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"J'avais l'impression que l'Algérie me demandait personnellement de sortir défiler"

Par Assia Marie

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Jeunes ou vieux, hommes ou femmes, arabophones ou francophones, les Algériens se sont (re)découvert une identité commune. Rien ne semble arrêter leur aspiration à dégager le clan Bouteflika et à construire un État de droit.

Et soudain, comme si la foule se découvrait, hétérogène et si diverse, les regards se croisent, s’entrecroisent… Se mêlent dans les cortèges jeunes et vieux, cadres d’entreprise et candidats à la traversée meurtrière en Méditerranée, arabophones et francophones, hommes et femmes, voilées ou cheveux au vent. « Avant, dans la rame de métro, sur la dizaine de personnes, j’étais la seule à ne pas porter le foulard. Je me vivais comme minoritaire. Et, là, dans le défilé, je me rends compte que je ne le suis pas  », s’ébahit Malika, enseignante.

Le 8 mars 2019 grave dans le marbre la date où le peuple algérien découvre sa société telle qu’elle existe et non telle qu’elle lui apparaissait jusqu’ici dans l’espace public. « J’ai pleuré de bonheur  », confie Chakib, trente-quatre ans, responsable d’une entreprise de communication. Cette manifestation est devenue le creuset dans lequel s’est forgée une identité commune. Depuis, chaque vendredi (jour férié), l’Algérie plurielle marche main dans la main pour déboulonner le système en place et écrire une nouvelle page de son histoire.

« Le pouvoir a utilisé le chantage jusqu'au bout »

Dès son élection, le 27 avril 1999, Abdelaziz Bouteflika se fixe comme objectif de vider le pouvoir de sa substance démocratique et constitutionnelle pour en faire une coquille vide, à son service exclusif. Le clan s’attelle à museler et à réprimer quiconque s’oppose à sa stratégie de mainmise sur le pays, au bénéfice d’un système qui se rapproche de « l’indigénat. Être colon à la place du colon  », explique Amira Bouraoui, gynécologue de quarante-trois ans. Cette influenceuse, dont la page Facebook est suivie par plus de 120 000 personnes, rappelle que « le pouvoir a utilisé le chantage jusqu’au bout, dans toutes les corporations.  » Il faisait chanter les médias avec l’arrêt de la publicité et le redressement fiscal ; les sans-logis en marchandant les appartements ou encore les jeunes avec les prêts bancaires, en les incitant à devenir auto-entrepreneurs. « Le régime t’achète et donc t’entache. Si tu refuses la corruption, on t’interdit toute action et toute parole  », précise cette fondatrice du mouvement Mouwatana (citoyenneté). Elle même a subi de lourdes pressions : « J’ai été contrainte de renoncer à toucher au bistouri pendant deux ans. C’est une violence pour la médecin que je suis  », souffle-t-elle.

La puissance de frappe de la caste au pouvoir se mesure à la façon dont elle a réussi à discréditer l’UGTA, la principale centrale syndicale, en la mettant à sa botte. Son président, Abdelmadjid Sidi-Saïd, est désormais « un homme du système  », ce que confirme son « implication dans une affaire douteuse  », explique Chaffir Ahmine, professeur d’économie. « Le clan l’a corrompu en lui demandant de choisir entre son soutien ou la prison  », clarifie-t-il. En 2006, Chaffir Ahmine quitte sa fonction de conseiller économique auprès de l’UGTA : « Toutes les notes que je produisais demeuraient enfermées dans les tiroirs du président  ». On a même poussé l’ancien président du Conseil national économique et social à « la démission, estimé trop critique vis-à-vis du gouvernement  », affirme-t-il.

"J'avais l'impression que l'Algérie me demandait personnellement de sortir défiler"
La foule face à la Grande Poste d'Alger, le 15 mars 2019. Crédits : Assia Marie.

Mais cela ne suffit toujours pas au clan, il lui faut transformer l’État pluriel, né en 1988, en l’avatar d’un parti unique. « Une soixantaine d’organisations politiques existent, or elles sont essentiellement affiliées au système  », souligne Mohcine Belabbas, le dirigeant du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD). « Bouteflika voulait, dès le départ, revenir à un parti unique, derrière une devanture plurielle  », soutient Sofiane Djilali, responsable de l’organisation Jil Jadid (« nouvelle génération »). Cette formation politique, créée en 2011, avait, enfin, réussi à recevoir l’agrément, profitant du ‘’printemps arabe’’ qui fleurissait ailleurs. Mais ni Jil Jadid, ni le RCD, ni aucune organisation ou collectif n’avaient droit de passage à la télévision ou sur les radios algériennes, tenues d’une main de fer par le système.

