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Au procès du chantier de la honte : "Ils se ressemblent tous"

Par Tania Kaddour-Sekiou

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Aux Prud’hommes, 25 travailleurs maliens contre leur employeur : dans le 7ème arrondissement, chronique d’un procès inédit, dans lequel les ouvriers se disent victimes de discrimination systémique en raison de leur nationalité ou de leurs origines.

Au loin, les Invalides. Dans le 7ème arrondissement de Paris, à l’ombre des immeubles cossus, se cachait il y a peu le chantier de la honte. Les faits remontent au 6 septembre 2016. Sur le chantier de démolition Breteuil-Ségur, le donneur d’ordre se nomme Covea, groupe mutualiste qui regroupe notamment la MAAF, la MMA et la GMF. La société a confié les travaux à l’entreprise Capron, qui les a elle-même délégués au sous-traitant MT-BAT Immeubles. Ce 6 septembre, donc, un ouvrier tombe d’un échafaudage. L’armature, qui n’est pas aux normes, est rafistolée avec du fil électrique, celui « que tout un chacun peut aller acheter dans les grandes surfaces des bricoleurs du dimanche  », précise Maître Aline Chanu, l’une des avocates chargées de défendre les travailleurs.

Alors que l’ouvrier est inconscient et souffre d’une fracture ouverte au bras, les responsables du chantier refusent d’appeler les secours. Pour cause, aucun des 25 travailleurs maliens n’est déclaré. Les ouvriers s’en chargent, attendent l’arrivée des pompiers et de la police, puis de l’Inspection du travail, qui vient constater les faits. L’accident n’est pas inédit : trois jours auparavant, l’un des travailleurs s’était blessé à l’œil, exposé par les protections désuètes fournies par l’entreprise. Il avait du se rendre à l’hôpital par ses propres moyens.

« Des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine »

Dans un procès-verbal de 300 pages réalisé par l’Inspection du travail à la suite de l’accident, auquel Le Média a eu accès, les inspecteurs relatent de terribles conditions de travail. Des chaussures de sécurité achetées à leurs frais, pas de lunettes de sécurité, des masques non adaptés alors qu’ils étaient exposés à des produits dangereux, seulement 8 casques pour 25 ouvriers... les travailleurs montaient même parfois sur des poubelles pour réaliser des tâches en hauteur, « l'employeur n'hésitant pas à les menacer de les congédier en cas de contestation  », note le défenseur des droits. « Des conditions de travail indignes  » dénoncées par Maître Aline Chanu.

Par ailleurs, les ouvriers n’étaient pas déclarés ou faisaient l’objet de fausses déclarations. « 13 déclarations préalables à l’embauche ont été réalisées sur la base d’identités fictives ou de faux documents  », écrit l’Inspection du travail. « Aucun versement de cotisations sociales n’a jamais été effectué  », ajoute-t-elle. Les travailleurs, qui n’avaient pas bénéficié d’une visite médicale, étaient rémunérés par de fausses fiches de paies ou en liquide, à hauteur de 60€ par jour en semaine et 80€ par samedi, sans compter les jours fériés. Et ce « quelle que soit la durée effective du travail, puisqu’aucun décompte de celle-ci n’a été mis en place par l’employeur  », s’alarme le défenseur des droits, Jacques Toubon, dans une lettre que Le Média a pu consulter. Les ouvriers travaillaient jusqu’à 48 heures par semaine, bien loin des 35 heures légales pourtant prévues par le Code du travail. « Au début, ils me payaient 45 euros par jour, en espèce, sans congés et sans arrêt maladie  », témoigne Mamadou Diaby, un travailleur malien présent sur le chantier.

Extrait du PV réalisé par l'Inspection du travail à la suite de son contrôle.

« Un véritable apartheid professionnel »

Lors du contrôle, l’Inspection du travail a ainsi relevé pas moins de 68 délits et 52 contraventions envers les travailleurs. Sans papiers, les ouvriers étaient ainsi à la merci de leurs employeurs. « Ils m’amènent des copains à eux, […] ils se ressemblent tous », osait même déclarer un des directeurs de la société MT-BAT Immeubles aux inspecteurs du travail, sans prendre la peine de cacher son racisme. « C’est nier l’individu et son humanité  », s’émeut Marilyne Poulain, animatrice du Collectif Immigration CGT Paris qui suit l’affaire depuis ses débuts. Lors de l’audience, l’entreprise MT-BAT Immeubles devait donc répondre d’un chef d’accusation inédit : la discrimination systémique.

