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En Belgique aussi, des médias sous influence

Par Julien Collinet

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En Belgique, aucun milliardaire n’est à la tête des principaux journaux francophones du pays. Pourtant, la majorité des titres de presse a tout autant tendance à se ranger du côté de l’ordre établi. Entre emprise de la publicité, précarisation de la profession de journaliste et logiques gestionnaires, tour d’horizon d’un secteur sous influence.

Mardi 20 novembre 2018, sur l’un des principaux points de blocage des Gilets Jaunes de Belgique. Au dépôt pétrolier de Feluy, une équipe de la RTBF, la télévision publique francophone, est chahutée. La scène suscite l’indignation de la profession, qui relaie massivement l’incident.

« Bien sûr, on ne cautionne pas, mais ce sont des décennies de condescendance de la presse envers les classes populaires qui ont éclaté au grand jour  », explique Alexandre Penasse, rédacteur en chef de Kairos , l’un des seuls acteurs à s’aventurer sur le terrain de la critique des médias. Comme en France, le peu de diversité des effectifs de la profession explique en partie cette défiance. Celle-ci est très peu représentative de la société. « Elle est majoritairement de sexe masculin, diplômée de l’université, très peu diversifiée du point de vue des origines  », peut-on lire dans une étude universitaire publiée en avril dernier. Seuls 35 % des postes sont occupés par des femmes. 93 % des journalistes détiennent un diplôme de l’enseignement supérieur, contre 34 % pour l’ensemble de la population wallonne. Lors des dernières élections législatives, 46 % des journalistes ont voté pour le parti Ecolo , qui ne réalisait pourtant qu’un score général de 8 % en Wallonie.

En France, on pointe régulièrement la mainmise des industriels sur les titres de presse. Ici, point de Patrick Drahi ou de Xavier Niel. La majorité des journaux francophones appartiennent à une poignée d’authentiques groupes de presse. IPM édite La Libre Belgique (historiquement de tendance catholique), le quotidien populaire La Dernière Heure , mais aussi Paris Match Belgique . Rossel (également propriétaire en France de la Voix du Nord , Le Courrier Picard ou l’Union ) possède le quotidien de référence Le Soir - de tendance centre-droit -, les titres régionaux de Sudpresse , qui peuvent se targuer d’être les plus lus dans le pays, ainsi que 50 % des parts du quotidien économique L’Echo . Enfin, le quotidien régional L’Avenir appartient à Publifin, une société intercommunale touchée par un vaste scandale politico-financier en 2017

« L’outil des plus fortunés »

Toutefois, le traitement général de l’actualité ne diffère guère de celui proposé par les grands titres français. « Ils nous donnent l'impression que l’on vit dans un monde sans conflit, sans lutte de classes. Dès qu’une voix discordante arrive, les fondements prolibéraux ressortent et cette parole est stigmatisée. Il suffit de voir comment le PTB (Parti du travail belge) est traité  », décrypte Alexandre Penasse. « C’est plus limpide en France, car les Arnaud Lagardère ou Bernard Arnault sont des personnages publics. Ici, nous avons plutôt des familles issues de la noblesse, qui ont tendance à faire le moins de bruit possible. Mais au final, le résultat est le même : un outil de propagande qui appartient aux plus fortunés  », poursuit le journaliste.

En effet, Rossel est aux mains de la famille Hurbain, forte d’un patrimoine de 170 millions d’euros. IPM appartient à la famille le Hodey et ses 35 millions d’euros. Dans les conseils d’administration de ces groupes ne siègent aucun représentant des rédactions ou des lecteurs, mais des membres de l’élite économique et financière.

Au Soir, on retrouve Arnaud Laviolette, directeur financier du géant automobile D’Ieteren et ancien membre du comité de direction de la banque ING, mais également Grégoire Dallemagne, PDG d’EDF-Luminus et administrateur d’Orange. La direction du journal est assurée par Bernard Marchant, ancien dirigeant des entreprises Bekaert et 9Telecom, mais également gendre de Patrick Hurbain, le propriétaire du journal. Situation similaire chez IPM, où se côtoient Alain Siaens, ancien patron de la banque d’affaires Degroof, Bruno Lesouëf, directeur des affaires publiques de Lagardère Active, ou les « serial entrepreneurs » Denis Steisel et Pierre Rion.

Des journaux dirigés par des gestionnaires

Comme dans de nombreux pays, les médias belges ont difficilement négocié le tournant numérique. Entre 2011 et 2016, le nombre de journaux quotidiens vendus est passé de 400 000 à 300 000 exemplaires par jour. Face à cette érosion, les médias ont été contraints de diversifier leurs sources de revenus, quitte à investir des secteurs parfois bien éloignés de leur mission première.