Au fil des années, l’État s’est métamorphosé en un système mafieux, totalitaire, monarchiste. Les vingt ans de règne Bouteflika ont conduit à une société étouffée, ligotée par mille fils de la corruption, assommée. Une société d’autant plus comateuse qu’elle sortait à peine de la décennie noire du terrorisme islamiste. Une décennie qui s’est soldée par des milliers de morts (entre 100.000 et 250.000, selon les chiffres), par l’exil forcé de milliers de démocrates et de militants de gauche.

Le système a minoré les ferments démocratiques, toujours présents dans cette Algérie meurtrie, réprimée, méprisée, humiliée.

Jusque ici, le traumatisme de cette sale guerre reste enfouie dans les têtes. Le pouvoir a joué de cette peur des années durant, brandissant le chantage dès que des voix tentaient de s’insurger contre sa politique. « On ne voyait aucune autre alternative à ce gouvernement, en dehors des islamistes, mais de ceux-là, on n’en voulait pas  », expliquent en cœur Malik, Nassira et leur fils Nassim (30 ans), assis dans leur salle à manger, perpétuel lieu de débat depuis l’apparition du mouvement citoyen. Ils guettent la moindre information sur les réseaux sociaux, échangent sur l’actualité et préparent sur des bouts de cartons les slogans qu’ils entendent mettre en avant lors des manifestations, plus amples d’un vendredi sur l’autre. La soif d’information, de confrontation, de compréhension est palpable dans quasiment tous les foyers, dans les cafés, les usines ou dans les universités.

Le système pensait avoir muselé le peuple de façon durable. Au point d’être resté aveugle au bouillonnement qui existait bien avant le déclenchement de cette « révolution du sourire »… Il n’a pas vu ou a minoré les ferments démocratiques, toujours présents dans cette Algérie meurtrie, réprimée, méprisée, humiliée.

Les Kabyles, particulièrement nombreux dans les manifestations depuis le 22 février dans leur région, au cri de « pouvoir assassin », se souviendront toujours de la centaine de jeunes tués, en 2001, alors que toutes les villes et villages du bled s’étaient soulevés pour exiger une « Algérie libre et démocratique ». Le soulèvement s’est cantonné au territoire amazigh, ne bénéficiant pas encore des réseaux sociaux « pour comprendre ce qui se passait et contrer, ainsi, les affirmations du pouvoir  », souligne Yasmine, Algéroise de vingt-six ans. « J’étais certes enfant à l’époque, mais je demande aujourd’hui pardon aux Kabyles. Ma famille, comme moi, très mobilisée, pensait que cette affaire ne la concernait pas  », poursuit l’étudiante, les yeux fixés sur Facebook.

"J'avais l'impression que l'Algérie me demandait personnellement de sortir défiler"
Manifestation étudiante, le 12 mars 2019, Alger. Crédits : Assia Marie.

Des années plus tard, en 2014, le pouvoir a minimisé le collectif Barakat (« Ca suffit ! »), lequel s’insurgeait, déjà, contre le renouvellement du mandat de Bouteflika. De même a-t-il minoré l’action de Mouwatana, en 2018, exigeant, elle aussi, le départ du président. Et puis, comment ne pas rappeler les multiples luttes catégorielles, celles des chômeurs, des retraités, des médecins, des enseignants ou des étudiants, qui se sont succédés ces dernières années dans diverses wilayas (départements) ? Autant d’actions restées invisibles et mineures au regard du pouvoir, sûr d’avoir fait table rase de toute contagion de la contestation.

"C'est notre nation, ils ne réussiront pas à nous empêcher de la construire"

Un aveuglement qui conduit le clan Bouteflika à ne plus rien comprendre à la démonstration qui s’est jouée en trois actes ces dernières semaines. Le premier intervient le vendredi 22 février 2019. Les cortèges de milliers de manifestants, jeunes, défilent aussi bien à Alger que dans les autres wilayas. Ils sont formés essentiellement de couches les plus défavorisées de la population. Le mot « sortir » exprime, dans chaque témoignage, l’aspiration à l’émancipation. Muhmmed-Salah, vingt-cinq ans, chômeur : « Je ne pouvais pas dire ‘non’ à l’appel. J’avais l’impression que l’Algérie me demandait à moi personnellement de sortir défiler. Le verre était trop plein… Le peuple s’est tu par peur de l’instabilité pour le pays, mais quand le silence est devenu un danger pour la stabilité, il est sorti dans la rue.  »

