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Pour un Frexit de fait, écologique et social

Par Clément Caudron

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"Le Frexit, en soi, n’est évidemment pas un projet politique : il est une condition – nécessaire mais non suffisante – à la mise en place d’un tel projet". Sceptique vis-à-vis du Frexit dur porté par l'UPR, sans illusions envers la gauche eurobéate qui propose depuis des années de "changer l'Europe", Clément Caudron, auteur de "Système contre système" et coauteur de l'ouvrage "La gauche à l'épreuve de l'Union Européenne", propose ici une stratégie : la désobéissance aux traités, synonyme selon lui d'un Frexit de fait.

Dans le débat public qui anime aujourd’hui l’Hexagone, le sujet européen passe parfois pour une thématique comme une autre, certes importante, mais qui pourrait être abordée indépendamment des autres sujets majeurs que sont l’économie, le social ou encore l’écologie. Il ne viendrait ainsi à personne ou presque l’idée d’associer naturellement Europe et Gilets Jaunes, ou encore Europe et Climat. Il existe pourtant bel et bien un lien entre ces thématiques, ou plus exactement une hiérarchie très nette entre elles. En effet, l’Union européenne constitue un carcan économique et juridique d’une puissance telle qu’il prédétermine entièrement notre politique, et annihile ainsi littéralement toute possibilité de mettre en œuvre un projet alternatif.

Imaginons par exemple qu’un gouvernement animé des meilleures intentions arrive au pouvoir en 2022 et s’engage à mettre en œuvre une véritable transition écologique dans notre pays. Il décide donc de procéder à des investissements publics massifs dans le domaine des énergies renouvelables, de la rénovation thermique des bâtiments, des transports en commun ou encore de l’agriculture biologique. L’ampleur de la transition requise, commandée par la gravité et l’urgence du problème environnemental, fait que la somme totale à engager ne peut qu’être colossale et se traduirait en conséquence par une très forte augmentation de nos dépenses publiques. Cela n’est pas un problème en soi : il s’agit là de la question la plus importante de notre temps, d’un défi primordial pour nos sociétés, d’un véritable enjeu civilisationnel ; il n’est donc guère choquant d’y consacrer des moyens budgétaires qui soient proportionnés.

Si l’on demande aux riches de financer la transition écologique, ils menaceront de partir - ou partiront effectivement, et l’Union européenne nous interdit de le leur interdire.

Encore faut-il toutefois être en mesure de financer les dépenses en question. Il n’y a pour cela que deux moyens - complémentaires l’un de l’autre : l’impôt et l’emprunt. Nos dépenses publiques doivent augmenter ? Qu’à cela ne tienne : augmentons nos recettes fiscales en conséquence. Puisque nous ne pouvons demander davantage en la matière à des classes moyennes et populaires déjà largement pressurées, il nous faut alors faire porter l’effort sur les ménages privilégiés et sur les grandes entreprises. Malheureusement, ceux-ci vont jouer de leur arme habituelle et agiter la menace d’un départ massif à l’étranger, qui viendrait par là même grossir le flot déjà conséquent de l’évasion fiscale et des délocalisations. Ce problème n’est cependant qu’apparent : il suffirait pour y remédier de réguler les flux financiers aux frontières nationales en taxant, en limitant, voire en interdisant les fuites de capitaux redoutées.

À ce stade, et à ce stade précis, les difficultés européennes commencent. Car cette régulation des flux financiers internationaux, c’est bien l’Union Européenne qui nous l’interdit de manière très explicite dans l’article 63 de son « Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne » (TFUE). Aucun contrôle des capitaux n’est alors possible, ce qui interdit toute politique fiscale défavorable à ceux qui ont les moyens de partir, ménages fortunés et autres entreprises multinationales. Si l’on demande aux riches de financer la transition écologique, ils menaceront de partir - ou partiront effectivement, et l’Union européenne nous interdit de le leur interdire.