Rossel possède ainsi un site de rencontres, une plateforme dédiée à l’actualité de la marque Apple ou encore un service similaire à Airbnb. IPM, de son côté, a lancé des solutions de courtage en assurance ou en immobilier, des services de rédaction pour les entreprises et s’aventure même sur le terrain du pari sportif et hippique via Betfirst et Zeturf. Si bien que sur le site de la Dernière Heure, un onglet « Paris sportifs » apparaît au même niveau que les autres rubriques d’actualité, tandis que dans les colonnes du journal papier, les incitations à parier s’affichent de manière plus ou moins grossière.

La dépendance des journaux aux revenus publicitaires est également très forte. Les données les plus précises, recensées dans une étude universitaire de 2009 , révèlent que la publicité commerciale et les annonces ne représentent pas moins de 43 % des recettes de la presse quotidienne belge. Selon une journaliste du Soir, « le nombre de pages est modifié chaque jour selon les pubs vendues par la régie. On est parfois contraint de remplir le journal en urgence avec des articles sans grand intérêt  ». Un confrère glisse, lui, « qu’il est fortement déconseillé par les rédactions en chef de dire du mal dans nos articles d’un gros annonceur comme AB-InBev  », le premier groupe brassicole au monde.

De l’autre côté, les journaux dirigés par des individus issus du monde de l’entreprise et non de la presse n’hésitent pas à mettre en œuvre les préceptes de l’économie libérale en rationalisant les coûts, notamment humains. « Les journalistes sont de plus en plus sous pression, si bien que la profession fait partie du podium des plus exposées au burn-out  », s’alarme Martine Simonis, secrétaire générale de l’Association des journalistes professionnels.

« En plus des conditions de travail, il y a une vraie perte de sens, lorsqu’on n’a plus le temps de vérifier ses infos, de toujours faire au plus vite, de rédiger des articles “pute à clics”  », poursuit cette juriste spécialisée en droit social. Ainsi, certains journaux n’hésitent pas à flatter les plus bas instincts de leurs lecteurs, à l’image des choix de titres de Sudpresse, tels cette Une évoquant une « invasion de migrants sur les côtes belges », qui avait fait scandale en 2016, ou celle-ci, s’amusant d’une « pluie de gros seins » chez les candidates au concours Miss Belgique. Une stratégie à peine cachée par son directeur, Pierre Leerschool. « Mon meilleur score sur le site, ces derniers temps, c'est la vidéo d’un gosse tombé dans un trou en Espagne. C'est pas un journaliste, c'est une espèce de geek (sic) qui l’a repéré. Il vit la nuit, c’est ce genre de profil qui m’intéresse  », explique-t-il.

Les Unes des éditions régionales du groupe SudPresse versent régulièrement dans la provocation, quitte à s'attirer les foudres du Conseil de déontologie journalistique, l'organe d'autorégulation des médias belges.

Une profession précarisée

Au-delà de ces positionnements éditoriaux parfois douteux, auxquels les titres les plus prestigieux échappent pour l’instant, la profession souffre surtout d’une précarité grandissante, qui met directement en jeu la qualité de l’information. Les rédactions usent et abusent ainsi du statut d’indépendant. À la différence du modèle français, dans lequel le statut de pigiste, malgré sa précarité [ et le fait que de nombreux employeurs français recourent illégalement à des paiements sur facture ou en droits d’auteurs, NDLR ], permet d’obtenir des congés payés, des congés maladie ou de bénéficier d’allocations chômage, une grande part des journalistes belges n’ont d’autre choix que d’ouvrir leur auto-entreprise.

Chez Sudpresse, on compte ainsi 300 indépendants pour 140 journalistes salariés. Ces derniers étaient pourtant deux fois plus nombreux il y a dix ans. « On remplace les journalistes les plus âgés par des jeunes sous statut indépendant. Ça nous coûte jusqu’à 70 % en moins  », assume Pierre Leerschool.

Dans certaines rédactions comme à la Dernière heure (DH), l’intégralité des journalistes, responsables compris, exercent sous ce statut. Les rémunérations sont de surcroît extrêmement faibles : un article est payé 26,50 €, une brève 4 €. « Une situation proche de l’esclavage  », soupire cette ancienne journaliste de la DH, qui vivait à l’époque sous le seuil de pauvreté. Un de ses confrères raconte que lorsque ses articles, éclipsés par des contraintes d’actualité, n’étaient pas publiés, sa journée de travail n’était pas payée.

Cette précarité n’est pas sans conséquence sur la marge de manœuvre éditoriale des journalistes. « On n’a aucune garantie que le lendemain, on aura encore notre travail  », explique Jeanne, journaliste chez Rossel. « On nous fait comprendre, implicitement, mais aussi parfois de façon totalement assumée, que si on n’est pas content, on peut partir. La rédaction trouvera d’autres faux indépendants corvéables à merci. Cela instaure une peur dans l’inconscient et nous incite à nous tenir à carreau, à faire ce qu’on nous demande, même si c’est contre nos principes  ».

Crédits photo de Une : Julien Collinet.

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