Asma, vingt-deux ans, étudiante : « On est sorti la peur au ventre, peur de la répression policière.  » Youcef, étudiant, vingt-cinq ans, militant du Mouvement démocratique et social (MDS) depuis 2015 : « On est sorti, aussi, pour encadrer la manif, et ne pas tomber dans la violence de 1988. Mais on s’est rendu compte que ce n’était pas la peine . » Najmeddine, chômeur, trente-et-un ans : « Je suis sorti, accompagné de deux copines. J’avais peur pour elles, je voulais les protéger des agressions masculines, mais ce n’était pas utile.  » Najmeddine, Youcef, Asma et Muhmmed se sont appropriés, ce jour-là, une salle du MDS pour préparer les banderoles du prochain défilé. Les quatre amis déclarent avoir renoncé à quitter leur pays. « C’est notre nation, ils ne réussiront pas à nous empêcher de la construire  », disent-ils, le sourire aux lèvres.

Supporteur de l’USMA, club de foot algérois, Youcef, petite barbichette, la casquette visée sur la tête, fait partie de ces jeunes « élevés au stade de foot  », confie-t-il. Le stade, une arène où les voix communient autour du désespoir, un mal commun qui rongeait la jeunesse. « Je chantais avec mes amis La Casa de Moradia, une chanson profondément politique  », poursuit Youcef. Ce blues aux sonorités algéroises s’est infiltré dans la manifestation du 22 février et s’est installé définitivement dans les rassemblements suivants. En revanche, la peur de la répression policière, de la violence et de l’instrumentalisation du pouvoir ou des islamistes a laissé, jusqu’ici, bien d’importantes tranches de la population hors du soulèvement.

"J'avais l'impression que l'Algérie me demandait personnellement de sortir défiler"
Manifestants portant le drapeau. Au centre, poing levé, Soufiane Djilali, président du parti Jil Jadid ("nouvelle génération"). Crédits : Assia Marie.

L’acte 2 de la mobilisation intervient une semaine plus tard, le vendredi 1er mars. La méfiance du peuple a diminué, il n’est toutefois pas encore question de raz-de-marée, même si les manifestants obtiennent un soutien populaire palpable, mais passif.

L’acte 3 s’ouvre le 8 mars. La marée humaine submerge Alger et toutes les régions. Aucun village ne fait défaut. La communauté nationale se dévoile, alors qu’une partie de la population avait disparu de l’écran des apparences. La décennie noire semblait avoir accouché d’une profonde islamisation de la société, visible dans la rue. Hommes en kamis (tenue islamique) et femmes voilées omniprésentes dans les espaces publics, les lieux de loisirs et les plages, partout où le contrôle social s’exerçait sur quiconque ne respectait pas ces codes vestimentaires. Les femmes sans foulard et les hommes sans kamis se sont petit à petit construits leurs propres lieux de rencontre, dans des restaurants servant de l’alcool, des plages privées acceptant le maillot de bain ou encore dans des piscines interdites au burkini.

Le clan se sait vulnérable

Mais, ces dernières années, la jeune génération, constituée de filles et de garçons, commençait à s’émanciper des interdits présumés religieux, en s’emparant, par exemple, des plages. Djazia, vingt-huit ans, raconte : « Sur les réseaux sociaux, on lance des appels, avec lieu, date et heure fixes, pour se retrouver sur la plage en bikini. Nous aussi, voulons vivre libres chez nous !  ». En apparence, l’Algérie semblait coupée en deux. Or, ce 8 mars 2019, tout le monde est heureux de défiler ensemble. Les femmes, particulièrement victimes du patriarcat et de l’idéologie islamiste, marchent aux côtés des hommes. Surpris dans un premier temps par la mixité, ces derniers se sont montrés les plus sensibles à la présence féminine. Cette présence que d’aucuns estiment « rassurante », cette présence inconsciemment et profondément désirée, a participé à la crédibilisation du mouvement citoyen.

Le 8 mars 2019 demeurera une date fondatrice. Le moment où le peuple se rend compte de l’échec de la stratégie du pouvoir. Où il se (re)découvre souverain, conscient de sa force. A contrario, le clan se sait vulnérable. Mais est-ce à dire que le peuple va gagner, lui qui aspire à un État de droit ? Est-ce à dire que le système a épuisé ses marges de manœuvre ? Quoi qu’il en soit, le mouvement citoyen ouvre la voie à une nouvelle ère en Algérie.

Photo de Une : notes adhésives apposées sur le monument en hommage au militant communiste algérien Maurice Audin. Crédits : Assia Marie.

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