestataires de Coliposte en 2012 à Issy-les-moulineaux ont mis la clef sous la porte, radiées ou liquidées. « La Poste emploie des sociétés éphémères qui n’ont pas de viabilité économique  », poursuit le magistrat du parquet. De petites sociétés, qui subissent les pressions de l’entreprise publique. Sur les « briefs » adressés chaque semaine par La Poste sur le site d’Issy-les-Moulineaux, on peut ainsi lire « RAPPEL SUR LA PRISE DE SERVICE A 6H30 !!!!!, RETOUR AGENCE MAXI 17H, RAPPEL PROCÉDURES  ». « Ces briefs s’adressent à tous les salariés, y compris les sous-traitants, sans différenciation  » s’émeut Maître Julien Pignon, l’avocat du syndicat SUD.

« Nous voulons la réinternalisation de la sous-traitance »

« La Poste a une responsabilité morale : elle ne doit pas se calquer sur Amazon dans un but lucratif  », insiste Casimir Largent. Même son de cloche du côté de Maître Richard Forget, qui peste contre l’« ubérisation » du travail des salariés. « Aujourd’hui, on a besoin de la sous-traitance, mais de manière raisonnable, pendant les grosses périodes  », explique Chergui Boumediene, représentant syndical de l’UNSA-Postes.

« Tout le monde est perdant : l’Urssaf, car les charges patronales ne sont pas payées ; les salariés, qui voient leurs droits bafoués ; les services Coliposte, qui emploient des gens qui connaissent moins bien leur travail  », conclut Maître Richard Forget. Les juges rendront leur délibéré le 2 juillet prochain : au delà d’une justice tardive pour Seydou Bagaga, le jugement mettra peut-être la direction de la Poste face à ses responsabilités, dont celle de la sous-traitance abusive, qui, il y a six ans, s’est tragiquement illustrée par la mort d’un homme dans une eau glacée.

Crédits photo de Une : Martin Addison / Flickr - CC.

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