Contraints d’avoir recours aux marchés, nous sommes mécaniquement obligés d’aligner notre politique sur leurs intérêts et de renoncer en conséquence à tout autre projet de société, en l’occurrence écologique.

Nous disposons néanmoins d’une seconde option : l’emprunt. Nous pouvons par ce biais augmenter le niveau de nos dépenses publiques, laisser celui de nos recettes fiscales inchangé, et emprunter la différence en augmentant pour l’occasion notre déficit public. De tels emprunts sont réalisés sur les marchés financiers internationaux, sur lesquels des investisseurs institutionnels - banques, compagnies d’assurances - nous prêtent régulièrement des liquidités pour « boucler nos fins de mois ». Pour bénéficier de ces liquidités, toutefois - et c’est là que le bât blesse -, il nous faut au préalable obtenir et conserver leur confiance, ce qui implique donc de perpétuer les politiques néolibérales auxquelles nous les avons habitués. Il y a ainsi fort à parier que les marchés rechigneraient à financer une politique aussi dispendieuse, exigeant en contrepartie des taux d’intérêt exorbitants ou refusant tout simplement d’avancer les sommes demandées.

Un État souverain devrait normalement disposer d’une solution alternative consistant à emprunter auprès de sa Banque Centrale, qui fournirait alors les sommes en question par le biais de la création monétaire directe, moyennant un taux d’intérêt faible ou nul. Malheureusement, l’Union Européenne - encore elle - nous interdit formellement de procéder de la sorte : l’article 123 du TFUE dispose explicitement que ni la Banque Centrale Européenne (BCE) ni les banques centrales nationales ne peuvent financer le déficit public des États membres. Contraints d’avoir recours aux marchés, nous sommes mécaniquement obligés d’aligner notre politique sur leurs intérêts et de renoncer en conséquence à tout autre projet de société, en l’occurrence écologique. Ni impôt, ni emprunt : ce plan d’investissement vert ne peut donc pas avoir lieu.

Mais peut-être le gouvernement n’est-il pas obligé de financer lui-même cette transition écologique ? Peut-être lui suffit-il simplement d’y inciter les acteurs privés, via les mécanismes fiscaux et réglementaires adéquats ? Taxer ou interdire les pratiques polluantes des entreprises n’alourdirait pas les finances publiques, mais la proposition se heurte à une objection de taille : dans ce scénario, notre gouvernement serait le seul à mettre en place de telles contraintes ; sa politique désavantagerait ainsi notre industrie et notre agriculture nationales vis-à-vis de leurs concurrentes étrangères. Nous pourrions alors mettre en œuvre un protectionnisme écologique, en taxant ou en limitant quantitativement les importations de produits étrangers réalisés selon des réglementations environnementales jugées insatisfaisantes. Une fois de plus, cela est rendu impossible par les articles 30, 31, 34 et 35 du TFUE, qui interdisent clairement toute mesure de ce type au niveau national. Nous ne pouvons donc pas contraindre nos entreprises à opérer une transition écologique sérieuse : les multiples contraintes qui en résulterait ne sauraient être compensées qu’au moyen de mesures protectionnistes nationales, formellement prohibées par l’UE.

Une « autre Europe » ne se décrète pas

Incapable de financer directement la transition écologique ou de l’encadrer réglementairement, un gouvernement demeurant dans le cadre de l’Union européenne ne pourrait tout simplement pas mettre en œuvre cette transition et serait rapidement contraint de faire marche arrière. Il en irait de même pour un exécutif souhaitant répondre aux revendications des Gilets Jaunes – ce que certains appellent une « transition sociale » –, et ce pour des raisons relativement similaires. Plus généralement, toute politique alternative au néolibéralisme actuel, fait d’injustice fiscale et sociale, de destruction des services publics, de chômage de masse et d’inaction écologique ; tout autre politique, donc, serait rigoureusement impossible, aussi modérée soit-elle et quels que soient les moyens qu’elle se donne.