« Ce dossier illustre la réalité dans laquelle se trouvent certains groupes de personnes particulièrement discriminées  », écrit le défenseur des droits. Le BTP, la restauration, le nettoyage ou la livraison sont autant de secteurs touchés par ces pratiques. « On assigne des gens du fait de leurs origines à un certain nombre de tâches parmi les plus pénibles et les plus ingrates  », précise Maître Aline Chanu.

Le premier procès pour discrimination systémique

« Nous avons un témoin à faire intervenir aujourd’hui  », lancent à la barre les avocates Aline Chanu et Camille Berlan. Pour appuyer sa plaidoirie, la défense s’est notamment appuyée sur les travaux du sociologue Nicolas Jounin, spécialiste du travail et de l’immigration. Dans ce cas de figure, la discrimination systémique consistait à affecter les travailleurs africains aux tâches les plus pénibles, et ceci spécifiquement en raison de leurs origines. « De la ségrégation professionnelle  », explique Nicolas Jounin. « Il y a une assignation systématique des ouvriers maliens et sans-papiers à des tâches de démolition exercées dans des situations dangereuses  », poursuit-il, tandis que Maître Aline Chanu s’émeut de « la continuation de préjugés coloniaux ».

Dans le cadre de ses enquêtes, Nicolas Jounin a notamment réalisé une immersion dans un chantier de BTP. Devant les magistrats, le sociologue explique qu’il était principalement manœuvre sur ce chantier, chargé de travaux de démolition. « Le seul français, le seul blanc  », explique le chercheur. Sur le chantier, les travailleurs sans-papiers, généralement originaires d’Afrique de l’Ouest, sont appelés « les Mamadous  ». « C’est une population qu’on maintient dans une situation de captivité, qu’on assigne à des préjugés racistes très forts, dont on peut se débarrasser du jour au lendemain  », explique Nicolas Jounin. Pour leurs employeurs, ils sont interchangeables : ce sont des travailleurs invisibles, main d’œuvre uniforme et indifférenciée. « Ils sont considérés comme de la chair à chantier  », ajoute Marilyne Poulain.

« On est là pour nos droits »

Les travailleurs maliens devaient réaliser des actes spécifiques de démolition – le curage - , qualifiés de « travaux particulièrement physiques et dangereux  » par le défenseur des droits. Les tâches étaient effectuées sans matériel adéquat, et sans que les ouvriers ne soient préalablement formés à la sécurité. Ainsi, le travailleur blessé à l’œil le 3 septembre « cassait le plafond avec une masse et pour ce faire était monté sur une poubelle  ». Un collègue explique qu’ils n’avaient le droit qu’à une paire de gants par semaine, tandis que d’autres exerçaient sans masque. « Vous cassiez des murs à la masse, sans protection, sans rien ?  », demande le Conseil aux ouvriers qui témoignent à la barre. « Oui  », répondent-ils. « Ils n’ont jamais rien fait pour l’amiante ?  », poursuivent les magistrats. « Rien  », concluent les travailleurs.

« L’employeur ne sait même pas comment ils s’appellent  », ajoute Maître Aline Chanu. « Les travailleurs noirs sans-papiers sont tout en bas de l’échelle, sans aucune possibilité de monter en hiérarchie  », poursuivent les représentantes du défenseur des droits durant l’audience. Seules les origines des travailleurs maliens étaient prises en compte, et non leurs compétences.

Un procès emblématique

Sans la mobilisation initiée à la suite de l’accident, le combat des travailleurs n’aurait pas été reconnu. Pendant deux mois, les ouvriers maliens ont planté leur piquet de grève dans la cour du chantier auquel on leur refusait l’accès. « Jusqu’au bout, les sous-traitants refusent de reconnaître les salariés  », explique Marilyne Poulain. En effet, le grand absent du procès n’est autre que la société sous-traitante mise en cause, MT-BAT Immeubles. Suite à la grève, un accord avait été trouvé entre le donneur d’ordre Covea, la société Capron et les ouvriers maliens. Tous ont été régularisés et embauchés en CDI ou CDD.

En attendant le verdict, les travailleurs se disent confiants. Leurs avocates saluent « une avancée énorme dans le droit  ». « On sort de la démonstration individuelle de la discrimination  », concluent-elles.

Crédits photo de Une : Eflon / Flickr - CC.

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