Face à cette impasse absolue, certains, à gauche (EELV, PS), invitent à mettre en place une autre Europe, démocratique, sociale et écologique, qui ne jouerait plus le rôle du carcan supranational et néolibéral dans lequel nous sommes actuellement enfermés. Malheureusement, cela ne se décrète pas  : il faut, pour changer les traités, obtenir l’unanimité des États membres de l’Union européenne, comme indiqué dans l’article 48 du TFUE. Vous voulez lutter contre les paradis fiscaux ? Le Luxembourg, l’Irlande, Chypre et Malte - qui sont eux-mêmes des paradis fiscaux - voteront contre. Vous souhaitez instaurer un SMIC européen pour combattre le dumping salarial ? Les pays de l’Est, dont l’avantage compétitif réside précisément dans leur possibilité de jouer de ce dumping, voteront contre. Vous désirez mettre fin à l’austérité budgétaire ? L’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas et la Finlande, qui ne jurent que par elle, voteront contre. La modification des traités est une chimère.

L’Union européenne n’a pas d’armée, pas de police : elle n’a donc rien qui puisse réellement nous contraindre à appliquer son ordre néolibéral.

Quand bien même nous n’aurions que des alliés, quand bien même nous verrions Die Linke élue en Allemagne, Podemos en Espagne, le Bloco au Portugal , et ainsi de suite dans les 28 - bientôt 27 - États membres ; même dans ce scénario, donc, à la probabilité évidemment nulle, les choses seraient très complexes. On ne récrée par un nouveau traité à 27 en un claquement de doigts, et ce d’autant plus si l’on parle d’une réorientation à 180° comme c’est le cas ici. Il y aurait ainsi d’interminables discussions et négociations, même entre alliés, sans parler des votes européens et nationaux nécessaires pour entériner l’affaire ; il s’agit d’un processus qui durerait au bas mot 2, 3, 4 ans, peut-être même davantage. Plusieurs années durant lesquelles, rappelons-le encore une fois, un programme social ou écologique resterait totalement inenvisageable, les anciens traités continuant de s’appliquer jusqu’à l’arrivée des nouveaux.

Il faudrait ainsi qu’un gouvernement élu en 2022 demande à la population - folle d’espoir - qui viendrait de le porter au pouvoir, d’attendre patiemment 2025 ou 2026 pour voir mise en œuvre la première mesure concrète. C’est long. Voilà qui laisse ensuite peu de temps afin la fin du quinquennat. Voilà en revanche un scénario qui laisse toute latitude aux marchés pour nous attaquer dans l’intervalle, sans que nous ne puissions rien faire pour nous en prémunir. Les investisseurs quittent le pays ? Nous ne pouvons pas les en empêcher, article 63 du TFUE. Les marchés spéculent sur notre dette souveraine ? Notre Banque Centrale Nationale ne peut rien y faire, article 123 du TFUE. Ainsi, même dans le scénario déraisonnablement optimiste d’une Europe acquise à notre cause, nous condamnerions notre pays à plusieurs années d’inaction politique et de saccage financier. C’est une ligne absolument intenable.

Devant le constat d’un carcan européen inamovible, d’autres organisations, telles que La France Insoumise ou le Parti Communiste Français, prônent la désobéissance : ne respectons pas les traités, menons la politique que l’on souhaite, l’Europe dira bien ce qu’elle voudra. Il y a là une forme de pertinence : l’Europe, en effet, n’a aucun moyen d’action, aucun outil concret pour faire appliquer ses règles si nous nous y refusons. L’Union européenne n’a pas d’armée, elle n’a pas de police, elle n’a donc rien qui puisse réellement nous contraindre à appliquer son ordre néolibéral si nous ne le souhaitons plus.

Toutefois, et de manière paradoxale, c’est en réalité le cadre juridique national qui viendrait ici faire obstacle à cette stratégie de désobéissance unilatérale. En effet, le titre XV de la Constitution française mentionne désormais explicitement notre appartenance à l’Union européenne. Dès lors, désobéir aux traités, ça n’est pas uniquement violer le droit européen : c’est aussi fouler aux pieds notre propre Constitution nationale, avec des effets d’une toute autre nature. Ainsi, à la première mesure non-conforme aux traités - un droit de douane, un contrôle des capitaux, une réquisition de la Banque de France… -, tout opposant (et ils seront nombreux) se verra en droit de saisir le Conseil d’État pour faire invalider ces mesures. Et gagnera à coup sûr.

Le Frexit, en soi, n’est évidemment pas un projet politique : il est une condition – nécessaire mais non suffisante – à la mise en place d’un tel projet.

Un préalable absolument indispensable consiste donc à réécrire le titre XV de la Constitution française, afin d’y affirmer explicitement la primauté du droit national sur le droit européen (la hiérarchie étant aujourd’hui inverse). Suite à quoi nos mesures de désobéissance deviendront inattaquables au niveau national et pourront donc légalement s’appliquer. Cette modification constitutionnelle doit être actée au moyen d’un référendum immédiat, qu’il faudrait organiser dans la foulée des élections présidentielle et législatives. N’attendons surtout pas la fin des travaux (nécessairement pluriannuels) d’une assemblée constituante ou la tenue d’une réforme constitutionnelle plus globale, par ailleurs tout à fait nécessaire.

Tout cela implique bien entendu d’avoir sensibilisé en amont la population à la nécessité absolue de ce référendum d’urgence, et au fait qu’il conditionnera alors toute l’application ultérieure de notre programme politique (1) ⁠. Mais qu’on ne s’y trompe pas : une telle désobéissance ne serait ni plus ni moins qu’une sortie de l’Union d’européenne de facto . L’UE n’est rien d’autre qu’un ensemble de règles – traités, directives, règlements – et d’institutions – BCE, commission… Par conséquent, affirmer que l’on ne respectera plus aucune de ces règles, que l’on n’écoutera plus aucune de ces institutions revient de fait à prôner la sortie du cadre juridique européen, donc la sortie de l’Union européenne.

Ce Frexit de facto est d’ailleurs amplement préférable au Frexit de jure prôné par l’UPR. Celui-ci propose en effet de sortir de l’Union Européenne en utilisant la procédure prévue dans l’article 50 du TFUE ; ceci nous engagerait pour 2 ans de négociations cauchemardesques avec la Commission Européenne - nos amis britanniques en font actuellement les frais -, nous privant là-encore de tout moyen d’action et de défense pendant ces deux années. Ajoutons à cela que le Frexit, en soi, n’est évidemment pas un projet politique : il est uniquement la condition, nécessaire mais non suffisante, à la mise en place un tel projet. Sitôt cette étape initiale élaborée, il nous faut donc théoriser les suivantes et faire ce que l’on ne fait plus : concevoir un nouveau modèle de société, qui viserait à remplacer celui que nous subissons aujourd’hui, et décrire la démarche permettant d’y parvenir, étape par étape, en partant de la situation actuelle (2) . Cette démarche écologique et sociale, quels qu’en soient les singularités, ne peut démarrer autrement que par un Frexit. De fait.


(1) Collectif Chapitre 2 – Aurélien BERNIER, Morvan BUREL, Clément CAUDRON, Christophe VENTURA, Frédéric VIALE, La gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Éditions du Croquant, 180 p.

(2) Clément CAUDRON, Système contre Système – Feuille de route pour refaire le monde, Éditions Bookelis, 554 p.

Clément Caudron, auteur de « Système contre Système – Feuille de route pour refaire le monde  » (Bookelis, 2018), est également membre du collectif « Chapitre 2 ». En compagnie d’Aurélien Bernier, Morvan Burel, Christophe Ventura et Frédéric Viale, il a coécrit l’ouvrage « La gauche à l’épreuve de l’Union Européenne  », paru en févier 2019 aux Éditions du Croquant. Cette tribune n'engage que son auteur et n'a pas vocation à exprimer la ligne commune du Collectif Chapitre 2 sur la question européenne.

Crédits photo de Une : Pixnio - CC.

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